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CHAPITRE II,

LA CERTITUDE.

SIer. Les perceptions et les conceptions sont des certitudes, les croyances seules n'en sont pas.

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Nous avons distingué la croyance d'avec la perception et d'avec la conception, qu'on réunit sous le titre de connaissance. L'objet de la perception, avons-nous dit, existerait alors même que l'esprit n'existerait pas; celui de la conception n'existe pas indépendamment de l'intelligence; celui de la croyance peut exister hors de la pensée et aussi n'avoir d'existence qu'en elle.

La distinction entre la connaissance et la croyance est importante; et la philosophie moderne n'y a pas fait assez d'attention, car on voit quelques auteurs de nos jours employer indifféremment les mots croire et connaître. La limite qui sépare la connaissance d'avec la croyance est celle qui distingue la certitude d'avec le doute et l'erreur. Il ne faut pas admettre que toutes les facultés intellectuelles soient susceptibles de douter et d'errer: parmi ces facultés les perceptions et les conceptions ne trompent jamais; elles engendrent la certitude, les croyances seules peuvent tromper. La solution du problème de la certitude est dans la distinction entre la perception qui saisit une réalité extérieure, la conception

qui affirme que son objet est renfermé dans la pensée, et la croyance dont l'objet peut être extérieur ou seulement intérieur. Nous avons montré que la perception des sens extérieurs ne nous trompe jamais, qu'il en est de même des perceptions de la conscience, de la mémoire et de l'intuition pure extérieure qui saisit les objets infinis. Ces perceptions peuvent être incomplètes, mais non pas trompeuses. Tromper, c'est mettre ce qui n'est pas à la place de ce qui est : comment la perception pourraitelle le faire? où les sens prendraient-ils autre chose que la réalité ? Comment la conscience forgerait-elle des fantômes pour les présenter à l'esprit? Les conceptions de la réminiscence et les conceptions idéales sont incomplètes, comme les perceptions, mais, pas plus que celles-ci, mensongères. Une réminiscence qui mettrait ce qui n'est pas à la place de ce qui est, ne serait plus une réminiscence, mais une supposition, une induction. La conception idéale n'ayant pas pour objet des réalités extérieures, ne peut être trouvée inexacte. Il n'y a que les croyances qui puissent être tantôt vraies, tantôt fausses, parce qu'elles s'adressent à un objet extérieur qui peut ne pas exister. La solidité que je suppose dans la planche jetée sur le précipice peut ne pas se trouver dans cette planche; le sentiment que je lis sur la figure d'un de mes semblables n'existe peut-être pas en ce moment dans son cœur ; la supériorité intellectuelle que je suis disposé à reconnaître dans le consentement général, ne lui appartient peut-être pas; l'induction, l'interprétation et la foi naturelle peuvent donc nous tromper.

La perception et la conception peuvent ignorer et non se tromper; l'ignorance est opposée à la connaissance; l'erreur est une croyance fausse qui s'oppose à la croyance vraie. En parcourant les différentes théories sur la certitude et l'erreur, nous aurons l'occasion de faire voir que la connaissance ou la certitude se pose et

ne se démontre pas, et que le philosophe a rempli sa tâche au sujet de la certitude, quand il a énuméré les facultés qui connaissent, en regard des facultés qui ne font que croire.

Les facultés qui peuvent nous tromper sont les seules qui engendrent le doute. En traitant de l'induction nous avons montré comment le doute nait des deux croyances inductives qui marchent en sens contraire, et comment il n'y a point de doute quand il n'y a qu'une croyance. Nous en pouvons dire autant de l'interprétation: quand tous les signes du visage d'un de nos semblables ont la même expression, nous ne doutons point de l'existence du sentiment qu'ils expriment, nous demeurons dans le doute; mais si le visage est partagé entre des expressions différentes, les perceptions et les conceptions n'engendrent pas de doute parce qu'elles n'admettent pas l'erreur.

§ 2. Toutes les erreurs viennent des croyances.

Pour montrer que toutes les erreurs viennent des croyances, nous allons passer en revue les sophismes et les paralogismes dont la liste a été dressée par les auteurs de la Logique de Port-Royal, et nous ferons voir qu'ils sortent tous des sources que nous indiquons. On sait que la différence entre le paralogisme et le sophisme, c'est que le premier est une erreur commise à notre insu, et le second une erreur simulée pour embarrasser nos adversaires; mais l'un et l'autre viennent des mêmes facultés intellectuelles.

La pétition de principe, dit Port-Royal, consiste à supposer pour vrai ce qui est en question. Aristote suppose que la nature des choses pesantes est de se diriger vers le centre du monde, et il croit prouver que la terre

occupe ce centre, parce que les choses pesantes tendent vers la terre. Mais pourquoi pose-t-il ce principe que les choses pesantes se dirigent vers le centre du monde? Précisément, parce qu'il les a vues se diriger vers la terre. Il est facile de voir que la supposition faite par Aristote ne vient point de la perception, mais d'une fausse induction prise de l'importance qu'il prête à la terre dans le système de l'univers.

Nous avons fait voir que la seule cause qui tombe sous notre perception est celle que nous sommes, celle que nous montre la conscience. Pour les autres causes, nous n'en parlons que par analogie, c'est-à-dire que par induction; l'erreur est donc possible en cette circonstance, et les paralogismes que l'on commet en ce qui touche les causes sont au nombre de trois 1. L'un consiste à prendre pour cause ce qui n'est pas cause, comme font les astrologues qui rapportent certains événements aux influences des astres; l'autre suppose que ce qui précède est la cause de ce qui suit, comme lorsqu'on s'est imaginé que l'étoile de Sirius ou de la canicule était la cause de la chaleur qu'on a appelée caniculaire; le troisième a lieu lorsqu'on prend pour cause ce qui n'est qu'un accident: « c'est une faiblesse et une injustice que l'on condamne souvent et que l'on évite peu, de juger des conseils par les événements, et de rendre coupables ceux qui ont pris une résolution, prudente selon les circonstances qu'ils pouvaient voir, de toutes les mauvaises suites qui en sont arrivées ou par un simple hasard, ou par la malice de ceux qui l'ont traversée, ou par quelques autres rencontres qu'il n'était pas possible de prévoir. Non-seulement les hommes aiment autant être heureux que sages, mais ils ne font pas de différence

1. Ce sont les paralogismes qu'on appelle non causa pro causa; post hoc, ergo propter hoc; fallacia accidentis.

entre heureux et sages, ni entre malheureux et coupables: cette distinction leur paraît trop subtile1. »

L'induction s'appuie sur l'expérience: plus celle-ci est multipliée, plus la première est sûre; mais, ainsi que nous l'avons montré en traitant de l'induction, elle est la mère des hypothèses, et comme disait Bacon, des conclusions anticipées. C'est à l'abus de l'induction, c'est-àdire à l'induction appuyée sur un trop petit nombre d'expériences ou sur des expériences trop légères qu'il faut rapporter le paralogisme qu'on appelle dans l'école le dénombrement imparfait, et le passage d'un genre à un autre3. « Les fausses inductions par lesquelles on tire des propositions générales de quelques expériences particulières sont une des plus communes sources des faux raisonnements des hommes. Il ne leur faut que trois ou quatre exemples, pour en former une maxime ou un lieu commun et pour s'en servir ensuite de principe pour décider toutes choses. Il y a beaucoup de maladies cachées aux plus habiles médecins, et souvent les remèdes ne réussissent pas : des esprits excessifs en concluent que l'a médecine est absolument inutile et que c'est un métier de charlatan. Il y a des femmes légères et déréglées cela suffit à des jaloux pour concevoir des soupçons injustes contre les plus honnêtes et à des écrivains licencieux pour les condamner toutes généralement. Il y a des choses obscures et cachées, et l'on se trompe quelquefois grossièrement: toutes choses sont obscures et incertaines, disent les anciens et les nouveaux Pyrrhoniens. » Juger du libre arbitre par une balance qui cède au plus fort des deux poids; emprunter, en parlant de l'âme, le langage qui conviendrait en par

1. L'Art de penser, IIIe partie, chap. XIX, 5o édit., p. 370. 2. Enumeratio imperfecta.

3. Argumentum a genere ad genus.

4. La Logique ou l'Art de penser, édit. citée, p. 369.

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