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CHAPITRE III.

DESCARTES ET LES CARTÉSIENS.

S 1er. Théorie de Descartes.

Platon et Aristote ont pour ainsi dire marqué les deux pôles de la philosophie, et depuis ces deux grands hommes, les écoles dogmatiques ont flotté de l'un à l'autre, celles-ci diminuant trop la part des sens extérieurs dans la formation de la connaissance et donnant aux choses abstraites une existence séparée des choses concrètes; celles-là rapportant aux sens l'origine de toutes les idées et regardant les réalités perçues par l'intelligence pure comme des abstractions et des généralisations prises des choses sensibles. D'un côté se range, dans l'antiquité, le néoplatonisme d'Alexandrie, de l'autre le stoïcisme et l'épicuréisme. Au moyen âge, la théorie réaliste de l'ancienne Académie est représentée par saint Anselme, Guillaume de Champeaux et saint Thomas; la doctrine qui regarde l'idée générale comme un nom et que Platon avait connue ainsi qu'on l'a vu plus haut, a pour représentants Roscelin et Guillaume d'Occam. Abélard reproduit une opinion mitoyenne, que Platon avait aussi mentionnée, et d'après laquelle l'idée générale ne répondrait à rien d'extérieur et ne serait qu'une conception. Le moyen âge n'a donc pas produit de théories

nouvelles sur les facultés de l'intelligence. Après Platon et Aristote, pour trouver des systèmes originaux et importants, il faut venir aux temps modernes. A cette époque, les philosophes qui inclinent vers Platon sont Descartes, Malebranche, Bossuet, Leibnitz et Fénelon; du côté d'Aristote se rangent Gassendi, Hobbes et Locke.

C'est par Descartes que recommence chez les modernes l'étude de l'esprit humain. Dans la langue de ce philosophe, le mot de pensée est l'expression générale qui désigne tous les actes de l'âme. « L'âme est une chose qui pense. Une chose qui pense est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. Les pensées se divisent en actions et passions. Les actions sont les volontés, dont les unes se terminent en l'âme même, comme lorsque nous voulons aimer Dieu, ou généralement appliquer notre pensée à quelque objet qui n'est point matériel, et dont les autres se terminent en notre corps, comme lorsque de cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se remuent et que nous marchons. Les passions sont les perceptions ou connaissances, qui se divisent en deux espèces. Les unes ont l'âme pour cause, comme l'imagination des choses qui n'existent pas, d'un palais enchanté, d'une chimère, la perception de ce qui est purement intelligible, par exemple, de notre propre nature; et on appelle quelquefois ces perceptions des actions. » C'est ainsi que Platon disait que dans les perceptions de ce genre l'âme agit par elle-même1. « Les autres perceptions, poursuit Descartes, sont causées par le corps et sont dues soit aux mouvements des esprits animaux, comme les rêveries et les songes, soit aux mouvements

1. Αὐτὴ καθ ̓ αὑτήν.

des nerfs, comme: 1° les perceptions du son, de la lumière, etc., que nous rapportons aux objets extérieurs; 2o la faim, la soif, la douleur, que nous attribuons à notre corps; 3o la colère, la haine, l'amour, que nous rapportons à notre âme. Ce sont ces derniers sentiments que l'on appelle plus particulièrement les passions1. Descartes suit encore ici la ligne tracée par Platon; les actes qu'il attribue au corps sont les mêmes comprenait sous le nom de sensations.

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que Platon

Nous avons déjà eu l'occasion de nous étonner que Descartes, comme Platon, ait confondu dans la même classse des connaissances telles que la perception du son, de la lumière, etc., et des phénomènes qui dépendent des inclinations, tels que la douleur, la colère, la haine et l'amour. Nous avons regretté aussi que l'un et l'autre aient refusé de comprendre les sens extérieurs parmi les sources de nos connaissances. Descartes dit en effet : << Rien ne peut venir des objets extérieurs jusqu'à notre âme par l'entremise des sens que quelques mouvements corporels; mais ni ces mouvements mêmes, ni les figures qui en proviennent ne sont point conçus par nous tels qu'ils sont dans les organes des sens; d'où il suit que même les idées du mouvement et des figures sont naturellement en nous; et à plus forte raison les idées de la douleur, des couleurs, des sons et de toutes les choses semblables nous doivent-elles être naturelles, afin que notre esprit, à l'occasion de certains mouvements corporels avec lesquels elles n'ont aucune ressemblance, se les puisse représenter2. » Nous avons déjà fait voir que cette théorie conduit à la négation de l'existence des corps3.

Descartes ne reconnaît qu'une seule faculté intellectuelle, qu'il appelle de noms divers, suivant ses diverses

1. OEuvres philosophiques, édit. Ad. G., introd., p. ci et suiv. 2. lbid., t. IV, p. 86.

3. Voy. plus haut, i. VI, c. Iv, § 4.

applications. Les mouvements des sens se transmettent à une partie du cerveau qu'il nomme sensus communis ou sensorium commune. Ces mouvements et les figures qui en proviennent sont transmis du sensus communis à une autre partie du cerveau qu'il appelle la fantaisie ou l'imagination. « La faculté par laquelle nous connaissons, à proprement parler, est purement spirituelle. Si elle s'applique à l'imagination et au sensus communis, on dit qu'elle voit et touche; si elle s'applique à l'imagination seule, on dit qu'elle se souvient; si elle s'applique à l'imagination pour former de nouvelles figures, on dit qu'elle imagine; si enfin elle agit par elle-même, on dit qu'elle connaît, intelligit. Ainsi la même faculté, selon ses diverses fonctions, est appelée ou entendement pur, intellectus purus, ou imagination, ou souvenir, ou sens'.» En traitant de la méthode psychologique, nous avons donné les raisons qui s'opposent à ce qu'on ne reconnaisse qu'une faculté intellectuelle.

Suivant Descartes, lorsque la faculté de connaître s'applique au sensus communis, elle produit des idées adventices telles que celles du bruit, de la lumière, de la chaleur; lorsqu'elle s'applique à l'imagination ou fantaisie, pour former des images nouvelles, elle fait naître des idées factices, telles que celles de la sirène, de l'hippogriffe, etc.; enfin lorsqu'elle agit seule sans le secours du sensus communis ni de l'imagination, elle met aujour les idées innées. Voici comment il explique son sentiment sur ces dernières : « Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous ou qu'elle est naturellement empreinte dans nos âmes, je n'entends pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n'y en aurait aucune; mais j'entends seulement que nous avons en

1. OEuvres philosophiques, édit. Ad. G., t. III, p. 95-98. 2. Ibid, introduct., p. cx, et t. I, p. 116.

nous-mêmes la faculté de la produire. Je n'ai jamais écrit ou jugé que l'esprit eût besoin d'idées innées qui fussent quelque chose de différent de la faculté de penser. Mais comme je remarquais qu'il y avait en moi certaines pensées qui ne provenaient pas des objets extérieurs, comme les idées adventices, ni de la détermination de ma volonté, comme les idées factices, mais de la seule faculté de penser qui est en moi, pour distinguer les idées ou notions qui sont les formes de ces pensées d'avec les idées adventices ou factices, je les ai appelées innées dans le sens où nous disons que la générosité est innée à certaines familles, et à certaines autres telles maladies, comme la goutte ou la pierre, non pas que les enfants de ces familles souffrent de ces maladies dans le sein de leur mère, mais parce qu'ils naissent avec une certaine disposition ou faculté de les contracter 1. » Ainsi Descartes n'entend point les idées innées au sens où Platon disait que certaines connaissances résident en nous, faites de toutes pièces; que l'âme les a autrefois acquises avant d'être jointe au corps ; qu'elles y sont comme endormies et qu'il suffit de bien interroger un homme pour réveiller en lui le souvenir de ces notions. Descartes veut parler d'une faculté naturelle de former certaines idées ou d'acquérir certaines notions sans le secours des sens ni de l'imagination sensitive.

Les idées innées prises en cette acception sont : 1o l'idée que j'ai de moi-même en tant que je suis une chose qui pense; 2° l'idée de la substance en général, et en particulier de celle des corps; 3° l'idée de l'infini ou de Dieu; 4° l'idée des définitions géométriques, car, dit Descartes, s'il y a des figures régulières dans la nature, elles sont trop petites pour affecter les sens; 5° les

1. OEuvres philosophiques, édit. Ad. G., t. II, p. 104, et t. IV,

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