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que l'idée de certaines couleurs idéales, l'idée de la perfection, et ce qu'il appelle la relation des idées, c'est-àdire les propositions de géométrie, d'algèbre et d'arithmétique qui se découvrant, dit-il, par de simples opérations de la pensée, ne dépendent en rien des choses qui existent dans l'univers et sont d'éternelles vérités1. La doctrine sensualiste, qui périrait déjà par l'erreur qu'elle renferme, périt donc plus encore par les inconséquences de ses plus habiles défenseurs.

1. Voy. plus haut, t. II, liv. VII, chap. 1, § 1.

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CHAPITRE V.

SYSTÈME DE KANT.

§ 1er. Conceptualisme.

Les contradictions que nous avons signalées dans les écrits de David Hume ne furent pas remarquées. On demeura frappé seulement de la vive clarté avec laquelle il avait démontré que certaines idées ne peuvent sortir ni de la sensation, ni de la réflexion. Il avait conclu que ces idées ne sont que des noms vides de sens, et qu'il faut les bannir du langage. Ce nominalisme nouveau ne pouvait pas plus triompher que celui de l'antiquité et du moyen âge, pour les raisons que nous avons plusieurs fois indiquées. Un philosophe de Koenigsberg, que l'éloquence d'un de nos maîtres 2 a rendu célèbre et presque populaire en France, malgré l'obscurité de la pensée et l'affectation du langage, Kant, ne put consentir à ne voir que des mots dans les idées d'espace, de temps, de cause, de substance, etc. Il ne crut cependant pas devoir faire signifier à ces termes des objets extérieurs à l'esprit, et instituer ainsi un nouveau genre de réalisme fort légi

1. Voy. plus haut, t. I, liv. VI, chap. 11, § 4, et t. III, même livre, chap. I, § 5.

2. M. Victor Cousin.

time; il pensa que ces mots expriment de pures conceptions de l'intelligence, sans réalité extérieure, n'ayant d'existence que dans l'esprit et produisit un nouveau conceptualisme, qui ne pouvait avoir plus de succès que l'ancien1, puisqu'il éliminait du nombre des réalités extérieures non plus seulement les genres ou les qualités générales, mais l'espace, le temps, la substance et la cause.

§ 2. Les connaissances a posteriori et les connaissances

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a priori.

Kant commence par distinguer des connaissances qui nous viennent de l'expérience, et d'autres qui, bien que provoquées par l'expérience, n'en sont cependant pas dérivées. Il a été précédé dans cette voie par Platon, Descartes et Leibniz. Ce dernier s'est servi, comme le fait Kant, des mots a posteriori et a priori pour exprimer les connaissances de l'expérience et celles qui ont une autre origine". « Les connaissances a priori, dit le philosophe de Koenigsberg, sont nécessaires et universelles; nécessaires, en ce sens que leur contraire implique contradiction; universelles, en cet autre sens que tous les hommes les professent d'une manière uniforme. Toute connaissance nécessaire est universelle; toute connaissance universelle est nécessaire. C'est à ce double titre que les connaissances a priori se distinguent des connaissances a posteriori ou de l'expérience, lesquelles ne sont ni nécessaires ni universelles, puisque leur contraire n'implique pas contradiction, et que, dans ce dernier

1. Même liv., chap. 1, § 5.

2. Voy. plus haut, t. I, liv. VI, chap. 1, § 4.

3. Critique de la raison pure, 7e édit., Leipsick 1828 (en allemand), p. 2.

4. Voy. plus haut, t. III, même liv., chap. 1, § 7, et Leibniz, Nouveaux Essais, liv. IV, chap. x, § 2.

genre, chacun a des connaissances différentes1. » Nous montrerons tout à l'heure que Kant n'a pas saisi le véritable caractère des connaissances nécessaires.

§ 3. Jugements analytiques et jugements synthétiques.

Pour mieux faire comprendre la distinction des connaissances a priori et des connaissances a posteriori, Kant divise les jugements en deux classes. Dans la première il place les jugements où l'attribut n'ajoute rien à l'idée exprimée par le sujet, et qui sont tous, dit-il, a priori. Ce sont les propositions que Leibniz appelle identiques, comme par exemple celle-ci : Tout corps est étendu. Kant les nomme jugements analytiques ou explicatifs, parce que l'attribut ne fait ici que décomposer ou expliquer l'idée exprimée par le sujet. Dans la seconde classe, il range les jugements où l'attribut ajoute quelque chose à l'idée du sujet, et qui peuvent être a priori ou a posteriori, comme ces propositions: Le corps est pesant, 7+5=12, tout ce qui arrive a sa cause, etc. Il appelle ces propositions les jugements synthétiques ou extensifs, par opposition aux jugements analytiques 2. Le terme extensif n'est pas bien choisi, parce que l'attribut qui ajoute quelque chose au sujet n'en augmente pas l'extension, mais la compréhension. Le nom de synthèse est consacré depuis longtemps à la recomposition des objets précédemment analysés, recomposition qui a lieu seulement dans l'enseignement, c'est-à-dire dans la transmission de la vérité. C'est un vice dans le langage des sciences que le même terme ait deux sens différents.

1. Critique de la raison pure, édit. citée, p. 4.

2. Ibid., p. 8-11.

3. Voy. plus haut, t. I, liv. VI, chap. 1, § 2.

4. Voy. Descartes, Essai de synthèse, ou les Méditations mises dans l'ordre synthétique, la Logique de Port-Royal, et plus haut, t. III, liv. X, chap. II, § 3.

Kant pose en fait que tous les jugements qu'il appelle analytiques ou explicatifs sont a priori, ou en d'autres termes, qu'ils ne viennent pas de l'expérience. « La proposition : Tout corps est étendu, est, dit-il, une proposition a priori et non un jugement de l'expérience; car, avant de m'adresser à l'expérience, j'ai déjà toutes les conditions de mon jugement dans la conception de corps; il ne me reste plus qu'à tirer de cette conception l'attribut qu'elle renferme, et à remarquer la nécessité de ce jugement, en vertu du principe de contradiction, nécessité que l'expérience ne m'apprendra jamais1.

En exposant la théorie intellectuelle de Leibniz, nous avons critiqué le prétendu caractère de nécessité qu'il attribuait aux propositions identiques2 : nous adresserons la même critique aux jugements analytiques de Kant. La proposition : Tout corps est étendu, est purement expérimentale. En effet, si cette proposition veut dire que ce qui résiste est étendu, elle ne dépasse par les bornes de l'expérience; et si le mot corps signifie l'étendue, la proposition revient à ces termes : Toute étendue est étendue; l'attribut ne fait que répéter le sujet. La nécessité où nous sommes de ne pas nous contredire, si nous voulons nous entendre avec nous-mêmes et avec les autres, ne peut être considérée comme dépassant les bornes de l'expérience; car c'est l'observation qui nous apprend que l'on n'est pas compris, quand on se contredit. Si donc le philosophe de Koenigsberg entend par connaissance nécessaire, non pas celle dont l'objet est nécessaire, absolu, infini, ainsi que l'entendait Descartes3, mais celle qui se fonde uniquement sur le principe de contradiction, il n'a pas renfermé dans renfermé dans sa théorie les véritables connaissances nécessaires; il a pris pour

1. Critique de la raison pure, édit. citée, p. 9.
2. Voy. plus haut, t. III, même liv., chap III, § 3.
3. Voy. plus haut, t. II, liv. VI, chap. v, § 1.

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