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sens, qu'à propos de ces deux dernières notions, on découvre qu'il y a une substance active et éternelle, découverte qui ne peut être déduite, ni induite de celles qui la précèdent dans l'esprit et qui sont l'occasion de son apparition et non le principe d'où elle découle comme une conséquence.

Ces trois idées ne sont pour Kant que des conceptions pures, sans objet extérieur, qu'il appelle paralogisme, antinomie et idéal. Nous ne répétons pas les raisons par lesquelles nous avons défendu contre lui la réalité de l'être pensant, un et identique, ainsi que de la substance active, sans commencement et sans fin. Ces pures conceptions, selon Kant, n'ont d'autre utilité que de donner à notre esprit une méthode de recherche ou une excitation vers un but qui nous échappe sans cesse. Par l'idée de l'unité du moi, nous rattachons tous les phénomènes intérieurs à un seul être, qui est l'âme, comme si nous en apercevions réellement l'unité; par l'idée de la cause absolue et de l'être des êtres, nous cherchons dans le monde une harmonie, une unité, que la science vient confirmer quelquefois, mais qui dépasse de beaucoup les enseignements de l'observation. L'avantage de la philosophie transcendantale, c'est de démontrer que si nous ne pouvons établir par des raisons théoriques l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, il est également impossible d'établir la thèse contraire par des raisons spéculatives, de sorte que les raisons pratiques ou morales conservent toute leur force.

Quant à ces raisons morales, auxquelles le philosophe allemand attribue le pouvoir de changer nos conceptions purement idéales en des croyances positives à l'existence de Dieu et à la vie future, sans nier leur mérite, nous ne leur avons pas reconnu celui-là, et nous n'avons pas accordé que sans elles nous eussions été réduits à une pure conception idéale sur l'existence de l'âme,

la cause du monde et le principe éternel de tous les

êtres.

$ 25. De ce qu'on entend par idéalisme.

On a souvent prononcé le nom d'idéalisme à propos de la doctrine de Kant; nous devons donner sur ce terme quelques explications. Le mot d'idéalisme a reçu autant d'acceptions différentes que le mot d'idée qui l'engendre. Les termes grecs dont nous avons fait le mot idée1 signifiaient les choses simples et générales. L'école d'Élée, qui porta la première son attention sur les notions générales, ne vit en elles, comme dans toutes les notions de l'esprit humain, excepté celle de l'unité, que des pensées pures sans réalité extérieure. On pourrait dire, dans le langage de Kant, que l'école d'Élée professait un idéalisme subjectif. Platon considéra les choses générales comme des réalités, qui existent hors de l'esprit et des objets particuliers. L'idéalisme de Platon est donc trèsdifférent de celui de l'école d'Élée: on peut l'appeler un idéalisme réaliste ou objectif. Une fausse interprétation de quelques mots d'Aristote fit naître une autre sorte d'idéalisme. Nous avons dit que, suivant le maître du Lycée, la sensation ne reçoit pas le fond de l'objet sensible, mais la forme seulement, et que les scolastiques avaient induit de là que l'esprit ne perçoit pas les objets sensibles, mais des représentations, des images", intermédiaires entre l'esprit et les objets". Si l'on veut donner le nom d'idéalisme à cette théorie des idées-images, représentations des objets sensibles, ce ne sera plus l'idéa

1. Εἶδος, ἰδέα.

2. Voy. plus haut, t. III, même livre, ch. 1, § 3. 3. Τὸ εἶδος.

4. Elon, species, espèces.

5. Voy. plus haut, t. II, 1. VI, ch. iv, § 4.

lisme subjectif des Éléates, qui regardaient toute pensée comme un phénomène purement intérieur, excepté celle de l'unité; ce ne sera pas l'idéalisme objectif de Platon, qui ne donnait de véritable réalité qu'aux genres et aux espèces; ce sera un autre idéalisme objectif, réalisant non plus les genres et les espèces, mais des êtres particuliers qui s'interposeront entre l'âme et les corps. Malebranche professe un idéalisme encore différent; il entend par idée l'acte de l'esprit de Dieu lui-même, acte que nous voyons en Dieu quand nous croyons percevoir les corps ou que nous concevons les vérités nécessaires 1. Berkeley fait une distinction: l'idée que nous avons de l'âme et celle que nous avons de Dieu répondent à des réalités extérieures, mais l'idée des corps est purement subjective, et c'est Dieu qui la suscite en nous les corps n'existent pas. L'idéalisme de Berkeley est donc subjectif, mais partiel, et ne concerne que l'idée des corps. David Hume efface la distinction de Berkeley. Pour lui, toutes les idées sont subjectives, sans réalité extérieure, même l'idée de Dieu et l'idée de l'âme. Il supprime l'exception des Éléates en faveur de l'idée de l'unité: l'idéalisme de Hume est subjectif, ou plutôt, comme il n'existe pour lui ni corps, ni Dieu, ni âme, l'idée est la seule réalité, et l'idéalisme de Hume est réaliste, mais dans un autre sens que celui de Platon Ce dernier entendait, en effet, par idée un genre, une espèce réelle qui se communiquait aux réalités particulières et qui était pour l'esprit un objet de connaissance : il n'y a pas lieu pour David Hume à distinguer dans l'idée le sujet et l'objet; l'idée existe seule. Kant adopte l'idéalisme de Hume dans la théorie de la raison spéculative; mais il croit pouvoir en sortir par la théorie de la raison pra

1. Voy. plus haut, t. II. 1. VII, ch. $2.

2. Ibid., t. II, 1. VI, ch. Iv, § 8.

3. Ibid., t. II, ibid., § 9.

tique, en supposant que l'idée de bien moral ou de devoir a seule la puissance de nous faire croire à une réalité objective. On voit donc les différentes acceptions du mot idéalisme et les diverses fortunes de ce qu'on appelle les idées. L'idée de l'école d'Élée est un phénomène purement interne, sans modèle extérieur, excepté pour l'idée de l'unité. L'idée de Platon est une réalité extérieure qui se communique aux êtres particuliers, pour leur donner l'existence. L'idée des scolastiques est une image représentative des corps; elle existe entre les objets et l'esprit. L'idée de Malebranche est un acte de l'esprit divin que nous contemplons en Dieu. L'idée de Berkeley est un phénomène de l'âme, dont Dieu est la cause. L'idée de David Hume est la seule réalité, elle existe sans Dieu, sans nature et même sans une âme qui la contienne. Kant n'est sorti de cet idéalisme qu'en admettant que la sensation nous fait saisir le monde matériel, et que la raison pratique nous met à même de croire au monde intellectuel et au monde divin. Les successeurs de Kant en Allemagne n'ont eu qu'à rétablir l'ancienne défiance de la philosophie contre la sensation, et à ne pas tenir compte des inductions morales de Kant, pour rétablir l'idéalisme dans toute son intégrité, et avancer que l'idée seule crée toutes les prétendues réalités extérieures, et qu'il n'y a rien de réel au monde que l'idée. David Hume l'avait déjà dit, avant l'Allemagne, avec plus de concision et plus de clarté.

1

"

CHAPITRE VI.

RÉCAPITULATION.

§ 1er. La distinction des sens et de la raison et les divisions de la raison.

2

Si nous embrassons rapidement d'un seul coup d'œil les théories sur l'intelligence que nous venons de passer en revue, nous apercevons que, dès la naissance de la philosophie, on distingue de la faculté sensitive' une faculté supérieure que, dans notre langue, nous appelons l'intelligence, l'entendement, la raison. Nous avons fait voir que cette division, qu'on appliquait aussi à toutes les facultés de l'âme, ne comprenait légitimement ni la faculté motrice, ni les inclinations, ni la volonté libre. Envisagée comme classification des facultés intellectuelles seulement, elle est sujette à plusieurs reproches. La raison, pour Socrate, est l'ensemble des actes de la conscience, de la mémoire et de la prévision de l'avenir; elle contient donc plusieurs facultés confondues ensemble. Platon y marque certaines divisions; il y distingue une conception ou réminiscence, une croyance une conception idéale et

1. Aionos, sensus.

2. Διάνοια, λόγος, νοῦς, mens, ratio.

3. Εἰκασία, φαντασία.

4. Πίστις, δόξα.

5. Διάνοια.

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