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et que le pilote, le général, le médecin, le vigneron, le joueur de lyre rencontrent cette réalité, chacun en ce qui lui est propre. Il a raison de remarquer que si tout cédait à un écoulement perpétuel, la sensation ellemême n'existerait pas, et il aurait dû se rappeler cette remarque, lorsqu'à son tour il nia la connaissance des choses sensibles, à cause de leur prétendue mobilité1.

La secte de Mégare renchérit encore sur celle des sophistes, en entassant des difficultés faites à plaisir. Pour qu'une chose puisse s'affirmer d'une autre, disait Stilpon, l'un des derniers disciples de cette école, il faut que l'une et l'autre soient de la même nature. On ne pourra dire; l'homme est bon, que si l'homme et le bon sont la même chose, car autrement, comment pourra-t-on affirmer l'un de l'autre? mais si l'homme et le bon sont la même chose, on ne pourra pas dire d'un remède qu'il est bon. Ce sophisme tient à l'opinion qu'une partie de l'antiquité se formait sur la nature des genres, ou de ce que nous appelons aujourd'hui les qualités générales. On considérait un genre ou une qualité générale comme un être réel, qui existait en dehors de l'esprit et des objets singuliers; on était donc embarrassé de savoir comment les individus pouvaient participer à ce genre, ou comment ce genre pouvait se partager entre les individus, sans se détruire ou se diminuer, etc. Un genre n'est aujourd'hui pour nous qu'une qualité commune à plusieurs objets. La bonté de l'homme n'exclut pas la bonté du remède. Quant à cette assertion, qu'on doit affirmer une chose d'une autre seulement lorsqu'elles sont de la même nature, elle revient à dire qu'on ne peut affirmer que le même du même, c'est-à-dire que toute pro

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1. Voy. plus loin, livre XI, chap. 1.

2. Diogène de Laërte, liv. II, s. 119.

3. Voy. plus loin la théorie de Platon sur les genres, liv. XI, chap. I.

position est une tautologie. Or, toute véritable proposition, c'est-à-dire toute proposition où l'attribut ne répète pas le sujet, affirme d'une chose autre chose qu'elle-même, comme qu'elle est dans un certain temps ou dans un certain lieu; que telle résistance est jointe à telle forme, tel effet à telle cause, etc. L'école de Mégare s'amusait encore à poser des énigmes sans solution, comme le sophisme du Crétois ou du menteur un Crétois dit que les Crétois sont menteurs; mais comme il est Crétois, il ment; donc les Crétois ne sont pas menteurs. Mais s'ils ne sont pas menteurs, il ne ment pas donc les Crétois sont menteurs, etc., et l'on roule ainsi dans le même cercle. Stilpon disait aussi qu'il y avait des questions auxquelles on ne pouvait faire une réponse ni affirmative, ni négative. Par exemple, si l'on demande à un innocent: As-tu bientôt fini d'assassiner ton père? Il ne peut répondre ni oui ni non, car s'il dit non, il avoue qu'il est en train de commettre le meurtre, et s'il dit oui, il annonce qu'il l'a achevé. Mais on se tire de ces labyrinthes par une distinction. Le Crétois dont il s'agit est menteur, mais peut dire la vérité quelquefois, et il l'a dite, en disant que les Crétois sont menteurs. A la seconde difficulté on répond: Je n'assassine point, par conséquent je n'ai ni fini ni commencé. On se propose par ces difficultés, de prouver que l'esprit humain se contredit, et qu'il ne saisit pas la vérité; mais d'abord on peut sortir de ces difficultés, et ensuite, quand même elles seraient insolubles, de ce qu'on n'apercevrait pas la vérité sur quelques points obscurs, il n'en résulterait pas qu'on dût rejeter celle qu'on aperçoit ailleurs. Comme le dit Bayle sur Stilpon : « Les subtilités les plus fatigantes ne peuvent rien contre les notions communes, et lors même qu'on n'est pas capable de les résoudre, on a droit de s'en moquer.

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$ 8. Le pyrrhonisme.

Pyrrhon a recueilli toutes les objections de ses prédécesseurs contre la connaissance, il y en a joint quelquesunes et les a réunies sous dix chefs principaux qu'il a appelés les dix motifs de doute1. 1o Les animaux sont conformés autrement que les hommes et ils doivent avoir des sensations différentes. 2o Les hommes diffèrent entre eux : la sensation de l'un ne doit pas être celle de l'autre. 3o Dans chaque individu les sens sont réciproquement en désaccord le baume qui est agréable à l'odorat est désagréable au goût. 4° Les circonstances modifient les jugements du même homme : l'état de veille ou l'état de sommeil, les différents âges, le repos ou le mouvement, la faim ou la satiété, la sobriété ou l'intempérance, la haine ou l'amour, la confiance ou la crainte, la tristesse ou la joie, tout cela influe sur la nature de nos perceptions. 5o La position, le lieu, la distance changent encore nos jugements. 6° L'objet extérieur est modifié par l'état de notre organe : la bile mêlée aux humeurs de l'œil nous fait apercevoir sa couleur sur tous les objets qui nous environnent. 7° Nos sens ne peuvent démêler les éléments des objets composés : un médicament formé de plusieurs plantes ne nous donne qu'une seule sensation. 8° Tous les objets sont relatifs, rien n'est absolu : le grand, le petit, le nombre changent suivant le point d'où on les considère. 9° La répétition ou la rareté d'un spectacle modifient l'impression qu'il produit sur nous les comètes ne sont redoutées que parce qu'elles apparaissent rarement à nos yeux. 10° Enfin, les jugements sur les mœurs varient suivant les lois, les coutumes et les préjugés 2.

1. Quelques-uns attribuent cette liste à Timon.

2. Bruckeri, His. crit. philos., Lips. 1742, t. I, p. 1334.

De ces objections les unes portent sur la perception elle-même, les autres sur les émotions qui l'accompagnent. Nous avons déjà tenu compte des premières, parmi lesquelles nous en avons trouvé de justes qui nous ont servi à tracer les limites et les lois de la perception des sens. Nous avons établi que cette perception ne nous fait connaître que le rapport des objets extérieurs et des organes, qui sont aussi des objets extérieurs, et qu'ainsi la perception est sincère, lorsque la même eau, par exemple, est perçue chaude par une main et froide par l'autre, si ces deux organes ont une température différente. Nous ne ferons donc pas difficulté d'admettre que les sensations des animaux peuvent différer des sensations humaines et que celle des hommes peuvent être différentes les unes des autres. Nous accordons que l'on ne peut saisir les qualités absolues des objets, mais seulement les qualités modifiées par les instruments de nos sens. Il suffit à ce que nous appelons la perception que chacun de nous soit averti de la présence des objets extérieurs, c'est-à-dire distingue les objets qu'il perçoit d'avec les objets qu'il conçoit, et que de plus il établisse entre les objets des différences de degrés par les impressions qu'il en éprouve. Le prétendu désaccord des sens dans le même individu n'existe pas, car les sens différents ne montrent pas le même objet. Dans le baume il y a une odeur et une saveur : la première est agréable à l'odorat, la seconde est désagréable au goût; ce n'est pas le même objet qui plaît à l'un et déplaît à l'autre. Les circonstances qui modifient l'organe, telles que le sommeil, l'âge, la maladie, la bile, le mouvement, etc., modifient nécessairement la perception; mais l'homme ne sera jamais trompé, s'il tient compte de l'instrument du sens et se rappelle que la perception n'atteste qu'un rapport entre l'organe et l'objet extérieur. Quant au vice de nos jugements causé par la distance, par le

mélange des éléments, il faut se rappeler que la portée des sens est limitée; ils ne perçoivent ni ce qui est trop petit, ni ce qui est trop éloigné, ni les éléments qui, mêlés ensemble, s'affaiblissent ou se neutralisent les uns les autres; mais ce défaut est une ignorance, ce n'est pas une erreur. Il ne faut pas davantage reprocher à nos sens de ne nous montrer que des rapports là où les choses ne sont que relatives. Comment nous feraient-ils voir, par exemple, une grandeur absolue, puisqu'il n'y en a pas dans la nature; puisque la grandeur n'est qu'un rapport et que l'objet grand mis en relation avec un autre terme de comparaison devient petit. Il est trèsvrai que la fréquence ou la rareté d'un spectacle modifie l'émotion qu'il nous cause; que les passions du corps, telles que la faim, la soif, etc., celles de l'âme, telles que la joie, la tristesse, la haine, l'amour, etc., augmentent ou diminuent le plaisir ou le déplaisir que nous cansent les objets; c'est la marche naturelle de nos inclinations; mais cela ne change point la perception proprement dite. Qu'à la vue du coucher du soleil nous éprouvions la joie ou la tristesse, ou demeurions dans l'indifférence, nous n'apercevrons pas moins le globe enflammé qui descend peu peu sous l'horizon et les teintes de pourpre dont les nuages se décorent. La passion peut quelquefois diminuer nos perceptions ou nos conceptions; mais dans ce cas elle produit en nous l'ignorance et non pas l'erreur. Il n'y a que nos croyances qui, sous l'empire de la passion, puissent nous tromper. L'amour, la haine, le désir agissent sur notre induction et sur notre interprétation, comme nous l'avons déjà dit. Dans l'objet que nous aimons ou haïssons, nous supposons plus de vertus ou de vices qu'il ne s'y en trouve. Les pyrrhoniens servent la philosophie quand ils nous avertissent de nous défier de nos croyances; mais ils la trahissent quand ils veulent étendre aux perceptions et aux concep

à

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