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(XLVI.) DON QUICHOTTE.

DON QUICHOTTE aperçut trente ou quarante moulins-àvent, et regardant son écuyer: Ami, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Vois-tu là-bas ces géans terribles? Ils sont plus de trente; n'importe, je vais attaquer ces fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir.-Quels géans? répondit Sancho.-Ceux que tu vois avec de grands bras qui ont peut-être deux lieues de long.-Mais, monsieur, prenez-y-garde; ce sont des moulins à vent; et ce qui vous semble des bras, n'est-autre chose que leurs ailes.— Ah! mon pauvre ami, on voit bien que tu n'es pas encore expert en aventures. Ce sont des géans, je m'y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en prière, tandis que j'entreprendrai cet inégal et dangereux combat.-En disant ces paroles [il piqua des deux], sans écouter le pauvre Sancho, qui [se tuait de lui crier] que ce n'étaient point des géans, mais des moulins, et sans se désabuser cavantage, à mesure qu'il en approchait. Attendez-moi, disait-il, attendez-moi lâches brigands un seul chevalier vous attaque. A l'instant même un peu de vent s'éleva, et les ailes se mirent à tourner. Oh! vous avez beau faire, ajouta Don Quichotte; quand vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous n'en seriez pas moins punis. Il dit, embrasse son écu, et en se recommandant à Dulcinée, tombe, la lance en arrêt, sur l'aile du prèmier moulin, qui l'enlève lui et son cheval et les jette à vingt pas l'un de l'autre. Sancho se pressait d'accourir au plus grand trot de son âne. Il eut bien de la peine à relever son maître, tant la chûte avait été lourde. Eh! Dieu me soit en aide, dit-il, je vous crie depuis une heure que ce sont des moulins à vent. Il faut en avoir d'autres dans la

tête pour ne pas le voir tout de suite. - Paix! paix! répondit le héros; c'est dans le métier de la guerre que

l'on se voit le plus dépendant des caprices de la fortune, surtout lorsqu'on a pour ennemi ce redoutable enchanteur Freston, déjà voleur de ma bibliothéque je vois bien ce qu'il vient de faire, il a changé les géans en moulins, pour me dérober la gloire de les vaincre. Patience! il faudra bien à la fin que mon épée triomphe de sa malice!

ieu le veuille! répondit Sancho en le remettant debout, et courant en faire autant à Rosinante, dont l'épaule était à demi déboitée.

(XLVII.)-LE RETOUR D'UN ARTiste.

PAR une belle journée d'octobre de l'année 1498, des curieux, des oisifs et des étrangers s'arrêtaient en grand nombre devant l'un des piliers de l'hôtel de ville de Nuremberg. Ce pilier était presque totalement couvert par une énorme affiche sur laquelle on lisait ce qui suit :

"Joseph Durer, orfèvre de cette ville, prévient ses concitoyens qu'il fera ce soir, dans sa boutique de la place de l'Horloge, une vente générale des objets d'art en orfèvrerie qu'il possède. La nomenclature de ces objets serait trop étendue pour pouvoir être détaillée ici. La vente commencera à quatre heures après-midi."-Quoi ! s'écria tout à coup avec une certaine émotion un des assistants, qu'à la coupe et à la magnificence de ses vêtements on pouvait prendre pour quelque riche seigneur étranger; quoi! le riche orfèvre Durer fait vendre à l'encan les merveilleux produits de son art! Par quelle fatalité est-il réduit à cette dure extrémité ?-Vous ignorez probablement, seigneur, répondit un artisan, que Joseph Durer a fait les plus grands sacrifices pour soutenir la maison de son gendre, naguère l'un des premièrs négociants de Lubeck. Ce gendre s'est enfui en laissant des dettes considérables, et c'est pour parer à ce désastre, c'est pour

Sa

sauver l'honneur de ses petits-enfants, pour leur conserver un nom pur et sans tache que le bonhomme se sépare de ses précieux ouvrages qui faisaient l'orgueil et la joie de ses vieux jours, de ses chefs-d'œuvre dont la longue possession s'est en quelque sorte identifiée à son existence. Cette conduite noble et belle est bien digne d'un loyal citoyen de Nuremberg, elle provoque en sa faveur l'assentiment général; mais pourquoi faut-il qu'un souvenir fâcheux vienne se mêler à ce concert de louanges, et comme troubler les marques de cette sympathie unanime? Oserai-je sans indiscrétion, dit alors à son interlocuteur l'homme au riche costume, vous demander l'explication de ces dernières paroles?-Volontiers, seigneur. Apprenez donc que Joseph Durer avait trois fils et une fille. fille, il la maria avec une grosse dot, à ce négociant de Lubeck qui vient de maquer. Ses deux fils aînés, grâce à d'énormes sacrifices, furent placés l'un à la cour de l'électeur de Bavière, l'autre à celle du grand duc de Weimar. Ils y ont fait un chemin brillant et rapide, oubliant bientôt leur vieux pêre, dont ils ont échangé le le nom bourgeois contre un titre pompeux de comte et de baron.-Et le troisième fils, qu'est-il devenu ?-Albert, reprit l'artisan. Eh bien! Albert voulut être artiste, et Joseph Durer s'y opposa. Tu seras orfèvre comme moi, disait-il à l'enfant qui le suppliait de lui donner des crayons, des toiles et des pinceaux, ou bien tu quitteras la maison, car je ne te nourrirai qu'autant que tu manieras sous mes yeux le poinçon et le marteau. Et qu'arriva-t-il ? dit l'inconnu. Il arriva qu'un beau jour (il y a déjà plusieurs années de cela) le pauvre Albert disparut : depuis lors on n'a plus entendu parler de lui. Est-il mort? est-il vivant? voilà ce que je ne saurais vous dire.

En ce moment quatre heures sonnèrent. On ouvrit les magasins de l'orfèvre, et la foule des curieux et des amateurs s'y précipita. Les crieurs publics commencèrent aussitôt leurs appels.

Des plats, des assiettes, des aiguières, des amphores en

argent, en vermeil et en or, furent d'abord vendus. Le tour des ouvrages précieux, des chefs-d'œuvre de l'orfèvre arriva ensuite: c'étaient de splendides tabernacles travaillés avec un art infini; c'étaient des édifices gothiques, des chapelles sarrasines découpées comme de la dentelle ; c'étaient d'immenses bassins d'argent qui représentaient en relief des sujets de l'ancien Testament; puis des figures demi-nature, copiées d'après l'antique et d'une admirable perfection.

que

Tant l'on n'avait offert aux acheteurs que les produits grossiers de son art, l'orfèvre s'était tenu calme et tranquille dans le fond de sa boutique; mais dès qu'il eut entendu citer les noms de ses chefs-d'œuvre, dès que la voix des crieurs se mit à psalmodier, en phrases banalement louangeuses, la mérite et la beauté de ces ouvrages qui avaient rendu sa réputation si grande, si universelle, il ne fut plus maître de conserver son attitude résignée, il se leva brusquement, comme sous l'influence d'une force invisible, et se prit a rôder autour des diverses pièces qu'on allait vendre, absolument comme une mère autour du berceau de son enfant malade.

On cria alors :-Six statuettes, or et argent, d'après l'antique.-Mille ducats d'or, dit une voix.-Mille cinquante, dit une autre.-Mille cent, reprit la première.

Personne n'osa surenchérir, et les statuettes furent adjugées.

Le vieil orfèvre respirait à peine; ses traits étaient presque aussi blancsque sa chevelure, et un tremblement convulsif parcourut tous ses membres. Il persista néanmoins à rester près de l'officier public qui inscrivait les achats. Quand tout fut vendu, le vieillard regarda autour de lui avec un sentiment indéfinissable d'effroi. Le moment le plus terrible approchait : c'était celui où l'adjudicataire allait emporter toutes ces richesses qui avaient vieilli avec l'orfèvre, qui étaient à ses yeux les véritables pénates de son logis, qui lui constituaient pour ainsi dire une seconde vie.Que les adjudicataires des ving-trois derniers objets qui

ont été vendus se présentent, dit le greffier.-Il n'y a qu'un adjudicataire, s'écria ce même artisan qui avait eu avec l'inconnu la conversation que nous avons rapportée.Qu'il se présente donc, qu'il paie et qu'il dise son nom, repartit le greffier.

Et l'on vit s'approcher un homme d'une physionomie douce et belle, et qui pouvait avoir vingt-six ou vingt-sept ans. Il était superbement vêtu à la mode de France, et une cape à l'espagnole, ornée de broderie or et soie, était artistement jetée sur ses épaules. Il portait au cou une magnifique chaîne d'or à laquelle était suspendue une médaille de même métal, à l'effigie de l'empereur Maximilien. Son chapeau était rabattu sur son front, et les boucles de sa chevelure tombaient nombreuses et parfumées sur un col de Malines excessivement riche.-Voici la totalité du prix de mes acquisitions, dit en tremblant ce jeune homme vérifiez, je vous prie.

L'officier public vérifia, et tout s'étant trouvé en règle, il dit au jeune cavalier: Seigneur, votre nom, afin que je l'inscrive sur les registres?

Cependant le vieil orfèvre, muet en silencieux, attendait, assis dans un coin, avec l'anxiété du désespoir, qu'un geste de l'acquéreur donnât le signal de l'enlèvement de ces précieuses reliques.-Ecrivez, dit en hésistant le jeune homme, écrivez. . . .Albert. . . .Durer.

Est-ce

A ce nom, le vieil orfèvre bondit comme s'il avait eu quinze ans ; en moins d'une seconde il fut dans les bras de son fils.-Albert! s'écria-t-il, mon pauvre Albert! bien toi que je revois? toi que je presse sur mon cœur! Oh! viens que je t'embrasse encore! viens, mon fils! toi qui n'as pas oublié ton vieux père ! . . .N'est-ce pas que tu ne lui en veux plus ?

Vous en vouloir, ô mon père ! répondit le jeune homme avec effusion et en se jetant à genoux. C'est moi qui vous demande pardon de vous avoir désobéi.

Eh! pourrais-je, dit le vieillard en relevant son fils, pourrais-je ne pas t'absoudre d'une faute qui me rachète la

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