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vie, à moi! Albert, je te pardonne !-Mon père, les jeunes gens se trompent souvent dans le choix de la carrière qu'ils sont appelés à parcourir; et, pour être respectée, leur vocation a besoin de plus d'une épreuve. Votre rigueur était puisée dans un sentiment plein de prudence, dans ce sage axiome qui dit: Soyez plutôt bon artisan qu'artiste médiocre. Vous aviez raison, mon père, et moi, de mon côté, je n'ai peut-être pas eu tort d'agir comme je l'ai fait. —Oui, tu as bien fait, Albert, ajouta tout à coup une voix partie du sein de l'assemblée : cette voix était celle du célèbre Hupse Martin, qui avait initié le jeune enfant aux premières notions de la peinture, et qui l'avait fortement engagé à suivre cette carrière. Remerciez le ciel de la désobéissance de votre fils, dit Hupse Martin, en se tournant vers Joseph Durer; car, à l'heure qu'il est, Albert possède le secret de tous les arts, et dans tous il surpasse déjà les artistes les plus renommés de l'Allemagne. Ce n'est pas seulement un peintre du premier ordre, c'est aussi un des plus habiles graveurs, un architecte et un ingénieur des plus distingués. L'empereur Maximilien l'a nommé son premier peintre, il occupe alternativement son pinceau et son burin. La république de Venise veut lui confier la construction d'une fortresse dans ses états de terre ferme ; et le roi de France, Louis XII., le supplie de se rendre à Paris pour embellir plusieurs monuments de cette capitale. Que dites-vous de cela, maître Joseph ?

Je dis, s'écria l'orfèvre en embrassant de nouveau son fils, je dis que les grandes intelligences sont presque toujours l'indice, d'un noble caractère, et que mon Albert a prouvé aujourd'hui que l'homme de bien ne fait qu'un avec l'homme de génie.

G.

FABLE.

(XLVIII). LE MEUNIER, SON FILS ET L'ANE.

A. M. D. M.

L'invention des arts étant un droit d'aînesse,
Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce :
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t'en veux dire un trait assez bien inventé :.
Autrefois à Racan Malherbe l'a conté.*
Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon, nos maîtres [pour mieux dire],
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,

A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance :
Dois-je dans la province établir mon séjour,

Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour?
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes,
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter;
Mais j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter.

* François de Malherbe, né à Caen, en 1556, est regardé comme le chef de la poésie, ou plutôt de la versification française. Honorat de Beuil, marquis de Racan, né en 1558, à la Roche-Racan, en Touraine, a publié, sous le titre de Bergeries, des poésies pastorales qui l'ont rendu célèbre. Il était l'élève et l'ami de Malherbe.

Malherbe là-dessus: Contenter tout le monde !
Ecoutez ce récit avant que je réponde.

J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils,
L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne, un certain jour de foire.
Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit;

Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens! idiots! couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vit de rire s'éclata :

Quelle farce, dit-il, [vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller,
Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure;
Il fait monter son fils, il suit: et, d'aventure,
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria [tant qu'il put:
Oh là! oh!] descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez laquais à barbe grise!
C'était à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.
L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte;
Quand trois filles passant, l'une dit: C'est grand'honte
Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,

Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage.
Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge :
Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après maints quolibets coup-sur-coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe

Trouve encore à gloser. L'un dit: Ces gens sont fous !
Le baudet n'en peut plus; il mourra sous leurs coups.
Eh quoi! charger ainsi cette pauvre bourrique !

N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau.
Parbleu! dit le meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois si par quelque manière

Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'âne, se prélassant, marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit: Est-ce la mode
Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode?
Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne!
Nicolas, au rebours; car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête; et la chanson le dit.
Beau trio de baudets! Le meunier repartit :
Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien,
[J'en veux faire à ma tête]. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous,* suivez Mars, ou l'Amour, ou le prince;
Allez, venez, courez; demeurez en province,
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement :
Les gens en parleront, n'en doutez nullement.

La Fontaine.

On voit que ce discours s'adresse à Racan, et que c'est toujours Malherbe qui parle.

(XLIX).-L'ANGE DE FOIX.

DURANT la seconde moitié du quatorzième siècle, vers l'année 1582, Gaston Phoebus, comte de Foix, marié à la princesse Agnès de Navarre, sœur de Charles II., roi de ce dernier pays, venait de répudier sa femme et de l'envoyer à Pampelune, auprès de son frère, qui avait juré de se venger de cet affront. Le roi de Navarre était ce même Charles le Mauvais, surnommé par d'autres l'empoisonneur, qui avait agité Paris pendant la captivité du roi Jean, et qui s'était rendu si terrible par ses haines implacables.

Le comte avait un fils nommé, comme lui, Gaston Phobus, unique héritier de ses titres et de ses biens, jeune enfant âgé de douze ans à peine, rempli de grâce et de beauté, craignant Dieu et chérissant par-dessus tout son père et sa mère, dont les différends avaient plus d'une fois jeté ce coeur aimant dans une peine profonde. La séparation du comte et d'Agnès, le départ de celle-ci de la ville d'Orthez, son exil en Navarre, achevèrent de désoler Gaston. Il prit quelque temps son mal en patience; mais, inquiet de ne pas revoir sa mère, absente déjà depuis plusieurs mois, l'Ange de Foix alla trouver le comte, son père, et, se mettant à genoux devant lui, il le supplia, les mains jointes, de lui permettre d'entreprendre le voyage de Pampelune, pour aller embrasser celle dont il ne pouvait oublier les bienfaits. Le comte fronça le sourcil, mais sa rancune ne tint pas contre les larmes de Gaston.

Le lendemain, l'enfant, suivi d'un vieux serviteur qui l'avait élevé, monta sur une mule, et s'engagea dans les défilés montueux des Pyrénées. Après quelques jours d'une route pénible, il se jeta dans les bras de sa mère, qui le couvrit de baisers et de caresses, et le présenta au roi de Navarre.

Charles le Mauvais tenait un jour le jeune Gaston sur ses genoux, et, passant ses mains dans les boucles de ses beaux cheveux blonds, il le questionnait sur les habitudes de la maison de son père, sur les hommes qui le suivaient,

M

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