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peuples m'obéiraient par une fraude! je serais roi par un mensonge! Ah! si les rois légitimes ont de si grands devoirs à remplir, s'ils sont responsables envers la divinité de tout le bien qu'ils n'ont pas fait, de tout le mal qu'ils ont laissé faire, combien serait plus effrayant le compte que j'aurais à rendre, moi, parvenu au trône sans y être appelé par les dieux! moi, pour ainsi dire, voleur de mon rang, et pour qui chaque hommage du dernier de mes sujets serait un reproche de mensonge!

Non, Camille, non: vous êtes le premier des biens; le ciel et mon cœur me sont témoins que je donnerais ma vie entière pour vivre un seul jour votre époux. Mais ce bonheur si grand, ce bonheur dont la seule idée enivre ma raison, n'en serait plus un pour moi, si ma conscience n'était pas tranquille. Heureusement pour la vertu, on ne peut goûter aucun plaisir sans la paix qu'elle seule donne. Assis sur le trône avec vous, j'y serais malheureux par mes remords; j'aime mieux l'être par la fortune. Abandonnez-moi dans ce désert: il est plein de vous, j'y pourrai vivre. Ici, je vous pleurerai toujours; mais je ne pleurerai que vous: ma vertu me sera restée. Adieu, Camille retournez dans le palais de votre père; oubliez un infortuné; et que le plaisir qu'éprouve une grande âme à remplir son devoir vous rende moins sensible à la pitié qu'un malheureux vous inspire.

En disant ces paroles, je baissais les yeux, et je m'efforçais de cacher mes pleurs. Camille m'écoutait attentivement, me regardait avec des yeux fixes, et fut long-temps sans me répondre. Enfin, saisissant ma main, qu'elle pressait avec force: Je t'adore, me dit-elle, et ta vertu met le comble à l'amour extrême, à l'amour éternel que tu m'as inspiré. Mais je t'approuve, Léo; et dès ce moment je renonce à toi. Oui, j'y renonce, en te répétant, en te jurant, que j'emporterai dans le tombeau le sentiment qui nous unit; que ton image vivra dans mon cœur tant que ce triste cœur palpitera : et si je succombe à ma douleur, comme je l'espère, comme je le demande aux dieux, je t'adresserai mon dernier soupir.

N

En disant ces mots, elle me quitte, s'élance sur son coursier, prononce adieu d'un voix étouffée, le répète trois fois en me tendant les bras, se met en marche, et se retourne pour regarder encore, avec des yeux noyés de pleurs, ce rocher, cette cascade, cette place où nous nous étions si souvent assis; elle semble aussi leur dire adieu. Enfin, me jetant un dernier coup-d'œil de tendresse et de douleur, elle disparaît. . . . Ami, depuis ce jour fatal, je n'ai jamais revu Camille.

Florian.

Fragment de Numa Pompilius.

(LIII.)—DE QUI LA POÉSIE EST-ELLE FILLE?

Le grand loisir des anciens bergers de la Chaldée les porta à considérer les cieux pendant les plus belles nuits de l'été; il en résulta des observations d'où naquit l'astronomie. Des inondations du Nil, qui confondaient les bornes des champs, résultèrent des mesures exactes pour distinguer son champ du champ de son voisin; de ces mesures résulta la géométrie. Ainsi l'astronomie est fille de l'oisiveté, comme la géométrie est fille de l'intérèt; et s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour.

Fontenelle,

Les Mondes.

(LIV.)-LE BONHEUR DE LA SOLitude.

Dans cette aimable solitude,
Sous l'ombrage de ces ormeaux,
Exempt de soins, d'inquiétude,
Mes jours s'écoulent en repos.

Jouissant enfin de moi-même,
Ne formant plus de vains désirs,
J'éprouve que le bien suprême,
C'est la paix, et non les plaisirs.

Ici rien ne manque à ma vie,
Mes fruits sont doux, mon lait est pur,
Sous mes pieds la terre est fleurie,

Le ciel sur ma tête est d'azur,

Si quelquefois un noir orage
Me cause un moment de frayeur,
Elle passe avec le nuage,

L'arc-en-ciel me rend mon bonheur.

Dans le monde où tout inquiète,
L'homme est en proie à la douleur ;
A peine est-il dans la retraite,
Que le calme naît dans son cœur,

De même cette onde en furie,

Court dans ces rocs en bouillonnant :
Dès qu'elle arrive à ma prairie,

Elle serpente doucement,

Florian,

(LV.)-L'HOMME AU MASQUE DE FER.

Quelques mois après la mort du cardinal Mazarin, il arriva (en 1662) un événement qui n'a point d'exemple; et ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré, On envoya, dans le plus grand secret, au château de l'île Sainte-Marguerite dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier dans la route portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur le visage. On avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé SaintMars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille l'an 1690, l'alla prendre à l'île de SainteMarguerite, et le conduisit à la Bastille toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant sa translation, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être dans ce château. On ne lui refusait rien de ce qu'il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire et pour les dentelles; il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le reste de son corps. "Il était admirablement bien fait, disait ce médecin: sa peau était un peu brune: il intéressait par le seul son de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être. Cet inconnu mourut et 1704, et fut enterré la nuit à la paroisse Saint-Paul Ce qui

redoubla l'étonnement, c'est que, quand on l'envoya à l'île Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun homme considérable. Ce prisonnier l'était sans doute;

car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre, vers un bateau qui était au rivage presque au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette et la rapporta au gouverneur. Celui-ci étonné demanda au pêcheur: "Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains?-Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur: je viens de la trouver, personne ne l'a vue." Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue de personne. "Allez, lui dit-il, vous êtes bienheureux de ne savoir pas lire." M. de Chamillart fut le dernier ministre qui eut cet étrange secret. Le second maréchal de la Feuillade, son gendre, le conjura genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme qu'on ne connut jamais que sous le nom de l'Homme au masque de fer. Chamillart lui répondit que c'était le secret de l'Etat, et qu'il avait fait serment de ne le révéler jamais.

à

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Il n'y a point d'exemple dans l'histoire d'un secret d'Etat aussi bien gardé que celui-ci. Suivant M. de Saint-Foix, l'homme au masque de fer serait un certain duc de Monmouth, fils de Charles II., roi d'Angleterre. Mais la majesté de la taille de cet inconnu, les égards respectueux avec lesquels on le servait à la Bastille, des traits de resemblance frappants, ont fait naître d'autres conjectures. Voici dans quels termes elles se trouvent énoncées dans un ouvrage très-connu.

Louis XIV. avait eu de madame de La Vallière un fils connu sous le nom du duc de Vermandois. Ce jeune prince fut élevé avec tout le soin possible; il était beau, bien fait, plein d'esprit; mais fier, emporté, et ne pouvait

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