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CXIV.

Le père de l'Arioste le grondait un jour vivement. Le fils l'écoutait d'un air attentif et dans un profond silence, sans proférer un seul mot pour s'excuser. Son frère lui ayant demandé ensuite pourquoi il n'avait rien dit pour sa défense: "Je travaille actuellement, dit l'Arioste, à une comédie, et j'en suis à la scène d'un vieillard qui gronde son fils. Dès que mon père a ouvert la bouche, [il m'est venu dans l'esprit] de l'examiner avec attention, afin de pouvoir peindre d'après nature mon grondeur. Je n'ai donc été occupé que du ton, des gestes et des discours qu'a tenus mon père, sans m'embarrasser de ce que je pourrais lui répondre pour ma défense."

CXV.

Un homme, voyant passer son médecin, se détourne; on lui en demande la raison. "Je suis honteux, dit-il, de paraître devant lui; [il y a si long-temps que] je n'ai été malade!"

CXVI.

Boileau était excellent pantomime. Il contrefaisait ceux qu'il voyait [jusqu'à rendre] parfaitement leurs démarches, leurs gestes, et même leur son de voix. Racine, le fils, rapporte dans ses mémoires que Boileau ayant entrepris de contrefaire un homme qui venait d'exécuter une danse fort difficile, il exécuta avec précision cette même danse, quoiqu'il n'eût jamais appris à danser. Il amusa un jour le roi en contrefaisant devant ce prince tous les comédiens. roi voulut qu'il contrefit aussi Molière, qui était présent, et demanda ensuite à l'auteur du Misanthrope s'il s'était reconnu. "Nous ne pouvons, répondit Molière, juger de notre ressemblance, mais la mienne est parfaite s'il m'a aussi bien imité qu'il a imité les autres."

Le

CXVII.

Mucianus atteste que les singes sont tellement susceptibles de mémoire et d'intelligence qu'ils jouent aux échecs, celui de tous les jeux qui demande le plus de combinaison. Le père Hardouin, jésuite, va plus loin: il avance que nonseulement le singe de Charles-Quint jouait aux échecs, mais même qu'il y jouait supérieurement, et qu'un jour ayant reçu un soufflet de l'empereur, qu'il avait gagné à ce jeu, il s'en souvint si bien la première fois qu'il eut encore l'honneur de [faire la partie] de Sa Majesté, que, voyant son maître sur le point de la perdre de nouveau, il eut la précaution, pour éviter l'inconvénient du soufflet, de se couvrir d'un coussin qu'il trouva par hasard sous sa patte. Hist. crit. de l'Ame des bêtes.)

CXVIII.

En parlant de la connaissance des langues étrangères, Charles-Quint disait: "L'homme est autant de fois homme qu'il possède de langues différentes." Madame Grognac ne pensait pas de même :

Quel est cet homme-là ?-Ne le voit-on pas bien?
C'est, comme on vous l'a dit, ce maître italien

Qui vient montrer sa langue.—Il prend bien de la peine.
Ma fille, pour parler, n'a que trop de la sienne.
Qu'elle apprenne à se taire, elle fera bien mieux.

:

Comme je ne veux point qu'elle parle à personne,
Sa langue lui suffit, et je la trouve bonne.

[REGNARD, dans le Distrait]

Qu'une femme parle sans langue,
Et fasse même une harangue,
Je le crois bien;

Qu'ayant une langue, au contraire,
Une femme puisse se taire,

Je n'en crois rien.

D

CXIX.

Van Dyck était élève du Rubens. Un jour que ce dernier était sorti pour prendre l'air, Van Dyck et ses camarades s'approchent de deux tableaux que Rubens venait d'ébaucher. En se poussant mutuellement pour voir de plus près, l'un d'eux tombe sur les ébauches et les efface. Comment faire pour éviter les reproches du maître à son retour? "Il faut, dit l'un d'eux, que le plus habile d'entre nous tâche de réparer ce malheur: je donne ma voix à Van Dyck." Ses camarades applaudissent. Van Dyck se met à l'œuvre. Il imite le mieux qu'il peut la manière de Rubens, qui revient au bout de trois heures. Rubens porte les yeux sur ce qu'il croit ses ébauches, et dit à ses élèves inquiets: "Ce n'est pas là ce que j'ai fait de plus mauvais en ma vie."

CXX.

Mithridate avait vingt-deux nations soumises à son empire, et parlait les vingt-deux langues de ces peuples.

CXXI.

Denys, tyran de Syracuse, était horriblement tourmenté par les conspirations qui se faisaient sans cesse contre son autorité, et même contre sa personne. Un homme se présente à son audience publique et lui dit avoir un secret infaillible pour les découvrir toutes. Il promet que, moyennant une assez grosse somme, il le lui communiquera. Le tyran accorde la somme. L'inconnu s'étant enfermé avec lui: Seigneur, lui dit-il, je vous avoue que je ne possède nullement le secret que je vous ai annoncé; mais si vous voulez dire à vos sujets que je vous l'ai révélé, et qu'il est infaillible, personne n'osera plus conspirer contre vous." Denys trouva la tournure excellente; il la saisit, en profita, paya et fut tranquille.

CXXII.

Un jour, le maréchal de Catinat se promenait dans sa terre, en réfléchissant, comme c'était sa coutume. Un jeune fat l'aborde le chapeau sur la tête, tandis que Catinat l'écoutait le chapeau à la main, et lui dit: "Bon-homme, je ne sais à qui est cette terre, mais tu peux dire au seigneur que je me suis donné la permission d'y chasser." Des paysans qui n'étaient pas loin riaient aux éclats. Le jeune chasseur leur demande d'un ton insolent de quoi ils rient. "De l'insolence avec laquelle vous parlez au maréchal de Catinat." Il retourne aussitôt, le chapeau fort bas, s'excuse auprès du maréchal sur ce qu'il ne le connaissait pas. "Je ne vois pas, dit Catinat, qu'il soit besoin de connaître quelqu'un â qui l'on parle pour lui ôter son chapeau;" et il lui tourna le dos.

CXXIII.

Louis XIV. dansa en public [jusqu'à trente-deux ans. A cette époque il assista, à Saint-Germain, à une représentation de Britannicus. Il fut frappé de ces vers que prononce Narcisse au sujet de Néron :

Pour toute ambition, pour vertu singulière,

Il excelle à conduire un char dans la carrière;
A disputer des prix indignes de ses mains,

A se donner lui même en spectacle aux Romains.

Dès ce moment, le prince cessa de se donner en spectacle ; le poète réforma le monarque.

CXXIV.

"Monsieur, disait à son maître un domestique nouvellement arrivé de son village, ma mère m'a recommandé de lui envoyer une lettre aussitôt que j'aurais été quelques jours chez vous. Ne pourriez-vous pas m'en donner une [dont vous n'auriez que faire,] et je la lui enverrais.'

CXXV.

Un autre valet reçoit de son maître l'ordre de prendre les lettres qu'il trouvera sur son bureau, et de les porter à la poste. Il y en avait trois dont l'une n'avait pas d' adresse. Le valet les jette toutes trois à la poste.

Puis

le maître s'apercevant de la sottise, et lui demandant "pourquoi il avait jeté à la poste une lettre qui n'avait pas d'adresse :-Je croyais, répond le valet, que [vous ne vouliez pas qu'on sût] à qui vous l'adressiez."

CXXVI.

Napoléon, de retour du camp de Boulogne et de la campagne d'Austerlitz, reçut Denon, le directeur des musées, qui venait lui présenter des médailles frappées en l'honneur de ces événements. L'une de ces médailles représentait d'un côté la tête de l'empereur, et de l'autre un aigle français tenant un léopard anglais. "Qu'est-ce que cela? demanda Napoléon.-Sire, répondit le courtisan, c'est l'aigle français étouffant dans ses serres le léopard anglais.-Vil flatteur ! s'écria le grand homme, comment osez-vous dire que l'aigle français étouffe le léopard anglais, lorsque je ne puis mettre à la mer un seul petit bateau sans que les Anglais s'en emparent! Faites fondre cette médaille tout de suite, et ne m'en montrez jamais de pareilles."

CXXVII.

Lycurgue, s'étant fait apporter deux petits chiens de même race, les éleva d'une manière absolument différente. Il nourrit l'un avec délicatesse, et forma l'autre aux exercices de la chasse. Quand l'âge eut fortifié le corps et les habitudes de ses deux élèves, il les amena sur la place publique, fit apporter devant eux des mets friands, et lâcha ensuite un lièvre. Aussitôt, le chien délicatement élevé se jette sur les mets offerts à sa sensualité; l'autre poursuit le lièvre avec ardeur. En vain l'animal timide veut éviter l'ennemi; le chien le presse, l'attrape et l'apporte à son maître. Tous les spectateurs d'applaudir. Alors Lycurgue

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