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il cria de toute sa force: "O assemblée des fidèles martyrs, faites-nous savoir ce que vous avez vu des merveilles du Dieu Très-haut." Ils répondirent: "Nous avons reçu du Tout-Puissant des récompenses infinies, et qui ne peuvent être conçues par les vivants." Les chefs, surpris de cette réponse, coururent la publier dans l'armée, et réveillèrent le courage dans le cœur de tous les soldats. Tandis que cela se passait au camp, le roi, feignant une extase causée par le miracle, était demeuré près des tombeaux où ses serviteurs ensevelis attendaient leur délivrance. Mais il boucha les soupiraux par lesquels ils respiraient, et les envoya recueillir, par ce barbare stratagème, les récompenses qu'ils venaient d'annoncer aux autres.

CCXIV.

Dans un pays où l'obéissance est passive et la remontrance interdite, le prince ou le maître le plus juste et le plus sage doit trembler des suites d'une volonté irréfléchie ou d'un ordre donné avec précipitation. En voici une preuve qui paraîtra peut-être un peu folle; mais c'est un fait qui s'est passé sous le règne de Catherine II.

Un étranger très-riche, nommé Suderland, était banquier de la cour et naturalisé en Russie: il jouissait auprès de l'impératrice d'une assez grande faveur. Un matin on lui annonce que sa maison est entourée de gardes et que le chef de police demande à lui parler. Cet officier, nommé Reliew, entre avec l'air consterné: "Monsieur Suderland, dit-il, je me vois, avec un vrai chagrin, chargé par ma gracieuse souveraine d'exécuter un ordre dont la sévérité m'effraie, m'afflige; et j'ignore par quelle faute ou par quel délit vous avez excité à ce point le ressentiment de Sa Majesté.-Moi! monsieur; répond le banquier, je l'ignore autant et plus que vous: ma surprise dépasse la vôtre. Mais enfin quel est cet ordre?-Monsieur, reprend l'officier, en vérité le courage me manque pour vous le faire connaître.-Eh quoi! aurais-je perdu la confiance de l'impé

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ratrice?-Si ce n'était que cela, vous ne me verriez pas si désolé. La confiance peut revenir; une place peut être rendue. Eh bien! s'agit-il de me renvoyer dans mon pays?-Ce serait une contrariété; mais, avec vos richesses, on est bien partout.-Ah! mon Dieu, s'écrie Suderland tremblant, est-il question de m'exiler en Sibérie ?-Hélas! on en revient.-De me jeter en prison ?-Si ce n'était que cela, on en sort.-Bonté divine! voudrait-on me knouter? -Ce supplice est affreux, mais il ne tue pas.-Eh quoi! dit le banquier en sanglottant, ma vie est-elle en péril? L'impératrice, si bonne, si clémente, qui me parlait si doucement encore il y a deux jours, elle voudrait . . . mais je ne puis le croire. Ah! de grâce, achevez; la mort serait moins cruelle que cette attente insupportable.-Eh bien! mon cher, dit enfin l'officier de police avec une voix lamentable, ma gracieuse souveraine m'a donné l'ordre de vous faire empailler.-Empailler! s'écrie Suderland en regardant fixement son interlocuteur; mais vous avez perdu la raison, ou l'impératrice n'aurait-elle pas conservé la sienne? enfin, vous n'auriez pas reçu un pareil ordre sans en faire sentir la barbarie et l'extravagance.-Hélas! mon pauvre ami, j'ai fait ce qu'ordinairement nous n'osons jamais tenter; j'ai marqué ma surprise, ma douleur; j'allais hasarder d'humbles remontrances; mais mon auguste souveraine, d'un ton irrité, en me reprochant mon hésitation, m'a commandé de sortir et d'exécuter surle-champ l'ordre qu'elle m'avait donné, en ajoutant ces paroles qui retentissent encore à mon oreille: " Allez, et n'oubliez pas que votre devoir est de vous acquitter, sans murmure, des commissions dont je daigne vous charger."

Il serait impossible de peindre l'étonnement, la colère, le tremblement, le désespoir du pauvre banquier. Après avoir laissé quelque temps un libre accès à l'explosion de sa douleur, le maître de police lui dit qu'il lui donne un quart d'heure pour mettre ordre à ses affaires. Alors Suderland le prie, le conjure, le presse long-temps en vain de lui laisser écrire un billet à l'impératrice pour implorer

sa pitié. Le magistrat, vaincu par ses supplications, cède en tremblant, à ses prières, se charge de son billet, sort, et, n'osant aller au palais, se rend précipitamment chez le comte de Bruce. Celui-ci croit que le maître de police est devenu fou; il lui dit de le suivre, de l'attendre dans le palais, et court, sans tarder, chez l'impératrice. Introduit chez cette princesse, il lui expose le fait. Catherine, en entendant cet étrange récit, s'écrie: "Juste ciel! quelle horreur! En vérité, Reliew a perdu la tête. Comte, partez, courez et ordonnez à cet insensé d'aller tout de suite délivrer mon pauvre banquier de ses folles terreurs et de le mettre en liberté.' Le comte sort, exécute l'ordre, revient, et trouve avec surprise Catherine riant aux éclats : "Je vois à présent, dit-elle, la cause d'une scène aussi burlesque qu'inconcevable; j'avais depuis quelques années un joli chien que j'aimais beaucoup, et je lui avais donné le nom de Suderland parce que c'était celui d'un Anglais qui m'en avait fait présent. Ce chien vient de mourir, j'ai ordonné à Reliew de le faire empailler; et, comme il hésitait, je me suis mise en colère contre lui, pensant que par une vanité sotte, il croyait un telle commission au-dessous de sa dignité. Voilà le mot de cette ridicule énigme.”

CCXV.

Il y a quelques années, dans un village d'Angleterre, mourut subitement le mari d'une vieille dame, sans avoir fait un acte de dernière volonté. Le défaut de cet acte allait priver la veuve de la succession, lorsqu'elle s'avisa d'un expédient pour s'assurer de l'héritage: elle cacha la mort de son mari et engagea un vieux savetier, son voisin, qui ressemblait quelque peu au défunt, à se mettre au lit chez elle. Dans cette position, il devait dicter un testament et laisser tout son bien à la veuve. On fait venir le notaire. A son arrivée, la dame est tout en larmes, plongée dans une profonde affliction à la vue du danger que court son cher époux. Elle adressa au prétendu malade les questions nécessaires pour qu'il manifestât sa volonté.

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vieux savetier, soupirant profondément, et faisant la mine d'un homme qui allait bientôt rendre l'esprit, répondit d'une voix faible: "Mon intention est de laisser la moitié de tout mon bien à ma femme, et l'autre moitié au pauvre vieux cordonnier qui demeure en face de ma maison; c'est un brave homme, chargé de famille, qui mérite d'être secouru il a été un bon voisin pour nous.' A ces paroles, la veuve fut frappée comme d'un coup de foudre; cependant elle n'osa souffler mot, dans la crainte de tout perdre, et se vit forcée de partager avec le rusé coquin de savetier, qui n'était autre que le cordonnier d'en face, le fruit d'un stratagème dont elle avait espéré garder pour elle seule tous les avantages.

CCXVI.

A la troisième représentation d'Hernani, une belle soirée vraiment, où il fut dit presque autant de sottises dans la salle que sur la scène, deux amis descendaient les escaliers du Théâtre-Français, devisant comme tout le monde, sur l'œuvre nouvelle. Un tiers survint, connu de l'un des deux amis. "Comment trouvez-vous cela? lui demandet-on.-Beau, très-beau, admirable, mais j'ai cependant remarqué quelque chose dont les journaux dans leurs critiques n'ont pas dit un seul mot, et qui, j'en suis sûr, a échappé à tout le monde.-Voyons, qu'est-ce? dites.-Il faut d'abord que vous sachiez que j'ai vu les deux représentations précédentes.-Nous aussi. Ah! vraiment, et vous n'avez pas remarqué ?—Il y a tant à remarquer !—Oui, mais cela est choquant au dernier point, et doit sauter aux yeux de tous les gens qui ont vu deux fois la pièce.-Eh bien parlez donc vite.-Vous savez bien qu'au quatrième acte il y a une scène de conspiration: on tire au sort pour savoir qui des conjurés tuera Charles-Quint?-Oui.-A la première représentation le nom d'Hernani est sorti, c'est très-bien; j'assiste à la troisième, il sort encore ! Pour coup voilà qui est trop fort; une fois, deux fois même,

le

cela passe; mais trois fois c'est impossible, le hasard n'est pas si malin."

CCXVII.

Le sieur C. ferblantier de Besançon, instruit, comme le sont beaucoup d'artisans de Genève et de Suisse, s'étant passionné pour Voltaire à la lecture de ses ouvrages, désira ardemment de le voir; il arrive à Ferney et demande à être présenté au maître du château; les gens le refusent durement; il insistait, lorsque le patriarche des philosophes, qui avait vu arriver celui-ci à pied, mal vêtu, enfin dans un équipage par trop philosophique, ouvre sa fenêtre et lui demande brusquement: "Qui êtes-vous? que faites-vous ?" Le feiblantier répond fièrement: "Je fais comme vous, j'éclaire le monde, · je fais des lanternes." plaisanterie lui valut un accueil favorable.

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CCXIII.

Cette

Descartes étant au service de la Hollande, en 1617, un inconnu fit afficher dans les rues de Breda, un problème à résoudre. Descartes vit un grand concours de passants qui s'arrêtaient pour lire. Il s'approcha; mais l'affiche était en flamand, qu'il n'entendait pas. Il pria un homme qui était à côté de lui de la lui expliquer. C'était un mathématicien, nommé Bukman, principal du collége de Dordrecht. Le principal, homme grave, voyant un petit officier en habit d'uniforme, crut qu'un problème de géométrie n'était pas fort intéressant pour lui, et, apparemment pour le plaisanter, il lui offrit de lui expliquer l'affiche, à condition qu'il résoudrait le problème. C'était une espèce de défi. Descartes l'accepta. Le lendemain matin le problème était résolu. Bukman fut fort étonné; il entra en conversation avec le jeune homme, et il se trouva que le militaire de vingt ans, en savait beaucoup plus sur la géométrie que le vieux professeur de mathématiques.(THOMAS, Eloge de Descartes.)

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