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(1.)—LE CHEF-D'ŒUVRE ANONYME.

Un jour, Rubens, parcourant les environs de Madrid, entra dans un couvent de règle fort austère, et remarqua, non sans surprise, dans le choeur pauvre et humble du monastère, un tableau qui révélait le talent le plus sublime. Cette peinture représentait la mort d'un moine. Rubens appela ses élèves, leur montra le tableau, et tous partagèrent son admiration.

Et quel peut être l'auteur de cette œuvre ? demanda Van Dyck, l'élève favori de Rubens.

Un nom était écrit au bas du tableau. Mais on l'a soigneusement effacé, répondit Van Thulden.

Rubens [fit engager le prieur à venir lui parler], et demanda au vieux moine le nom de l'artiste auquel il devait son admiration.

Le peintre n'est plus de ce monde.

Mort! s'écria Rubens. Mort! . . . Et personne ne l'a connu jusqu'ici, personne n'a redit, avec admiration, son nom qui devait être immortel; son nom devant lequel [s' effacerait peut-être le mien]! Et pourtant, ajouta l'artiste avec un noble orgueil, pourtant, mon père, je suis Paul Rubens.

A ce nom, le visage pâle du prieur s'anima d'une chaleur inconnue. Ses yeux étincelèrent, et il attacha sur Rübens des regards où se révélait plus que la curiosité: mais cette exaltation ne dura qu'un moment. Le moine baissa les yeux, croisa sur sa poitrine les bras qu'il avait élevés vers le ciel dans un moment d'enthousiasme, et il répéta:

L'artiste n'est plus de ce monde.

Son nom, mon père, son nom, que je puisse l'apprendre à l'univers, que je puisse lui donner la gloire qui lui est due!

Le moine tremblait; une sueur froide coulait de son front sur ses joues amaigries, et ses lèvres se contractaient

convulsivement, comme prêtes à révéler le mystère dont il possédait le secret.

Son nom, son nom? répéta Rubens.

Le moine fit de la main un geste solennel.

Ecoutez-moi, dit-il; vous m'avez mal compris : Je vous ai dit que l'auteur de ce tableau n'était plus de ce monde ; mais je n'ai point voulu dire qu'il fût mort.

Il vit! I vit! Oh! faites-le-nous connaître ! faitesle-nous connaître !

Il a renoncé aux choses de la terre: il est dans un cloître, il est moine.

dites-moi dans quel Quand Dieu marque

Moine! mon père! moine! Oh! couvent; car il faut qu'il en sorte. un homme du sceau du génie, il ne faut pas que cet homme s'ensevelisse dans la solitude. Dieu lui a donné une mission sublime, il faut qu'il l'accomplisse. Nommez-moi le cloître où il se cache, et j'irai l'en retirer et lui montrer la gloire qui l'attend! S'il me refuse, je lui ferai ordonner par notre saint-père le Pape de rentrer dans le monde et de reprendre ses pinceaux. Le Pape m'aime, mon père, le Pape écoutera ma voix.

Je ne vous dirai ni son nom, ni le cloître où il est réfugié, répliqua le moine d'un ton résolu.

Le Pape vous en donnera l'ordre! s'écria Rubens exaspéré.

Ecoutez-moi, dit le moine, écoutez-moi, au nom du ciel! Croyez-vous que cet homme, avant de quitter le monde, avant de renoncer à la fortune et à la gloire, n'ait point fortement lutté contre une résolution semblable? Croyez-vous qu'il n'ait point fallu d'amères déceptions, de cruelles douleurs, pour qu'il reconnût enfin, dit-il, en se frappant la poitrine, que tout ici bas n'était que vanité? Laissez-le donc mourir dans l'asile qu'il a trouvé contre le monde et ses désespoirs. Du reste, vos efforts n'aboutiraient à rien c'est une tentation dont il resterait victorieux, ajouta -t-il en faisant le signe de la croix; car Dieu ne lui retirera point son aide; Dieu qui, dans sa miséri

corde, a daigné l'appeler à lui, ne le chassera point de sa présence.

Mais, mon père, c'est à l'immortalité qu'il renonce.

L'immortalité n'est rien en présence de l'éternité.

Et le moine rabattit son capuchon sur son visage et changea d'entretien de manière à empêcher Rubens d'insister davantage.

Rubens sortit du cloître avec son brillant cortége d' élèves, et tous retournèrent à Madrid, rêveurs et silencieux. Le prieur, rentré dans la cellule, se mit à genoux sur la natte de paille qui lui servait de lit, et fit à Dieu une fervente prière.

Ensuite il rassembla des pinceaux, des couleurs et un chevalet gisant dans sa cellule, et les jeta dans la rivière qui passait sous ses fenêtres. Il regarda quelque temps avec mélancolie l'eau qui entraînait ces objets avec elle.

Quand ils eurent disparu, il vint se remettre en oraison sur sa natte de paille et devant son crucifix de bois.

FABLE.

(11.)-parole DE SOCRATE.

Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage :

L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage;

L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui! l'on y tournait à peine.
Plût au ciel que de vrais amis,

Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine!
Le bon Socrate avait raison

De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami; mais fou [qui s'y repose] :
Rien n'est plus commun que le nom,
Rien n'est plus rare que la chose.

La Fontaine.

(III.)-DIX MILLE LIVRES DE RENTE.

Quand j'avais dix-huit ans-je vous parle d'une époque bien éloignée-j'allais, durant la belle saison, passer la journée du dimanche à Versailles, ville qu'habitait ma mère. Pour m'y transporter, j'allais, presque toujours à pied, rejoindre sur cette route une des petites voitures qui en faisaient alors le service.

En sortant des barrières, j'étais toujours sûr de trouver un grand pauvre qui criait d'une voix glapissante: La charité, s'il vous plait, mon bon Monsieur! De son côté, il était bien sûr d'entendre résonner dans son chapeau une grosse pièce de deux sous.

Un jour que je payais mon tribut à Antoine, c'était le nom de mon pensionnaire-[il vint à passer] un petit monsieur poudré, sec, vif, et à qui Antoine adressa son mémento criard. Le passant s'arrêta, et, après avoir considéré quelques moments le pauvre : "Vous me paraissez, lui dit-il, intelligent et en état de travailler: pourquoi faire un si vil métier? Je veux vous tirer de cette triste situation et vous donner dix mille livres de rente." Antoine se mit à rire et moi aussi. "Riez tant que vous le voudrez, reprit le monsieur poudré, mais suivez mes conseils : j'ai été aussi pauvre que vous; mais, au lieu de mendier, je me suis fait une hotte avec un mauvais panier, et je suis allé dans les villages et dans les villes de province, demander, non pas des aumônes, mais de vieux chiffons qu' on me donnait gratis et que je revendais ensuite, un bon prix, aux fabricants de papier. Au bout d'un an, je ne demandais plus pour rien les chiffons, mais je les achetais, et j'avais en outre une charrette et un âne pour faire mon petit commerce.

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Cinq ans après, je possédais trente mille francs, et j'épousais la fille d'un fabricant de papiers, qui m'associait à sa maison de commerce peu achanlandée, il faut le dire;

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