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mais j'étais jeune encore, j'étais actif, je savais travailler et m'imposer des privations. A l'heure qu'il est, je possède deux maisons à Paris, et j'ai cédé ma fabrique de papier à mon fils, à qui j'ai enseigné de bonne-heure le goût du travail et le besoin de la persévérance. Faites comme moi, l'ami, et vous deviendrez riche comme moi."

En 1815, pendant mon exil à Bruxelles, j'entrai un jour chez un libraire pour y faire emplette de quelques livres. Un gros et grand monsieur se promenait dans le magasin et donnait des ordres à cinq ou six commis. Nous nous regardâmes l'un l'autre comme des gens qui, sans pouvoir se reconnaître, se rappelaient cependant qu'ils s'étaient vus autrefois quelque part. "Monsieur, me dit à la fin le libraire, il y a vingt-cinq ans, n'alliez-vous pas souvent à Versailles, le dimanche ?"- Quoi! Antoine, c'est vous!" m'écria-je.-" Monsieur, répliqua-t-il, vous le voyez le vieux monsieur poudré avait raison; il m'a donné dix mille livres de rente."

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(IV.)-LA FEUILLE FLÉTRIE.

Pourquoi tomber déjà, feuille jaune et flétrie ?
J'aimais ton doux aspect, dans ce triste vallon.
Un printemps, un été furent toute ta vie ;
Et tu vas sommeiller sur le pâle gazon.

Pauvre feuille! il n'est plus, le temps où ta verdure
Ombrageait le rameau dépouillé maintenant.
Si fraîche au mois de Mai! faut-il que la froidure
Te laisse à peine encore un incertain moment!
L'hiver, saison des nuits, s'avance et décolore

Ce qui servait d'asyle aux habitants des cieux;
Tu meurs, un vent du soir vient t'embrasser encore,
Mais ses baisers glacés pour toi sont des adieux.
Elisa Mercœur.

(v.)-PIETRE DE CORTONE.

Un petit berger de douze ans abandonna un jour le troupeau que l'on avait confié à sa garde, et s'en alla à Florence où il ne connaissait personne qu'un petit garçon de son âge, [à peu près] aussi pauvre que lui, et qui, comme lui, était parti aussi du village de Cortone, pour servir en qualité de marmiton dans la cuisine du cardinal Sachetti. Ce fut un but plus noble qui conduisit Piètre dans la ville de Florence: il savait qu'il y avait là une académie des beaux-arts, une école de peinture, et le petit berger voulait être peintre.

Piètre s'arrêta à la porte du palais du cardinal Sachetti, et attendit patiemment que monseigneur fût servi pour pouvoir parler à son camarade Thomasso. Il attendit longtemps; enfin le moment tant désiré de l'entrevue arriva. "Te voilà, Piètre; et que viens-tu faire à Florence? Je viens apprendre la peinture.-Tu ferais bien mieux d'apprendre comme moi la cuisine; d'abord on est toujours sûr de ne pas [mourir de faim.] Tu manges donc tout ton content ici? lui dit Piètre.-Je crois bien, répartit le marmiton; [il ne tiendrait qu'à moi] de me donner tous les jours des indigestions.-En ce cas, continua Piètre, nous pourrons nous entendre; comme tu as trop et que je n'ai pas assez, je t'apporte mon appétit, tu me donneras de ta cuisine, et nous ferons bon ménage.-Ça va, dit Thomasso.-Ça va même tout de suite, reprit Piètre ; car, [vu que] je n'ai pas diné, nous pouvons commencer dès à présent l'établissement que j'étais venu te proposer." Thomasso fit grimper en cachette le petit Piètre dans la mansarde où il couchait, lui offrit la moitié de son grabat, et lui dit de l'attendre qu'il ne tarderait pas à remonter avec quelques débris du diner de monseigneur. Il n'est

pas besoin de dire si le repas fut gai: Thomasso avait un cœur excellent, et le petit Piètre un appétit vorace. Piètre n'avait pas même les moyens d'acheter du crayon et du papier; Thomasso ne recevait pas encore de gages; mais les murs de la mansarde étaient blancs; Thomasso fournissait à l'artiste plus de charbon qu'il n'en pouvait user pour [crayonner ses esquisses,] et Piètre se mit courageusement à charbonner les murs.

Thomasso parvint à se procurer une piécette d'argent; alors grande joie; l'artiste eut des crayons, du papier. Il sortait à la pointe du jour, allait étudier les tableaux dans les églises, les monuments sur les places, les paysages dans les environs de Florence; et le soir, l'estomac vide, mais l'esprit bien nourri de tout ce qu'il avait vu, il rentrait furtivement dans la mansarde, où il était toujours sûr de trouver son dîner prêt et caché par Thomasso sous la paillasse, moins encore pour le dérober aux regards des curieux que pour le tenir chaud pendant l'absence de son pensionnaire.

Bientôt, sous les dessins plus corrects, disparut le charbonnage des murs. Piètre tapissa de ses esquisses les plus parfaites l'étroité cellule où l'amitié d'un enfant lui valait un si généreux asile. Un jour le cardinal Sachetti, qui faisait restaurer son palais, visita avec l'architecte les étages supérieurs, où peut-être jamais il n'était monté; il entra dans la mansarde du marmiton. Piètre était sorti, mais ses nombreux dessins témoignaient du laborieux travail de l'enfant qui habitait cette demeure; le cardinal et l'architecte furent frappés du mérite de ces ouvrages. On crut

d'abord que c'était Thomasso qui en était l'auteur, et monseigneur [le fit appeler] pour le complimenter sur ses heureuses dispositions. Quand le pauvre Thomasso sut que monseigneur était entré dans la mansarde et qu'il avait vu ce qu'il appelait les harbouillages de son ami Piètre, [il se crut perdu.]

"Tu n'es plus au nombre des marmitons," lui dit le cardinal, qui [se doutait peu] que l'enfant eût un pension

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naire. Thomasso, trompé sur le véritable sens de ces paroles, s'imagina que le cardinal le chassait de ses cuisines; alors le pauvre marmiton, qui voyait son existence et celle de Piètre fort compromises par cet acte de justice sévère, se jeta aux pieds de son maître, et lui dit tout en pleurant : Ah! monseigneur, que deviendra mon pauvre ami Piètre si vous me renvoyez ?" Le cardinal voulut avoir l'explication de ces paroles qu'il ne comprenait pas, et voilà comment il sut que ces dessins avaient été faits par un pauvre petit berger que Thomasso nourrissait en secret depuis deux ans. "Quand il sera rentré ce soir, tu me l'amèneras," dit encore le cardinal en riant de sa méprise et en accordant un généreux pardon à Thomasso.

Ce soir-là l'artiste ne parut pas au palais du cardinal ; puis deux jours, puis huit jours, puis quinze jours se passèrent sans qu'on entendît parler de Piètre de Cortone. Enfin le cardinal, qui [s'intéressait vivement] au sort du jeune artiste, parvint à savoir que, depuis quinze jours, les charitables moines d'un couvent isolé avaient accueilli et retenaient chez eux un dessinateur de quatorze à quinze ans, qui était venu leur demander la permission de copier un tableau de Raphaël qui se trouvait dans la chapelle du cloître cet enfant, c'était Piètre. Il fut ramené chez le cardinal, qui, l'ayant reçu avec bonté, le plaça dans l'école d'un des meilleurs peintres de Rome.

Cinquante ans plus tard, il y avait deux vieillards qui vivaient en frères dans l'une des plus belles habitations particulières de Florence. On disait de l'un: C'est le plus grand peintre de notre époque; on disait de l'autre : Ce sera le modèle des amis dans tous les temps.

FABLE.

(VI.)-LA COQUETTE ET L' ABEILLE.

CHLOÉ, jeune, jolie, et surtout fort coquette,
Tous les matins, en se levant,

Se mettait au travail, j' entends à sa toilette;
Et là, souriant, minaudant,

Elle disait à son cher confident

Les peines, les plaisirs, les projets de son âme.
Une abeille étourdie arrive en bourdonnant,

Au secours! crie aussitôt la dame:

Venez, Lise, Marton, accourez promptement
Chassez ce monstre ailé. Le monstre insolemment
Aux lèvres de Chloé se pose.

Chloé s'évanouit, et Marton en fureur
Saisit l'abeille et se dispose

A l'écraser. "Hélas! lui dit avec douceur
L'insecte malheureux, pardonnez mon erreur ;
La bouche de Chloé me semblait une rose,

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Et j'ai cru
Faisons grâce, dit-elle, à son aveu sincère ;

Ce seul mot à Chloé rend ses sens:

D'ailleurs sa piqûre est légère;

Depuis qu'elle te parle à peine je la sens.

Que ne fait-on passer avec un peu d'encens!

De Florian.

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