. de pensée. Toute une première série de lettres s'adresse à M. Louis de Kergorlay, l'ami intime, l'intelligencesœur de M. de Tocqueville, et qui lui fut de bonne heure un confident unanime et comme une seconde conscience. Ils étaient là, dans ce monde aristocratique et libéral, il y a quelque trente ans, un certain nombre de jeunes gens noblement doués, partisans éclairés des idées nouvelles, retenus par plus d'un anneau à la tradition, exacts et réguliers de moeurs, religieux de pratique ou du moins de doctrine; nés tout portés, dispensés de percer la foule et de donner du coude à droite ou à gauche, n'ayant, s'ils le voulaient, qu'à sortir des premiers rangs et à faire preuve d'un talent ou d'un mérite quelconque pour être aussitôt acceptés. Je touche là à un inconvénient pour eux en même temps qu'à un avantage quelques-uns sont restés à l'état méditatif et expectant, faute de cet aiguillon souverain de la nécessité. Ceux-mêmes que l'ambition généreuse et une secrète ardeur ont le plus poussé en avant et à se faire connaître n'ont pas toujours assez tenu compte de cette rude condition du grand nombre, qui consiste à lutter de bonne heure, à pâtir, à forcer des difficultés de plus d'un genre. Sans faire tous les métiers comme Gil Blas, il est bon de savoir ce que c'est qu'un métier, ne fût-ce que pour être plus indulgent au pauvre monde, au commun des honnêtes gens, et pour ne pas opposer trop souvent un véto absolu aux faits accomplis nécessaires. Certes, il est beau, il est satisfaisant pour un délicat orgueil de pouvoir s'écrier à un certain jour, comme M. de Tocqueville écrivant à M. Lanjuinais : « Vous appartenez, et je me permets de dire, nous appartenons à une famille intellectuelle et morale qui disparaît. » Je reconnais le droit de le dire à celui qui parle ainsi, comme je le reconnaissais à M. Royer-Collard le patriarche; mais le monde va. l'humanité subsiste et se transforme; les sectes morales les plus nobles elles-mêmes passent; et dans le lointain quel effet nous font-elles? Quel effet, par exemple, nous fait aujourd'hui la plus respectable des sectes morales de l'Antiquité, le Stoïcisme? On s'incline, on salue; mais la vraie philosophie politique et morale, qui accompagne l'homme tel qu'il est et non tel qu'on veut qu'il soit, passe outre, poursuit sa marche, et n'abdique jamais. M. de Tocqueville me communique, sans que j'y songe, de sa méthode, et je m'aperçois que je m'arrête pour raisonner avec lui et sur lui à chaque pas. Il y avait donc autour de sa personne un groupe qui s'isolait un peu, et qui se distinguait par des traits particuliers entre les divers groupes de la jeunesse d'alors. Le comte Louis de Kergorlay, l'un des plus distingués du petit cercle choisi (cela ressort pour ceux-mêmes qui ne le connaîtraient que par la Correspondance présente), est un de ces heureux qui méritent de l'être, et qui ont mieux aimé faire le bien en agissant qu'en écrivant. Combien de fois M. de Tocqueville ne s'est-il point posé cette question au sujet de son ami: Pourquoi n'écrit-il pas ? Pourquoi, nature si riche, ne produit-il pas au dehors ses fruits naturels ? M. de Kergorlay (pour une raison ou pour une autre) se contentait d'être le dépositaire et le critique intelligent des idées de celui qu'il admirait sans le flatter; en écoutant la suite des confidences et des épanchements de M. de Tocqueville, celui-ci se définira de lui-même à nos yeux. Juge auditeur à Versailles avant la révolution de Juillet 1830, il prend part aux travaux du ministère public; il est plusieurs fois appelé à parler devant la Cour d'assises: « En général, écrivait-il à son début (23 juillet 1827), il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera cruellement ma vie. J'ai un autre défaut pour le moment présent: je m'habitue difficilement à parler en public; je cherche mes mots, et j'écoute mes idées; je vois à côté de moi des gens qui raisonnent mal et qui parlent bien cela me met dans un désespoir continuel. Il me semble que je suis au-dessus d'eux, et quand je me montre, je me sens au-dessous. » M. de Tocqueville parlait bien et très-bien, quoi qu'il en dise; il lui manquait, pour être décidément un orateur, la force des organes, les moyens d'action, et aussi, selon sa juste expression, il écoutait ses idées, plus qu'il ne les versait; il avait un geste familier par lequel il s'adressait à luimême et à son propre front plutôt encore qu'à ses auditeurs: il regardait son idée. L'orateur le plus spirituel et le plus facile de nos grandes assemblées (1) disait un jour de lui par une ironie légère : « Quand je considère intuitivement, comme dirait M. de Tocqueville... » Voilà pour le dehors; mais de près, dans un cercle moindre, devant un comité, dans une Académie, il reprenait tous ses avantages, toutes ses distinctions, netteté, finesse, nuance, une expression ferme et décisive, une pensée continue, un accent ému et vibrant donnant la note de l'âme. Dans ses lettres à M. de Kergorlay on le voit de bonne heure tracer le plan de sa vie, s'assigner un but élevé et se confirmer dans la voie dont il n'a jamais dévié : « A mesure que j'avance dans la vie, écrivait-il (6 juillet 1835) âgé de trente ans, je l'aperçois de plus en plus sous le point de vue que je croyais tenir à l'enthousiasme de la première jeunesse : une chose de médiocre valeur, qui ne vaut qu'autant qu'on l'emploie à faire son devoir, à servir les hommes et prendre rang parmi eux. » Il est déjà en plein dans l'oeuvre politique, au moins comme observateur et comme écrivain, et (1) M. Thiers. malgré tout, en présence du monde réel, il maintient son monde idéal; il se réserve quelque part un monde à la Platon, « où le désintéressement, le courage, la vertu, en un mot, puissent respirer à l'aise. » Il faut .pour cela un effort, et on le sent dans cette suite de lettres un peu tendues, un peu solennelles. Voulant exprimer le besoin qu'il a de la conversation de son ami, dans la solitude de la campagne où il est pour le moment, il dira: « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu, c'est Pascal, Montesquieu et Rousseau: il m'en manque un quatrième, qui est toi. » Et la phrase qui suit ne corrige par aucun sourire la solennité de cette déclaration; bien au contraire elle la motive sérieusement. Je sais qu'entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt, ni demander une raison exacte à ces étroites alliances d'âmes, à ces amitiés de Montaigne et de La Boëtie; pourtant, dès qu'on nous livre les secrets de l'intimité, nous devenons plus ou moins des juges. Il y a donc dans cette suite d'épanchements d'une âme jeune et mûre, beauté morale, élévation constante, mais aussi tension très-sensible, et qui se traduit même par des mots. Le mot de visée revient volontiers sous la plume de l'auteur; il se crée des nœuds au dedans : « Il y a, dit-il, deux tendances en apparence inconciliables qui se trouvent unies dans ma nature; mais comment s'est fait ce nœud? Je l'ignore. Je suis tout à la fois l'homme le plus impressionnable dans mes actions de tous les jours, le plus entraînable à droite et à gauche du chemin dans lequel je marche, et à la fois le plus obstiné dans mes visées. » Sa noble vie sera tout d'une teneur, mais on y sentira la ténacité, et ce mot non plus ne lui déplaît pas (tome I, page 433). Ces formes de la langue indiquent bien et accusent l'état et, pour ainsi dire, la posture habituelle de l'âme : la sienne était toute bandée, comme dirait Montaigne, vers un but relevé et hautain. Même lorsqu'il se croira un peu détendu et calmé, il rendra cet effet par un mot qui est bien du même ton: « J'attends moins de la vie, je cave moins haut. Voilà, à ce qu'il me paraît, ce que j'ai gagné. » Dans cette disposition alternative, dans ce double état d'excitation ou de calme relatif, que de questions également il s'adresse? Il est l'un des hommes qui s'est le plus adressé de questions, qui s'est le plus mis à la question lui-même. Dans ses dernières années comme dans les premières, « le grand problème que présente l'avenir des sociétés modernes est sans cesse devant son esprit, » et jusqu'à l'offusquer, jusqu'à l'empêcher de voir autre chose. Quand il entreprend vers la fin de sa vie cet ouvrage de l'Ancien Régime et la Révolution, que de difficultés il se pose pour ses lectures dans un sujet si ouvert et si exploité (tome I, page 403)? Entre tout lire et ne rien lire dans cette immense littérature de la Révolution, quel parti prendre, se demande-t-il, à quel point intermédiaire s'arrêter? Il est évident que cet éminent esprit n'a pas fait jusqu'alors comme le commun des martyrs qui lit les ouvrages intéressants au fur et à mesure de leur publication, et que depuis 1825 il n'a pas lu, comme tous les jeunes gens de sa génération, au hasard et à tort et à travers (c'est la bonne méthode), cette quantité de mémoires et de documents qui ont successivement paru; sans quoi il aurait ses premières couches et son fond de tableau déjà préparé, il ne se poserait pas toutes ces questions préliminaires, il ne dresserait pas avec tant de peine tous ses appareils comme pour une découverte. Et sur le caractère de la Révolution en particulier, sur cette sorte de fanatisme essentiellement révolutionnaire qu'elle a inculqué à quelques hommes, à une postérité survivante et vivace, que de questions encore (tome 1, page 404)! |