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« D'où vient cette race nouvelle ? qui l'a produite? qui l'a rendue efficace ? qui la perpétue ?... Mon esprit s'épuise à concevoir une notion exacte de cet objet... » fl y a assurément de l'excès dans cet méthode scrutatrice, et bien des horizons plus ouverts et souvent plus faciles à atteindre qu'on ne se l'imagine se ferment devant elle (1).

La sincérité de l'auteur en ressort d'autant mieux. S'il est ambitieux dans son effort, il est d'une modestie parfaite en ce qui le touche personnellement, lui et son œuvre. Lorsque ce livre sur la Révolution paraît et obtient aussitôt un succès assez vif auquel on ne se serait pas précisément attendu, au milieu des éloges ou des contradictions qu'il excite et des félicitations qui lui en arrivent, l'auteur ne s'exagère en rien la portée d'influence qu'il peut avoir: « Les classes influentes ne sont plus celles qui lisent, écrit-il à M. de Kergorlay (29 juillet 1856). Un livre, quel que soit son succès, n'ébranle donc point l'esprit public et ne saurait même attirer longtemps, ni de la part du grand nombre, l'attention sur son auteur. Cependant comme, même chez les peuples qui lisent le moins, ce sont après tout certaines idées, souvent même certaines idées très-abstraites qui, au fond, finissent par mener la société, il peut toujours y avoir quelque utilité éloignée à répandre celles-ci dans l'air. De nos jours, d'ailleurs, je ne vois pas d'emploi plus honorable et plus agréable de la vie que d'écrire des choses vraies et honnêtes qui peuvent signaler le nom de l'écrivain à l'attention du monde civilisé, et servir, quoique dans une petite mesure, la bonne cause. A propos de quelques critiques de »

(1) Quelqu'un de très-judicieux et de très-respectable a dit sur M. de Tocqueville ce mot dont on rabattra ce qu'on voudra, mais dont il reste quelque chose de vrai : « Il a commencé à penser avant d'avoir rien appris; ce qui fait qu'il a quelquefois pensé creux.

style que son ami lui adressait dans le même temps, il répondait avec une docilité et une modestie exemplaires : « Ce n'est pas la perception et la conviction du mal que tu signales qui me manquent. Je sais qu'il y a entre mon style et le style des grands écrivains un certain obstacle qu'il faudrait que je franchisse pour passer de la foule dans les rangs de ceux-ci. » Il va trop loin et il n'est pas du tout juste avec lui-même en se mettant dans la foule; il est au premier rang des écrivains de notre temps qu'on appelle distingués.

Je ne suis pas sans m'étonner moi-même de la liberté que je prends de marquer ainsi mes réserves et mes limites d'éloge en parlant d'un homme si fait pour commander l'estime. Nous qui avons passé le meilleur de notre jeunesse au gré de notre imagination, dans les jeux de la poésie et de l'art, nous devons, ce me semble, y regarder à deux fois, quand nous nous mêlons de vouloir mesurer et discuter des esprits constamment sérieux, qui se sont occupés sans relâche et passionnément des grands intérêts publics. Et toutefois, en vieillissant, nous avons acquis notre sérieux aussi, nous avons notre expérience des choses et notre résultat moral; pourquoi hésiterions-nous à en user pour dire notre pensée, pour témoigner avec respect nos dissidences et toucher les points qui nous séparent? En continuant de parcourir la Correspondance de M. de Tocqueville, nous aurons d'ailleurs à y signaler des parties vraiment belles et même tout à fait aimables.

Lundi, 7 janvier 1884.

OEUVRES ET CORRESPONDANCE

INÉDITES

DE M. DE TOCQUEVILLE.

(SUITE ER FIN.)

Les amis de M. de Tocqueville eurent besoin euxmêmes de quelques explications pour être assurés de sa pensée fondamentale et de son but, lorsque les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique parurent. M. de Corcelles avait été frappé de cette sorte de contradiction qu'il y avait entre le tableau vraiment assez triste de cette démocratie moderne, présente ou future, et les conclusions du livre qui tendaient à l'acceptation et à l'organisation progressive de cette même démocratie. M. de Tocqueville lui répondait, comme aussi à un autre de ses amis, M. Eugène Stoffels, en leur indiquant le double effet qu'il avait la prétention de produire sur les hommes de son temps: diminuer l'ardeur de ceux qui se figuraient la démocratie brillante et facile; diminuer la terreur de ceux qui la voyaient menaçante et impraticable; les concilier, les régler, les guider s'il était possible, leur montrer les périls et en même temps que les conditions essentielles, les voies et moyens. Noble but, noble effort, et par lequel il réalisait un des vœux de sa première jeunesse,

lorsqu'après le récit d'une de ses courses opiniâtres à travers les montagnes de la Sicile, il s'écriait en finissant: « Pour moi, je ne demande à Dieu qu'une grâce qu'il m'accorde de me retrouver un jour voulant de la même manière une chose qui en vaille la peine! >>

La volonté ! c'est ce dont il fait le plus de cas: « Ce monde, pense-t-il, appartient à l'énergie. » Lui si moral, si tempéré, il semble même par moments tout près de vouloir cette énergie à tout prix, tant il est l'ennemi de la mollesse et de l'indifférence: « A mesure que je m'éloigne de la jeunesse, écrivait-il à M. Ampère, je me trouve plus d'égards, je dirai presque de respect pour les passions. Je les aime quand elles sont bonnes, et je ne suis pas bien sûr de les détester quand elles sont mauvaises. C'est de la force, et la force, partout où elle se rencontre, paraît à son avantage au milieu de la faiblesse universelle qui nous environne. » Ses passions, à lui, se réduisaient pourtant à une seule, et il nous la déclare: « On veut absolument faire de moi un homme de parti, et je ne le suis point (il écrivait cela en mars 1837, après son premier grand succès). On me donne des passions et je n'ai que des opinions; ou plutôt je n'ai qu'une passion, l'amour de la liberté et de la dignité humaine. Toutes les formes gouvernementales ne sont à mes yeux que des moyens plus ou moins parfaits de satisfaire cette sainte et légitime passion de l'homme. »

Lorsqu'on entre dans la politique avec une telle visée, on court risque de rencontrer sur son chemin bien des mécomptes. Ceux qui se croient le plus affranchis des préjugés de naissance (et M. de Tocqueville était de ce nombre) ont à se garder d'un autre préjugé indirect bien tentant pour une âme généreuse; c'est d'aller transporter à l'humanité tout entière les idées nobi

liaires trop avantageuses qu'ils n'ont plus pour euxmêmes. L'homme, il faut le savoir, peut s'élever trèshaut par la culture, par l'effet continu et sans cesse agissant de la civilisation; mais, en fait, le point de départ, dans quelque doctrine qu'on se place, et que l'on se reporte au dogme mystérieux de la Chute, ou que l'on se tienne à l'observation naturelle directe, le point de départ a été très-bas et infime. Demandez aux plus grands de ceux qui ont gouverné les hommes et qui ont le plus fait avancer leur nation ou leur race, à quelques croyances religieuses et métaphysiques qu'ils appartiennent, Mahomet, Cromwell, Richelieu, — ils se sont tous conduits en vertu de l'expérience pure et simple, comme gens qui connaissent à fond l'homme pour ce qu'il est, et qui, s'ils n'avaient pas été les plus habiles des gouvernants, auraient été les moralistes perspicaces les plus sévères. Émancipés aujourd'hui, fils de l'Occident, héritiers de tant d'oeuvres, et comme portés sur les épaules de tant de générations, espérons mieux; mais, si nous nous appelons philosophes, n'en venons jamais, par une sorte d'orgueil intellectuel, à oublier les origines si grossières et si humbles de toute société civile.

M. de Tocqueville, non content d'écrire et de méditer, entra dans la politique active et fut nommé député en 1839; il s'était présenté aux électeurs dès 1837, et un incident curieux signala cette première candidature. M. Molé, alors président du Conseil des ministres, qui aimait et estimait fort M. de Tocqueville, le porta ou avait dessein de le porter comme candidat du Gouvernement; dès que M. de Tocqueville le sut, il s'empressa de repousser toute attache officielle, revendiquant non pas le droit d'attaquer le Pouvoir, mais celui de ne l'appuyer que librement, dans la mesure de ses convictions. Une lettre qu'il écrivit en ce sens à M. Molé

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