de solennité oratoire, il ne faut pas demander un juge. ment tout à fait exact et définitif sur l'homme qu'on célèbre. On n'est pas immortel pour rien, et, le jour de l'apothéose académique, chacun à son tour a chance l'être élevé au rang des demi-dieux. C'est avant ou après, et quand on est à l'abri du prestige de cette puissance trompeuse qui s'appelle l'éloquence, qu'on peut prendre véritablement la mesure de l'homme. Tous les thèmes qu'offrait la carrière si noblement parcourue par M. de Tocqueville ont été traités. Il en est un qui a longtemps occupé l'orateur: qu'est-ce que le démocrate américain, et en quoi diffère-t-il essentiellement du démocrate européen ? Ç'a été le sujet d'un long parallèle, dans lequel tous les avantages, toutes les vertus, toutes les piétés ont été libéralement reconnus ou octroyés au démocrate américain; quant à l'européen, il a été si maltraité que j'aurais vraiment envie de dire quelque chose en sa faveur et à sa décharge, si c'était le moment et le lieu. Littérairement, ce morceau n'a paru qu'un lieu commun trop prolongé, et dans lequel les traits qui, à la rigueur, pouvaient être ressemblants, disparaissaient dans la façon déclamatoire de l'ensemble. Il y a eu je ne sais quelle phrase sur Tibère, à laquelle l'orateur a paru attacher beaucoup d'importance, et qui n'est que de mauvais goût. L'orateur a été mieux inspiré quand il nous a dit tout ce qu'aimait M. de Tocqueville, quand il nous l'a peint surtout dans sa retraite, dans la vie privée, dans l'union domestique, où il ne fut trompé que dans la mesure de bonheur qui surpassa encore son espoir et son vou. En rentrant dans le naturel, il a trouvé des tons tout à fait aimables. Mais il me semble s'être tout à fait mépris lorsqu'en finissant il nous a montré M. de Tocqueville « penché vers l'antiquité, » relisant ses anciens auteurs, admirant non-seulement Platon, mais Zénon, préférant même Lucain à ces poëtes courtisans, Virgile et Horace. M. de Tocqueville, un pur penseur, n'était que peu versé dans les lettres anciennes et dans l'antiquité classique. Ces manques de justesse dans un panégyriste nous font souffrir plus qu'il ne faudrait, nous autres critiques littéraires qui y regardons de plus près. Lu, le discours trahira de grandes irrégularités de style, et plus que des audaces, je veux dire des incohérences d'images, des disparates de ton et des défauts d'analogie qui s'apercevront assez. Cela sautait aux yeux, même à l'audition. Les honneurs de la séance ont été pour le discours de M. Guizot. Ç'a été celui d'un maître, d'un orateur consommé dans l'art de bien dire. Un petit détail où la curiosité l'attendait: -il a commencé son discours en disant Monsieur et non pas mon Père. C'est le droit et l'usage de l'Académie de ne dire jamais que Monsieur, à pareil jour, au nouveau membre qu'elle a élu ; on a dit Monsieur tout court au duc de Noailles, on a dit Monsieur et non pas Monseigneur à l'évêque d'Orléans. C'est le signe de l'égalité parfaite et de la confraternité académique, au moins pour ce premier jour de réception. Il n'y a eu que le cardinal Maury qui a exigé qu'on lui donnât du Monseigneur, et encore a-t-il fallu des négociations pour cela et un ordre d'en haut : ce qui lui a valu, dans le temps, plus d'une épigramme. M. Guizot a commencé très-spirituellement par se demander ce qu'un hérétique comme lui et un dominicain comme le récipiendaire auraient eu à se dire il y a six cents ans, s'ils s'étaient rencontrés face à face, dans la guerre des Albigeois, par exemple. Ç'a été pour lui une occasion naturelle de rendre hommage à la civilisation moderne et à cette société française qui a du bon et qui n'est pas uniquement, comme on venait de Il a par le dire, « une statue de Nabuchodonosor. >> faitement défini le genre d'éloquence mi-partie tribunitienne et religieuse du Père Lacordaire, cette éloquence de laquelle M. de La Mennais disait, comme de celle de M. de Montalembert : « Ce sont là pourtant des œufs que nous avons couvés!» M. Guizot a su si bien choisir les termes de ses éloges qu'ils impliquent la critique et la leçon. Il a maintenu, en présence du religieux catholique, l'autorité supérieure et souveraine de l'Évangile ; et comme s'il estimait, par là, avoir suffisamment assuré son drapeau, il a cru pouvoir aller plus loin que le récipiendaire qui s'était borné à faire allusion, en passant, à la question romaine. - Ici je demande la permission de ne pas insister. Je suis toujours étonné, en ma qualité d'académicien, lorsque je suis amené à me prononcer sur ces questions compliquées et délicates, et que l'invasion hardie de quelqu'un de mes illustres confrères sur ce terrain brûlant de la politique me met, pour ainsi dire, au pied du mur. Je saurais bien que dire là-dessus tout comme un autre, mais il me semble que ce n'est vraiment pas le lieu, et que, même à l'Académie, c'était beaucoup trop comme cela. J'aime mieux suivre M. Guizot dans les différences naturelles et nécessaires qu'il a reconnues entre la société américaine et la nôtre. Un piquant parallèle, et tout à fait académique, entre M. de Tocqueville et son successeur, et l'accord, l'harmonie finale de leurs deux esprits, résultant du contraste même de leurs vocations et de leurs destinées, cette vue ingénieuse semblait terminer à souhait un discours constamment applaudi. M. Guizot a pourtant voulu le prolonger encore et l'agrandir ces éloquences faites pour de plus vastes théâtres débordent à tout moment leur cadre. Se reportant donc aux années des luttes parlementaires, l'ancien ministre s'est demandé comment il se faisait que M. de Tocqueville et lui, qui ne semblaient aujourd'hui, et dans ce raccourci de conciliation suprême, n'avoir jamais différé que sur des degrés et des nuances, avaient toujours été cependant en face l'un de l'autre et dans des camps opposés; reprenant à son compte, exprimant à sa manière ce que M. Molé avait déjà dit autrefois à M. de Tocqueville entrant dans la vie publique, il a paru croire que l'expérience seule avait manqué à ce dernier, pour le rendre plus équitable et plus indulgent envers le pouvoir, et que M. de Tocqueville, après en avoir tâté. lui-même, après en avoir senti le poids, aurait été moins rigide pour ceux qu'un abîme ne séparait pas de lui. Est-il donc bien vrai que, si ç'eût été à recommencer, M. de Tocqueville, éclairé par l'expérience, se fût mieux entendu avec M. Guizot sur cette politique conservatrice, telle qu'elle était alors et telle qu'elle consentirait peut-être à être aujourd'hui. Oserai-je me permettre une remarque ? La supposition, dans les termes où elle est faite, est par trop simple et trop facile. Il est bien clair que si, sachant le résultat et l'issue, les hommes avaient à parcourir exactement le même chemin, à repasser par les mêmes épreuves, quelques-uns, les plus sages au moins, éviteraient les écueils où ils ont touché, les excès de passion ou de système par où ils ont péri. Mais il n'est jamais donné aux hommes de recommencer ainsi exactement leur vie; le jeu serait trop aisé, la partie serait trop belle. Le vrai bénéfice de l'expérience devrait être de savoir distinguer, dans des cas qui sembleront toujours différents, ce qu'il y a au fond de semblable, et de démêler la bonne voie dans un pays neuf. Si l'on a péché par une opposition opiniâtre et continue, par une coalition à tout prix et qu'on regrette d'avoir faite, si l'on a péché ou péri par là, pourquoi, dirai-je, venir la refaire contre d'autres, sous prétexte que le cas actuel est tout différent? Mais cette expérience toujours à propos et toujours renouvelée, que je demande ici, je vois que très-peu d'hommes la possèdent, et beaucoup de ceux même qui passent pour sages sont tout prêts, en avançant dans la vie, à commettre et à recommencer, dans un ordre un peu transposé, précisément les mêmes fautes. Ils ne tiennent compte que des différences qui les choquent, et oublient trop cette grande cause commune et qui, sauf des nuances, après tant d'échecs et de mécomptes, devrait être la nôtre à tous, la cause d'une société forte et d'une France glorieuse. |