Dimanche 31 mars 1961. HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE A L'ÉTRANGER PENDANT LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE, PAR M. A. SAYOUS (1). Cet ouvrage de M. Sayous est la suite de celui qu'il publia, il y a quelques années, sur la Littérature française à l'étranger pendant le dix-septième siècle. Nous avons à rappeler l'idée même et le sujet de l'important travail qu'il vient de mener à fin. Beaucoup d'écrivains, d'auteurs de profession ou d'amateurs ont écrit en français hors de France, sans être Français eux-mêmes ou en étant des Français exilés, émigrés : c'est de cette vaste littérature de banlieue que M. Sayous a fait l'histoire. J'éclairerai sa pensée par quelques exemples. Saint-Évremond et Bayle sont des Français émigrés qui continuent d'écrire dans leur langue hors de la patrie, avec cette différence que Saint-Évremond est proprement un émigré, et que Bayle est plutôt un réfugié. L'émigré, homme de Cour, continue d'écrire dans la langue élégante qui était en usage et à la mode au moment de sa sortie. Le réfugié, homme de religion, a (1) Deux volumes in-8°, chcz Amiot, rue de la Paix, 8. des habitudes et des plis de langage qui dénotent la secte, le conventicule. Bayle lui-même, le Voltaire anticipé du genre, l'esprit le plus émancipé du Calvinisme, n'a rien qui sente le Français de pure race, du milieu et du cœur de la France. Frédéric le Grand est un étranger, Français par l'éducation, qui adopte le français dans ses écrits; il écrit et compose dans notre langue par choix et par goût; ainsi faisait la grande Catherine, dont on a publié depuis peu les curieux Mémoires. Ces illustres étrangers qui choisissent le français pour leur langue littéraire, même sans être jamais venus en France ni à Paris, sontassez nombreux au dix-huitième siècle. Notre langue avait fait la conquête de l'Europe du Nord et même d'une partie du Midi. Il y a encore une classe d'étrangers qui écrivent en français, mais ceux-ci parce qu'ils sont venus en France et à Paris, qu'ils y habitent, qu'ils y vivent dans la meilleure société et en ont pris le ton, le tour d'esprit. Le charmant Hamilton, Grimm et Galiani, sont les principaux noms qui se présentent d'abord quand on cherche des exemples de ces parfaits naturalisés. Ce ne sont plus vraiment des étrangers, ils sont de Paris (le Suisse Bezenval n'était plus de Soleure, mais bien de Versailles), et l'on ne songe à les rattacher à leur première origine que lorsque, comme Grimm et Galiani, ils s'en retournent vieillir et mourir au dehors. Nous avons, à l'heure qu'il est, de spirituels Italiens qui écrivent le plus joli français, le plus net, le plus attique, qui payent tous les matins de leur personne, de leur plume. Et qui donc oserait dire que M. de Rovray n'est point de Paris? Enfin, il faut bien en convenir, il y a des étrangers qui écrivent en français du même droit que nous et sans être Français, tout simplement parce que c'est leur langue propre et maternelle. L'Empire français ne comprend pas exactement et rigoureusement tous les pays de langue française; il y a des bords qui dépassent, des coins et des contours qui échappent et qui ont toujours échappé. La Savoie est française, elle l'avait été une fois : Lausanne ne l'a jamais été. On y parle français pourtant au même titre que dans le Bugey ou le Dauphiné. Il y a donc des branches de littérature française qui sont chez elles et en pleine terre, tout en étant à l'étranger. La plus considérable de ces branches est la littérature génevoise: elle occupe la plus grande place dans les deux derniers volumes de M. Sayous. Il avait toutes les qualités et conditions pour en bien parler; il en sort, il en possède la suite et la tradition. Nous avons en France une prévention à prori contre la littérature génevoise; nous l'estimons, et nous la goûtons peu. Nous en usons sobrement: en ceci comme en beaucoup de nos préventions, nous avons tort; mais nous corrigerons-nous? Bons catholiques ou non, nous n'avons pas le goût protestant en littérature: quoi qu'il en soit, il convient, au moins à quelques-uns, de bien connaître ce monde à part, cette province littéraire non soumise qui a son fond et sa forme d'indépendance et d'originalité. Les écrivains de Port-Royal font une tribu distincte dans la littérature française et au cœur du grand siècle Pascal seul a éclaté pour tous; si l'on veut bien connaître les autres, il faut y regarder de très-près et les suivre longtemps dans leur monotonie apparente, dans leur demi-obscurité. Il en est de même pour la tribu intellectuelle génevoise au dix-huitième siècle. Jean-Jacques Rousseau seul a brillé aux yeux de tous celui qui se proclamait le Citoyen de Genéve par excellence, est sorti de son cercle natal; il a éclaté ailleurs, mais ç'a été en rompant avec les siens. Les autres écrivains et citoyens génevois, restés plus fidèles que lui, ont besoin, pour être appréciés, d'une étude attentive, et d'être écoutés de très-près; et ils en sont dignes. M. Sayous vient de s'appliquer à ce travail, non pas ingrat, mais lent, difficile, et qui demande un graveur encore plus qu'un peintre. Nous n'avons plus qu'à l'accompagner et à nous en remettre à lui comme au plus sûr introducteur. Je lui ferai pourtant une critique en commençant. Pourquoi n'avoir point placé en tête de ces deux volumes un court abrégé de la Constitution, de l'histoire politique de Genève au dix-huitième siècle, un petit tableau résumé des luttes, des querelles et guerres civiles entre les différentes classes, entre les citoyens et bourgeois, membres de l'État, parties du Souverain, et les natifs exclus, tenus en dehors et revendiquant des droits; querelles du haut et du bas, de patriciens et de plébéiens, renouvelées des Grecs et des Romains, inhérentes à la nature des choses, qui se sont reproduites plus tard, sous une forme un peu différente, dans la moderne Genève, et qui ont été finalement tranchées à l'avantage du grand nombre. M. Sayous suppose apparemment que nous savons tout cela, et il ne nous croit pas aussi ignorants que nous le sommes sur ces matières du dehors, même quand elles appartiendraient à un État plus considérable que celui de Genève. Quelques pages nettes et précises où il nous aurait présenté les vicissitudes de la Cité républicaine fondée sur une aristocratie orthodoxe et bourgeoise, jusqu'au moment où elle fut englobée par la Révolution française, nous auraient satisfaits et tranquillisés; nous aurions pu ensuite nous livrer avec plus de sécurité, sous sa conduite, aux études successives d'écrivains distingués qu'il déroule devant nous. Nous apprenons tout d'abord qu'un notable changement s'opéra, au commencement du dix-huitième siè cle, dans l'atmosphère théologique de Genève ; il y eut une détente, et le climat moral s'adoucit. Cette heureuse modification qui tempérait la rigidité, devenue impossible, de Calvin, et qui mettait Genève plus en accord avec l'air extérieur, fut, en grande partie, due à un ministre et prédicateur, Alphonse Turretin, lequel avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse, avait visité Newton et Saint-Évremond à Londres, Bayle et Jurieu en Hollande, Bossuet, Fontenelle et Ninon à Paris, et qui, après bien des comparaisons de curieux, était revenu dans sa patrie, mitigé, modéré et tolérant. Turretin sut intervertir habilement l'ordre calviniste, en faisant passer la morale avant le dogme, en posant en principe « qu'on ne doit jamais porter en chaire ces questions qui sont controversées entre les Protestants: d'un côté parce qu'elles surpassent la portée du peuple, et de l'autre parce qu'elles ne contribuent en rien à avancer la sanctification des âmes. » Sous l'empire de ces idées de bon sens, il se fit peu à peu, dans l'esprit exclusif de ses concitoyens, un assez grand changement pour qu'après lui, en 1738, on pût voir, dans la cité calviniste par excellence, s'élever une église, pas catholique (ne demandons pas l'impossible), mais une église luthérienne. Luther admis à côté de Calvin, quel effort! quelle tolérance! A défaut d'une grande originalité, Turretin eut donc de l'à-propos, de la sagesse pratique, de la persuasion, une influence salutaire, et il contribua à fixer pour un long temps cette température religieuse et morale dans laquelle on respira désormais plus librement, et qui permettait d'être à la fois, dans une certaine mesure, chrétien, philosophe, géomètre et physicien, homme d'expérience, d'examen, de doute respectueux et de foi. non Ce fut la ligne que suivirent les Cramer, les Calandrini, les Abauzit, et qu'observa lui-même dans sa belle |