décisive de sa vie, et que Saint-Cyr nous a révélée s'accusant et redoublant avec une persistance étrange dans la nuit de perplexité qui précéda la glorieuse mort du jeune général. Joubert se rendait compte mieux que personne de la responsabilité d'un chef de troupe, et dans un de ses jours d'inquiétude il la résumait ainsi : « A chaque heure répondre de la vie de plusieurs milliers d'hommes; hasarder à propos la vie de ses soldats pour la leur sauver; ne négliger aucune précaution pour se défendre des embuscades et des surprises de nuit; voir dans cette lutte continuelle succomber ses amis, ses connaissances, par les blessures ou les maladies: il y a là de quoi tourmenter un homme. Et moi qui ne sens rien faiblement, je m'affecte d'autant plus profondément que dans notre état il faut avoir l'art de cacher aux autres ses affections particulières. Il faut paraître confiant quand on est inquiet, dur envers le soldat, quand souvent il n'inspire que de la pitié ; il faut enfin avoir un visage qui ne soit point le miroir de son cœur.» Touchantes et humaines paroles, et dignes d'un Vauvenargues dans les camps! Dans tout ce que je vais dire, que l'on me comprenne bien, je suis loin de vouloir infirmer le mérite de Joubert, je ne le diminue point. Cette modestie qu'il a, non pas seulement extérieure et apparente, mais intime et sincère, le marque et le distingue entre tous: ce coin de faiblesse (car il y a un peu de faiblesse) me le fait aimer; c'est une grâce de plus, c'est comme un pressentiment, si on le rapproche de sa fin prématurée. Je veux pourtant suivre la veine et la dessiner nettement aux yeux pour qu'il n'y ait pas doute ni incertitude. J'anticiperai donc sur les faits pour embrasser tout le caractère. Ainsi, simple général de brigade quand il se définissait de la sorte la responsabilité, à peine sera-t-il général de division qu'il dira (22 novembre 1796): Avec mon avant-garde, j'étais joyeux; avec une division, la tris · tesse me saisit, je crains les événements. Cependant il faut servir... ■ Entre Arcole et Rivoli (toujours dans ses lettres à son père): « Vous ne me croyez occupé que de gloire : vous vous trompes o mon père; je ne soupire qu'après le repos. Il m'est impossible, dans l'occasion, de ne pas suivre l'impulsion naturelle; il faut se montrer. Mais je vous assure que je désire n'avoir plus occasion de guerroyer, et encore une fois que le repos seul est l'état que je désire et dont j'ai besoin. >> A l'entendre, ne dirait-on pas vraiment qu'il n'est soldat que comme Nicole prétendait être controversiste? malgré lui. Il faut rabattre de ces paroles, je le sais; mais rabattez ce que vous voudrez, il en restera encore assez pour déceler le symptôme que nous y cherchons. Après Rivoli, où il s'est couvert de gloire, où il a justifié hautement sa promotion de divisionnaire, et à la veille de sa première expédition dans le Tyrol, dont il vient d'être chargé : « Plus je réfléchis, moins je me trouve à ma place; tout, jusqu'au succès, me désespère. Encore une fois, dès que je vois jour, je me débarrasse de tout ce fardeau et je quitte le métier. Je suis né pour les armes et non pour le commandement. Je maudis l'instant où je fus fait caporal; et je voudrais avoir l'apathie de ceux qui finiront par s'établir bourgeoisement. C'est là où est le bonheur, et c'est là sûrement où, s'il est possible, j'irai le chercher. En attendant je vais, en faisant mon devoir, faire taire encore la cabale. >> On n'est pas plus héros et plus sceptique à la fois. Et arrivé à Trente, après avoir réussi : « Je me livre à la fortune, mais je m'en défie; et si la chance est favorable, je m'en défierai plus encore et rechercherai les postes secondaires que vous prétendez que je ne dois plus accepter. Un soldat se bat dans tous les rangs. Dans une république, on n'est général qu'un temps. J'ai sous mes ordres le brave Dumas, qui a commandé en chef cinq armées; je lui ai confié mon aile droite, et nous sommes Intimes. Pourquoi ne pourrai-je pas me trouver dans le même cas?» Et de cette même ville de Trente, après des succès auxquels il ne manquait plus que la seconde expédition dans le Tyrol allemand pour atteindre à leur plein éclat, il écrivait à son père encore, plus ambitieux que lui et qui le poussait à tous les genres d'ambition: « J'ai reçu votre lettre; vous m'y supposez bien des qualités que je n'ai pas. Pour être homme de pouvoir, il faut de l'ambition et je n'en ai pas. Pour désirer des places, il faut une science approfondie du cœur humain, et une conduite politique à l'avenant; je dédaigne tant de prudence. Malgré tout ce que vous m'en dites, je suis décidé à quitter une carrière dont je ne voulais parcourir que les degrès moyens et où je me trouve au faîte, sans l'avoir désiré. Je n'ai accepté avec plaisir que le grade d'adjudant-général chef de brigade (comme qui dirait colonel), et c'était là ma place. J'ai été porté plus haut contre mon gré. A présent j'ai trois divisions sur les bras, et je suis décidé à les quitter. J'aime rendre des services; qui ne serait sensible à la joie d'en rendre? Mais je préfère un poste, une position où l'homme jouit de lui-même, à l'éclat d'une grande place où l'on ne vit jamais pour soi. D'ailleurs, ce qu'on appelle réputation dépend toujours des événements, et encore une fois je serais un fou de courir de nouvelles chances sans ambition. >> Je pourrais multiplier les aveux de ce genre. La disposition ici est trop persistante pour qu'on puisse douter de sa profondeur et de ses racines dans la nature même de l'homme. Décidément Joubert aime les postes en second et s'y sent plus à l'aise que dans les premiers. D'autres aspirent à monter; lui, il aspirerait plutôt à descendre. Personne n'est moins enivré après la victoire, personne n'est plus méfiant que lui de l'avenir. Sans doute un homme, un guerrier mort à trente ans n'a pas donné sa mesure: il ne l'a pas donnée pour tous ses talents et ses mérites, pour tout ce qui s'acquiert par l'expérience; mais comme génie, comme jet naturel, il s'est montré dans sa force d'essor, dans sa portée et sa visée première, s'il est à l'oeuvre depuis déjà cinq ou six années. Je me risquerai donc, à propos de cette singulière modestie de Joubert, à rappeler la pensée d'un moraliste de l'école de La Rochefoucauld: Une modestie obstinée et permanente est un signe << d'incapacité pour les premiers rôles, car c'est déjà << une partie bien essentielle de la capacité que de por<< ter hardiment et tête haute le poids de la responsa«<bilité; mais de plus cette modestie est d'ordinaire << l'indice naturel et le symptôme de quelque défaut, de << quelque manque secret: non pas que l'homme mo<< deste ne puisse faire de grandes choses à un moment << donné, mais les faire constamment, mais recommen<< cer toujours, mais être dans cet état supérieur et permanent, il ne le peut, il le sent, et de là sa mo<< destie qui est une précaution à l'avance et une sorte << de prenez-y-garde. On ne se contient tant que parce qu'on a le pressentiment de ne pouvoir aller jusqu'au << bout. >> Ce qui ne veut pas dire au moins, en prenant pour vrai le signe inverse, qu'il suffit de ne douter de rien et de se croire propre à tout, pour être en réalité capable de tout. Entendez tout cela comme il convient, c'est-àdire sobrement, et dans la juste application à notre sujet. Le malheur du jeune général que nous verrons sortir si brillamment victorieux, si intrépide et si habile dans les luttes prochaines où il n'était que lieutenant et en second, ce fut, à une certaine heure, d'avoir été poussé au premier rang, d'y être arrivé dans tous les cas trop tôt, et par le jeu des partis qui s'inquiètent peu de vous compromettre et de vous briser, pourvu que vous leur serviez d'instrument un seul jour. Mais que de qualités charmantes et pures en lui! que de vertus aimables, ornement du guerrier! Énumérons un peu : Sentiment de famille, on l'a vu; fidélité au pays, je ne parle pas du grand pays, de la patrie et de la France, mais du pays de Bresse et de tous les camarades qui en sont: « (Avril 1795.) Nous souffrons tous les maux, couchés sur la paille, buvant de l'eau, très souvent réduits à 12 ou 14 onces de pain rempli de pierres et noir comme du temps de Robespierre. J'ai vu passer mon troisième bataillon de l'Ain. Pannetier, Soulier, Boisson sont venus me voir et ont partagé ma misère. Rien n'était si risible que de voir l'approche de ces deux jeunes gens; ils avaient fait une lieue pour nous voir. Je les ai reconnus qui se tenaient à vingt pas de moi, détournant la tête quand je les regardais, en s'extasiant sûrement de voir des pays si loin. Nous avons joui un moment de leur embarras bressan. Enfin, pour en finir, mon frère est allé les chercher. » Autre vertu sentiment touchant de confraternité d'armes, sainte amitié des camps, qu'il ressent vivement et qu'il a inspirée. Ainsi après une affaire malheureuse, l'attaque des positions en avant de Saorgio, sous Brunet, il écrivait (juin 1793): « De notre côté, nous avons à pleurer bien des braves. Un capitaine de mon régiment, M. Langlois, mon intime ami, blessé en tête de sa colonne, et la balle dans le corps, élevait encore son épée en avançant et en excitant le soldat, jusqu'au moment où il est tombé de faiblesse. Je l'ai vu en passant à Sospello, une amie le soignait; et comme tout le monde longtemps m'avait cru mort, il avait, dans ses douleurs souvent parlé de moi et souvent envié mon sort. Trois heures après que je l'eusse vu, il était plus gai et beaucoup mieux. Il croit que puisque je vis, il ne mourra pas. Dieu le veuille! » Superstition du guerrier si naturelle, si nécessaire, au milieu de cette vie de hasards! Mais ici, et dans ce mot échappé du cœur, on reconnaît plutôt encore la religion de l'amitié. La probité enfin, la pureté et le désintéressement sont les vertus ordinaires de Joubert. Le lendemain de la victoire de Loano, il se trouve dépourvu de tout. Ce général de brigade, qui vient de prendre les chariots et les bagages de l'ennemi, se voit dans la nécessité d'écrire à son père: |