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dans deux ou trois grands et vigoureux tableaux ; l'ensemble manque d'intérêt, et le tout est dénué de charme. Je ne parle pas des divers recueils qui ont suivi et qui, sauf quelques pièces assez rares, ne sont que les produits ingrats et de plus en plus saccadés d'une veine aride et tarie. Or ce qu'avait surtout Guérin, c'est le jet, c'est la veine, c'est le charme, c'est la largeur et la puissance: l'auteur du Centaure est d'un autre ordre que le discret amoureux de Marie. Mais Brizeux, en vers, est artiste, et Guérin ne l'est pas assez. Brizeux a la science du vers, et s'il fait trop peu courir sa source, si, pour de bonnes raisons, il ne la déchaîne jamais, s'il n'a jamais ce que le généreux poëte Lucrèce appelle le magnum immissis certamen habenis, la charge à fond et à bride abattue, du moins il ramène toujours les plis de sa ceinture, il a des manières habiles et charmantes de l'agrafer.

En 1833, Guérin, ce Breton d'adoption et qui était alors bien plus Breton de génie et d'âme que Brizeux, vivait donc en plein de cette vie rurale, reposée, poétique et chrétienne, dont la séve montait à flots dans son talent et s'épanchait avec fraîcheur dans ses pages secrètes. Il avait ses troubles, ses défaillances intérieures, je le sais : nous reviendrons, au moins pour l'indiquer, sur ce côté faible de son âme et de sa volonté ; son talent, plus tard, sera plus viril en même temps que sa conscience moins agitée; ici il est dans toute sa fleur délicate d'adolescence. Il y eut un moment unique où toutes les nuances étaient observées, où les adorations s'unirent et se confondirent. Que l'on se figure, à la Chênaie, qui s'appelait encore une maison sainte, le jour de Pâques de cette année 1833, le 7 avril, une matinée radieuse, et ce qui s'y passait une dernière fois de touchant. Celui qui était encore l'abbé de La Mennais célébrait dans la chapelle la messe pas

cale,

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sa dernière messe (1),-et y donnait de sa main la communion à de jeunes disciples restés fidèles, et qui le croyaient fidèle aussi : c'étaient Guérin, Élie de Kertangui, François du Breil de Marzan, jeune poëte fervent, tout heureux de ramener à la sainte table une recrue nouvelle, un ami plus âgé de dix ans, Hippolyte de La Morvonnais, poëte lui-même. Il y avait en ce moment à la Chênaie, ou il allait y venir, quelques hommes dont la rencontre et l'entretien donnaient de pures joies, l'abbé Gerbet, esprit doux et d'une aménité tendre, l'abbé de Cazalès, coeur affectueux et savant dans les voies intérieures ; d'autres noms, dont quelques-uns ont marqué depuis en des sciences diverses, Eugène Boré, Frédéric de La Provostaie : c'était toute une pieuse et docte tribu. Qui eût dit alors à ceux qui se groupaient encore autour du maître, que celui qui venait de leur donner de sa main la communion ne la donnerait plus à personne, qu'il la refuserait lui-même à tout jamais, et qu'il allait avoir bientôt pour devise trop vraie un Chêne brisé par l'orage, avec cette légende altière : Je romps et ne plie pas ? une devise de Titan, à la Capanée!Oh! si l'on nous l'eût dit, quel frisson eût passé dans nos veines! écrivait l'un d'eux. Mais pour nous qui n'avons ici qu'à parler de littérature, il est impossible de ne pas noter un tel moment mémorable dans l'histoire morale de ce temps, de n'y pas rattacher le talent de Guérin, de ne pas regretter que l'éminent et impétueux esprit qui couvait déjà des tempêtes n'ait pas fait alors comme le disciple obscur, caché sous son aile, qu'il n'ait pas ouvert son cœur et son oreille à quelques sons de la flûte pastorale; qu'au lieu de se déchaîner en idée sur la société et de n'y voir qu'enfer, cachots,

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(1) Non pas la toute dernière messe qu'il ait dite, mais la dernière qu'il ait célébrée au temps de Pâques. Je crois que l'assertion, ainsi modifiée et entendue, est exacte.

souterrains, égouts (toutes images qui lui reviennent perpétuellement et qui l'obsèdent), il n'ait pas regardé plus souvent du côté de la nature, pour s'y adoucir et s'y calmer. Et pourtant, ce même M. de La Mennais écrivait, quelques mois après, à l'une de ses pieuses amies en Italie: « Vous allez entrer dans le printemps, plus hâtif qu'en France dans le pays que vous habitez; j'espère qu'il aura sur votre santé une influence heureuse. Abandonnez-vous a ce qu'a de si doux cette saison de renaissance; faites-vous fleur avec les fleurs. Nous perdons par notre faute une partie, et la plus grande, des bienfaits du Créateur; il nous environne de ses dons, et nous refusons d'en jouir par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nousmêmes. Au milieu de l'atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une composée de toutes les vapeurs mortelles qui s'exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins, fatale cloche de plongeur qui nous isole dans le sein de l'Océan immense. » Et qui donc s'était placé sous cette cloche et se plaisait à y rester plus que lui?

J'ai encore quelque chose à dire sur cette station ne Guérin à la Chênaie et en Bretagne, sur cette époque nourricière de son talent.

Lundi, 1er octobre 1860.

OEUVRES

DE MAURICE DE GUÉRIN

PUBLIÉES PAR M. TRÉBUTIEN.

(SUITE ET FIN.)

Puisque j'ai parlé de La Mennais à cette date de 1833, et tel qu'il paraissait encore aux yeux de ce cercle fidèle, comment ne pas indiquer le portrait de lui que Guérin a tracé dans une lettre du 16 mai à M. de Bayne de Rayssac, l'un de ses amis du Midi? C'est bien la plus vive, la plus parlante image de cette moitié de La Mennais à laquelle on a peine à croire quand on n'a fait que le lire, moitié d'une âme qui semblait en conversant se livrer tout entière, ta elle était gaie et charmante, et qui s'éclipsait si vite alors que son front se plissait et que sa physionomie noircissait tout à coup. Guérin nous le montre comme il le voyait, sous son plus beau jour, et quelquefois dans sa fierté, mais sans la noirceur. Les lettres de Guérin à ses amis servent à compléter les impressions notées dans son Journal durant ce temps, et quelques-unes des pages de ce Journal ne sont elles-mêmes que des passages de ses lettres qui lui semblaient mériter d'être

transcrits avant de s'échapper. L'artiste en effet, le peintre qui préparait à tout hasard ses cartons, s'essayait en lui. Une de ses fêtes les plus désirées, et qu'il se promettait dès son arrivée en Bretagne, fut un petit voyage aux côtes de l'Océan. Une première fois, le 28 mars, dans une promenade poussée plus loin que d'habitude avec l'abbé Gerbet et un autre compagnon, il avait entrevu au nord, de dessus une hauteur, la baie de Cancale et les eaux au loin resplendissantes qui décrivaient à l'horizon une barre lumineuse. Mais le vrai voyage, et qui lui permit de s'écrier: Enfin j'ai vu l'Océan, ne se fit que le 11 avril. Ce jour-là, le jeudi d'après Pâques, il se mit en route à une heure de l'après-midi, par un beau temps et un vent frais, à pied, en compagnie d'Edmond de Cazalès, qui n'était pas encore dans les Ordres. Il n'y avait pas moins de six ou sept lieues à faire; mais aller vers un grand but et y aller par un long chemin avec un ami, c'est double bonheur. Guérin sentait l'un et l'autre, et il nous l'a dit : « C'est une félicité non pareille de faire route, d'aller voir la mer avec un compagnon de voyage ainsi fait. Notre conversation alla, pour ainsi dire, tout d'un trait de la Chênaie à Saint-Malo, et, nos six lieues faites, j'aurais voulu voir encore devant nous une longue ligne de chemin; car vraiment la causerie est une de ces douces choses qu'on voudrait allonger toujours. » Il nous donne une idée de ces entretiens qui embrassaient le monde du cœur et celui de la nature, et qui couraient à travers la poésie, les tendres souvenirs, les espérances et toutes les aimables curiosités de la jeunesse. Je m'imagine que ces doux propos ressemblaient par l'esprit à ce qu'avaient dû être les entretiens de Basile et de Grégoire au rivage d'Athènes, à ceux d'Augustin et de ses amis au rivage d'Ostie. Les descriptions pittoresques, les marines qui

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