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peut se rendre que faute de vivres, et l'on est sûr qu'elle en a encore pour deux mois. Vous avez la certitude qu'avant dix jours l'armée du général Championnet, qui se forme dans les Alpes, sera en état de déboucher dans la plaine pour se réunir à la vôtre; on vous assure que cette armée sera forte d'environ 35,000 hommes, c'est à peu près autant que vous en avez; ainsi la supériorité que l'ennemi conservera encore ne sera du moins plus aussi disproportionnée quelle l'est aujourd'hui. Nous pensons qu'il vaut mieux rentrer dans les montagnes, d'où l'on n'aurait pas dû sortir, et se préparer à s'y défendre; car les raisons qui doivent nous porter à ne point livrer une bataille avant la jonction de l'armée des Alpes doivent décider l'ennemi à nous attaquer avant qu'elle soit effectuée; mais les positions que nous devons occuper nous sont bien connues; ce n'est pas une affaire de quelques heures qui pourra décider les succès de l'ennemi; là, il ne s'agira pas d'une seule bataille, mais de vingt combats plus ou moins acharnés, sur des points difficiles, où leur nombreuse artillerie et leur cavalerie se trouveront à peu près paralysées. »

Cependant, tout en insistant auprès du général en chef en ce sens de la temporisation, les généraux divisionnaires l'assurèrent de leur zélé concours, quel que fût le parti auquel il s'arrêterait; seulement il y avait hâte et urgence à en prendre un, ou celui de la retraite, très-possible et le plus opportun, ou celui d'une bataille à livrer; mais, dans ce cas, serait-elle défensive ou offensive? attaquerait-on l'ennemi, ou l'attendrait-on ? Il n'y avait pas un moment à perdre pour les dispositions: on avait affaire à Souvarof, ce vieil et ardent guerrier, qui « avait l'âme d'un grand capitaine,» s'il lui manquait la science et bien des parties du métier. Joubert écouta tout, et ne put prendre sur lui de se décider. On était au soir, la délibération durait toujours; on voyait des fenêtres du casin les mouvements de l'ennemi et ses préparatifs pour une bataille. Joubert s'était flatté en croyant que l'ennemi ne la voulait pas; il essayait tout bas de s'en flatter encore. Saint-Cyr insista une dernière fois sur la possibilité d'une retraite à travers l'Apennin, indiquant avec précision les moyens, les positions à occuper :

« Cette proposition, ajoute-t-il (et lui seul a l'autorité suffisante pour faire accepter de telles paroles), ne put tirer Joubert de l'état d'incertitude où il était plongé; il en était si affecté, qu'on peut dire qu'il en avait honte. Il dit à Pérignon et à Saint-Cyr qu'il les priait de l'excuser, qu'il ne s'était jamais vu d'une telle faiblesse ; qu'il avait été plus d'une fois utile par ses conseils au général Bonaparte dans des moments très-difficiles, et qu'il ne concevait pas d'où provenait l'extrême irrésolution d'où il ne pouvait sortir. Enfin, sur le soir, il parut décidé à la retraite; il dit à ses généraux qu'ils pouvaient se rendre près de leurs troupes, et que d'ici à une heure ou deux il leur expédierait les ordres pour commencer le mouvement: mais ceux-ci avaient été trop longtemps témoins de cette funeste hésitation pour se persuader que le général en chef persisterait dans le parti qu'il semblait décidé à prendre; ils se rendirent près de leurs troupes, et s'occupèrent plus de dispositions de défense que de retraite. »>

Dans une visite qu'il revint faire dans la soirée au général en chef, Saint-Cyr le retrouva le même, sans plan arrêté, et la nuit ne changea rien à son irrésolution: il ne donna point d'ordres. Le 15 août, un peu avant le jour, l'attaque de l'ennemi commence à notre aile gauche. Aux premiers coups de fusil, Saint-Cyr envoie prévenir Joubert, qui a peine à quitter son illusion et veut s'assurer de la réalité de l'attaque: « Je vais à la gauche, dit-il, je compte ici sur vous. » Il n'était pas arrivé à son extrême gauche qu'il put voir aux mouvements de l'ennemi que c'était une bataille sérieuse. « Il réalisa aussitôt ce que quelques mots qui lui étaient échappés la veille devaient faire prévoir; il dit aux aides de camp dont il était entouré: Jetons-nous parmi les tirailleurs! Ce furent les dernières paroles qu'il prononça, car il fut aussitôt atteint d'une balle qui le renversa mort. » On reporta son corps à Saint-Cyr, qui cacha cette mort aux troupes jusqu'à la fin de la journée. Moreau prit le commandement, repoussa pendant tout le jour les efforts de Souvarof et perdit la bataille le moins possible.

Ainsi mourut à l'âge de trente ans ce jeune général,

aimé, regretté de tous, succombant, on peut le dire, à une situation trop forte, à une épreuve où la préoccu pation politique avait pesé étrangement sur les déterminations de l'homme de guerre. On raisonna beau coup dans le temps sur cette mort; il me semble qu'elle s'explique tout naturellement. Joubert qui avait tant maudit l'instant où il fut fait caporal, qui avait tant repoussé le poids de la responsabilité, sentit qu'il en avait assumé une double sur sa tête, celle d'une armée, celle d'un parti; mais il était embarqué, il fallait poursuivre. Il défaillait dans son for intérieur, il avait perdu l'espérance; l'homme de cœur et le héros en lui se revancha du moins, se releva tout d'un bond. Aux premières balles qu'il entendit, il courut leur demander le secret du sort; il voulut se dédommager par son intrépidité de grenadier de son irrésolution comme général.

Six semaines après, le 30 septembre, Bonaparte, revenant d'Égypte, relâchait dans le golfe d'Ajaccio; il y apprenait pour première nouvelle la mort de Joubert sur le champ de bataille de Novi et ce concours d'événements qui marquaient comme au front des étoiles que l'heure du destin était arrivée. Cette mort, avec les circonstances qui l'avaient amenée, était un nouvel et dernier augure.

Napoléon a toujours parlé très-bien de Joubert, et comme d'un ami; son jugement, conservé tant dans ses Mémoires que dans les conversations de Sainte-Hélène, résume toute la carrière du jeune guerrier, ses services, ses mérites et ses qualités, avec cette conclusion : « Il était jeune encore et n'avait pas acquis toute l'expérience nécessaire. Il eût pu arriver à une grande renommée. »>

Il est téméraire de prédire ce qui sera; il est plus téméraire encore et plus vain de prétendre s'imaginer ce qui n'a pas été. Si l'on essaye pourtant (car la pen

sée va d'elle-même) de se figurer ce qu'eût été Joubert devenu maréchal d'Empire, il me semble que l'illustre maréchal Suchet nous en donne assez bien l'idée : un militaire brave, instruit, progressif, un parfait lieutenant, capable de conduire à lui seul des opérations circonscrites, administrateur habile et intègre, combinant des qualités militaires et civiles, se faisant aimer même dans les pays conquis. C'eût été un maréchal Suchet venu plus tôt et de la première promotion.

Mais en un sens, et si l'on ne cherche que ce qui le distingue des autres, il est mort à temps, au moment où ce simulacre de république dont il était l'une des plus nobles colonnes, allait s'écrouler sous un choc puissant; il est mort jeune avec ce qui devait mourir alors pour n'avoir pas à se démentir ou à se transformer. Son nom n'eut qu'un bien court intervalle pour se dégager, mais il s'y lit entouré d'un signe.

Ne le remarquez-vous pas ? Il en est de l'Histoire comme de la Nature: elle essaye avant de réussir, elle ébauche avant de créer. La destinée de Joubert n'est qu'une ébauche, mais c'est à ce titre surtout qu'elle vivra. Ce qu'il y eut de brave, d'intrépide, d'honnête, d'individuel en lui, a dès longtemps pâli dans l'éloignement et serait déjà effacé par la distance: son caractère plus distinct, sa marque fatale et comme sacrée est dans ce qui le rattache au grand mouvement irrésistible qui se préparait, à l'ère de rénovation vers laquelle aspirait la société tout entière. C'est comme signe et comme symptôme, c'est comme présage avantcoureur, c'est comme usurpateur à son insu (le loya jeune homme!) du plus grand rôle moderne, qu'il nous est visible aujourd'hui. Sa vie est un feuillet déchiré, mais qui précède immédiatement un des plus mémorables chapitres du livre auguste de l'Histoire. Dans une histoire universelle, si courte qu'elle soit, et fût

elle à la Bossuet, il est sûr par là d'être nommé. Ce n'est pas en vain qu'on a été choisi, même pour manquer le rôle de César, et qu'en tombant au premier souffle du Destin, on est une preuve, un illustre pronostic de plus de la fortune de César.

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