attribue, passât sans contestation. Louer les Athéniens devant les Athéniens et faire accepter le portrait n'est pas la chose la plus difficile: «Mais s'il fallait, dit quelque part Socrate, louer les Athéniens parmi les gens du Péloponèse, ou ceux du Péloponèse parmi les Athéniens, c'est alors qu'il faudrait bien de l'habileté pour persuader son auditoire (1).» Hâtons-nous de dire que si M. Nisard flatte peut-être l'esprit français dans la définition générale qu'il en donne, il ne flatte nullement les auteurs français en particulier; et, tout au contraire, en les comparant, en les confrontant sans relâche un à un avec ce premier idéal qu'il s'est proposé et qu'il a dressé comme une figure grandiose au vestibule de son livre, il leur fait subir la plus périlleuse des épreuves, le plus sévère des examens plus d'un, et des plus célèbres, y laisse une part de lui-même, la partie caduque, éphémère et mensongère; et, comme après un jugement de Minos ou de Rhadamanthe, c'est l'âme immortelle, c'est l'esprit dans ce qu'il a eu de (1) Si l'on cherchait un nom pour rendre l'idée plus sensible, le vrai représentant de l'esprit français dans ce que j'appelle un congrès européen serait Voltaire. Goëthe l'a vu et l'a exprimé avec sa supériorité de critique et de naturaliste : « Lorsqu'une famille s'est fait remarquer, dit-il, durant quelques générations par des mérites et des succès divers, elle finit souvent par produire dans le nombre de ses rejetons un individu qui réunit les défauts et les qualités de tous ses ancêtres, en sorte qu'il représente à lui seul sa famille entière. Il en est de même des peuples célèbres: la plupart ont vu naître dans leur sein des hommes profondément empreints de la physionomie nationale, comme si la nature les eût destinés à en offrir le modèle.--Et c'est ainsi, ajoute-t-il, que la nature produisit dans Voltaire l'homme le plus éminemment doué de toutes les qualités qui caractérisent et honorent sa nation, et le chargea de représenter la France à l'univers. » Et il énumère les qualités nombreuses et les quelques défauts essentiels qui font de lui l'image brillante du Français accompli. Que si on prétendait donner pour type de l'esprit français tout autre plus sérieux, plus grandiose, Bossuet par exemple, on se tromperait, en visant trop haut; on déplacerait le centre. bon, de pur, dans ce qu'il a de durable, de moral, de salutaire, de conforme et de commun avec le génie français (une des plus belles représentations de l'esprit humain), c'est cela seul qui survit, qui se dégage et qui triomphe. Voilà l'idéal de la méthode a-t-elle toujours été justement appliquée, et a-t-elle pu l'être? La nature est pleine de variétés et de moules divers : il y a une infinité de formes de talents. Critique, pourquoi n'avoir qu'un seul patron? Ah! je sais bien que votre patron est plus divers et plus varié qu'il ne semble d'abord, que votre exemplaire de l'esprit français est multiple, compliqué, et assez élastique comme cet esprit lui-même. Il n'est pas moins vrai que cette Histoire devient, par nécessité, un procès continuel. Le critique-historien ne s'abandonne jamais au courant de chaque nature d'écrivain qu'il rencontre; il la ramène d'autorité à lui, à son modèle; il force plus d'un fleuve qui s'égarait à rentrer dans ce canal artificiel dont il a creusé le lit à l'avance : il y a des branches rebelles; elles sont sacrifiées. L'Esprit français, à l'état d'archétype comme dans Platon, est censé présider en personne à cette Histoire : selon qu'il se reconnaît plus ou moins dans tel ou tel écrivain qui passe, il l'approuve ou le condamne, il l'élève ou le rabaisse. Ceux que naturellement il préfère, sont ceux en qui il se reconnaît plus ressemblant. Tout cela est très-ingénieux, et suppose une grande distinction, une grande force, un acumen ingenii infiniment aiguisé. Cette Histoire sera donc à la fois, chemin faisant, un enseignement continuel, une exhortation au bien et au mieux, une correction et un châtiment du mal. C'est moins encore une Histoire qu'une suite de discours ingénieux et neufs sur toute notre littérature. Le dernier volume qui comprend bien des périodes, bien des successions d'écoles et des révolutions de goût, depuis la fin du dix-septième siècle jusques et y compris le commencement du dix-neuvième, offre un intérêt très-vif: la manière seule dont les questions sont posées pique mon attention et m'arrête à chaque pas. Que de pourquoi, en effet; et de comment! que de démêlés de l'auteur avec son sujet, et, par suite, du lecteur avec l'auteur! que de oui et de non pressés, instructifs, et qui font qu'on avance comme dans une conversation vive, tout en contestant et en finissant par céder! Au sortir de ce dix-septième siècle qu'il considère comme le point le plus haut d'où l'on puisse regarder en France les choses de l'esprit (ne serait-ce pas assez de dire, les choses du goût?), l'auteur, en arbitre et presque en syndic désigné, dresse le bilan de la fortune littéraire de la France; il établit la balance par profits et pertes, ce sont les termes mêmes qu'il emploie; il compte devant nous tout ce qui doit entrer dans l'un ou l'autre plateau; il sait faire rendre à chacun, il en obtient tout ce qu'il exige pour la régularité de son inventaire. Mais sur ces gains, mais sur ces pertes, si scrupuleusement pesés et compulsés, sommesnous toujours d'accord? Y a-t-il deux hommes, j'entends même deux hommes de goût, qui puissent l'être absolument, surtout quand l'élément moral est pris si fort en considération? Dans cette suite pressée d'écrivains qu'il rapproche ou qu'il oppose, n'accorde-t-il pas trop à celui-ci ? n'a-t-il pas trop retiré à celui-là ? Le dixhuitième siècle s'ouvre sur le mépris des deux Antiquités littéraires : de l'Antiquité païenne et de l'Antiquité chrétienne. Tout le mal, en effet, et le péril de la décadence viendront-ils de là, de cette double source? Sur Fontenelle, surl.amotte, que de vues fines, de distinctions précises et pénétrantes ! et toutefois, sur Lamotte, M. Nisard n'est-il pas un peu subtil quand, séparant chez lui le spécieux et le vrai, il le veut bon écrivain sitôt qu'il entre dans le vrai, prosateur inégal et douteux dès que le spécieux commence? Lamotte a-t-il, à ce point, deux façons de dire et deux langues qu'on puisse reconnaître? Et sur Massillon envers qui il est si sévère, sur ce Massillon qu'on a appelé le Racine de la chaire, vaste orateur cicéronien, aux nuances morales infinies, abondant et suave, est-il donc vrai de dire que certains de ses défauts se peuvent rapprocher de ceux de Lamotte? Ses seuls défauts ne sont-ils pas, non le précieux, mais le relâché, le surabondant et l'amplifié, comme lui-même l'a remarqué ailleurs? Oh! pour Massillon, comme pour le Fénelon du précédent volume, j'ai bien envie de le renvoyer à M. de Sacy, qui lui fera là-dessus bonne guerre, de même que sur Lamotte je voudrais bien entendre M. Saint-Marc Girardin, qui le pourrait chicaner et prendre à partie. Duguet, Rollin, sont en revanche extrêmement loués, et rangés ensemble, avec un petit nombre, «< dans la douce famille des esprits conservateurs. » C'est bien dit. Je ne sais trop pourtant si les qualités du style de Duguet, aux bons endroits, et dans certaines lettres, sont si loin du tour et de la coupe épigrammatique de Fontenelle. Je ne parle que du tour, bien entendu. Passons vite. Ce ne sont là que de menus détails et des riens. Mais sur les trois ou quatre écrivains maîtres et rois du siècle, sur Montesquieu, sur Buffon, sur Voltaire, toutes les parts n'y sont-elles pas faites d'un coup d'œil élevé, d'une main sûre, et avec des expressions significatives qui restent dans l'esprit et dont on se souvient? Pour Jean-Jacques Rousseau, il est sévère et même dur, il est en garde comme devant l'ennemi : est-il injuste? Il semblerait difficile, à son point de vue, avec les données qu'il s'est imposées, parlant au nom d'une société établie, au nom d'un esprit ordonné et constitué, et comme entre les colonnes d'un tribunal souverain, qu'il le jugeât autrement. Rousseau est un révolutionnaire : les sociétés futures selon qu'elles croiront en définitive avoir plus gagné que perdu ou souffert avec lui et par lui, lui seront plus ou moins reconnaissantes. Nous sommes bien voisins encore des désordres soulevés en son nom. Mais le talent de M. Nisard, dans cette sorte de duel avec Rousseau, se montre et s'accuse en traits vifs, aigus, sentencieux, pleins de vigueur et d'éclat; il a quantité de mots heureux. Il les aime, il les affecte, il les trouve. Et ici, je voudrais bien indiquer comment M. Nisard, qui représente ostensiblement parmi nos principaux critiques en renom la doctrine classique, n'est pas un classique comme un autre et ne défend pas la tradition comme on la défend communément et comme on le faisait avant lui. Les Grecs avaient un précepte dont je ne puis donner ici que le sens, à défaut des mots mêmes qui, par leur jeu et leur cliquetis de son (1), y ajoutaient de l'agrément : ce précepte et ce conseil, c'était d'exprimer autant que possible les choses neuves simplement, et au contraire les choses communes avec nouveauté (inaudita simpliciter, proprie communia dicere). Il semble que M. Nisard se soit appliqué cette dernière partie du précepte. Défenseur d'une cause ancienne, et pour bien des gens censée rebattue, il l'a singulièrement rajeunie par le tour et l'esprit de sa défense même; il l'a transformée. J'ai souvent pensé, en le lisant, à la mine que ferait un vieux classique, un classique de la vieille roche et du bon vieux temps, Rollin, par exemple, ou même La Harpe, et cette monnaie de La Harpe, Dussault, Geoffroy, Duviquet, etc., en voyant leur cause ainsi plaidée par l'ingénieux, le subtil (ici, au sens latin, c'est un éloge), l'énergique et (1) Τὰ μὲν κοινὰ κοινὼς εἰπεῖν, τὰ δὲ καινὰ κοινῶς. |