Images de page
PDF
ePub

viennent ensuite y gagnent en beauté; ces conversations élevées en font le ciel.

Les derniers jours que passa Guérin à la Chênaie curent de la douceur, mais une douceur souvent troublée; il sentait en effet que cette vie de retraite allait cesser et que l'époque des vacances amènerait pour lui la nécessité d'un parti à prendre. Il jouissait d'autant plus, quand son imagination le lui permettait, du calme uni et profond des dernières heures :

« Le 14 (août). — Après une longue série de jours éclatants, j'aime assez à trouver un beau matin le ciel tendu de gris, et toute la nature se reposant en quelque sorte de ses jours de fête dans un calme mélancolique. C'est bien cela aujourd'hui. Un voile immense, immobile, sans le moindre pli, couvre toute la face du ciel; l'horizon porte une couronne de vapeurs bleuâtres; pas un souffle dans l'air. Tous les bruits qui s'élèvent dans le lointain de la campagne arrivent à l'oreille à la faveur de ce silence: ce sont des chants de laboureurs, des voix d'enfants, des piaulements et des refrains d'animaux, et de temps à autre un chien qui aboie je ne sais où, et des coqs qui se répondent comme des sentinelles. Au dedans de moi, tout aussi est calme et reposé. Un voile gris et un peu triste s'est étendu sur mon âme, comme ont fait les nuages paisibles sur la nature. Un grand silence s'est établi, et j'entends comme les voix de mille souvenirs doux et touchants, qui s'élèvent dans le lointain du passé et viennent bruire à mon oreille. »

Le 7 septembre, à quatre heures du soir, il monta dans la chambre de M. Féli, et lui fit ses adieux. Après neuf mois de séjour, « les portes du petit Paradis de la Chênaie se fermèrent derrière lui.» Les rapports, toujours ambigus et pénibles, de M. de La Mennais avec l'autorité diocésaine avaient empiré dans les derniers temps, et il devenait convenable que la petite école se dispersât. Guérin ne quitta pourtant pas encore la Bretagne, et il y resta jusqu'à la fin de janvier 1834, tantôt à la Brousse, dans la famille de M. de Marzan, tantôt au Val de l'Arguenon, dans l'ermitage de son ami Hippolyte de La Morvonnais, tantôt à Mor

dreux, chez le beau-père de ce dernier. Il y eut là une nouvelle et importante station dans sa vie. Il avait apporté à la Chênaie une peine secrète de cœur, je ne dis pas une passion, mais un sentiment. Ce sentiment se réveillait à la vue de certains hêtres qu'il voyait de sa fenêtre, du côté de l'étang, et qui lui rappelaient de chers et troublants souvenirs. Il y avait des nuits où il rêvait; écoutons un de ses rêves: « 15 juin. - Strange dream! j'ai rêvé que je me trouvais seul dans une vaste cathédrale. J'étais là sous l'impression de la présence de Dieu et dans cet état de l'âme où l'on n'a plus conscience que de Dieu et de soi-même, lorsqu'une voix s'est élevée. Cette voix était infiniment douce, une voix de femine et qui pourtant remplissait toute l'église comme eût pu faire un grand concert. Je l'ai reconnue aussitôt, c'était la voix de Louise, silver-sweet sounding (la douce voix d'argent). » De tels songes, qui rappellent ceux de Dante adolescent et de la Vita nuova, ne se passaient que dans la partie élevée de l'esprit, et il y avait moyen d'en guérir. Et pour dire ici tout ce que nous pensons, Guérin n'était pas fait pour les grandes et violentes passions de l'amour. Un jour, quelques années après, lisant les Lettres de Mademoiselle de Lespinasse et y découvrant des flammes à lui inconnues, il s'en émouvait, et il s'étonnait de s'en émouvoir: « En vérité, disait-il, je ne me savais pas une imagination si tendre et qui pût à ce point agiter mon cœur? Est-ce que je ne connais pas la mesure de mon cœur ? Il n'est pas fait pour ces passions où l'on dit: « Vous aimer, vous voir, ou cesser d'exister ! » Aucune circonstance de sa vie, pas même l'inclination qui détermina son mariage, n'est venue démentir ce jugement qu'il portait sur lui-même ; il n'aima jamais qu'à la surface et, pour ainsi dire, devant le premier rideau de son âme: le fond restait mystérieux et ré

servé. Je croirais que lui, l'amant de la nature, il sentait trop l'universalité des choses pour aimer uniquement quelqu'un. Quoi qu'il en soit, il avait une peine alors, et en se trouvant transporté, au sortir de la solitaire Chênaie, dans l'intimité tendre d'Hippolyte de La Morvonnais et de sa jeune femme, cette peine se guérit. Il était de ceux qu'une sympathique amitié de jeune femme apaise au lieu de les enflammer. La pure amitié de la chaste épouse et le bonheur dont il était témoin, sans effacer ni abolir l'autre image, la firent passer à l'état d'ombre légère. Tout rentra dans l'ordre; et Guérin, à la veille de se trouver lancé dans la mêlée du monde, goûta quelques mois de parfaite harmonie.

Les peintures qu'il a retracées de ces jours d'automne et d'hiver, passés au bord de l'Océan dans la maison de l'hospitalité, dans cette Thébaïde des Grèves comme l'appelait un peu ambitieusement La Morvonnais, sont de belles pages qui se placent d'elles-mêmes à côté des meilleures, en ce genre, que nous connaissons. Le contraste saisissant de cette paix du foyer et de ces tempêtes presque continuelles de l'Océan, quelquefois cet autre contraste non moins frappant entre la mer paisible, le sommeil des champs et le cœur orageux du contemplateur, donnent aux divers tableaux toute leur vie et leur variété :

• Et voyez combien la Providence est pleine de bonté pour moi. De crainte que le passage subit de l'air doux et tempéré de la vie religieuse et solitaire à la zone torride du monde n'éprouvât trop mon âme, elle m'a amené, au sortir du saint asile, dans une maison élevée sur les confins des deux régions, où, sans être de la solitude, on n'appartient pas encore au monde ; une maison dont les croisées s'ouvrent d'un côté sur la plaine où s'agite le tumulte des hommes, et de l'autre sur le désert où chantent les serviteurs de Dieu; d'un côté sur l'Océan, et de l'autre sur les bois; el cette figure est une réalité, car elle est bâtie sur le bord de la mer. Je veux coucher ici l'histoire du séjour que j'y ferai, car les jours qui se passent ici sont pleins de bonheur, et je sais que dans l'avenir je me retournerai bien des fois pour relire

le bonheur passé. Un homme pieux et poëte, une femme dont l'âme va si bien à la sienne qu'on dirait d'une seule âme, mais dédoublée; une enfant qui s'appelle Marie, comme sa mère, et qui laisse, comme une étoile, percer les premiers rayons de son amour et de son intelligence à travers le nuage blanc de l'enfance; une vie simple, dans une maison antique; l'Océan qui vient le matin et le soir nous apporter ses accords; enfin un voyageur qui descend du Carmel pour aller à Babylone, et qui a posé à la porte son bâton et ses sandales pour s'asseoir à la table hospitalière : voilà de quoi faire un poëme biblique, si je savais écrire les choses comme je sais les éprouver. »

Je n'ai point de regret à ce poëme biblique; il va nous en dire assez, tout en disant qu'il ne le saurait faire. Nous en aurons tout à l'heure une journée entière, une journée modèle; mais auparavant donnons-nous avec lui le spectacle d'une mer agitée et, en même temps, de l'âme humaine qui la contemple:

(8 décembre).

Hier, le vent d'ouest soufflait avec furie. J'ai vu l'Océan agité, mais ce désordre, quelque sublime qu'il soit, est loin de valoir, à mon gré, le spectacle de la mer sereine et bleue. Mais pourquoi dire que l'un ne vaut pas l'autre? Qui pourrait mesurer ces deux sublimités et dire la seconde dépasse la première ! Il faut dire seulement : mon âme se complaît mieux dans la sérénité que dans l'orage. Hier, c'était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l'Asie. L'entrée de la baie est comme défendue par une chaîne d'îlots de granit : il fallait voir les lames courir à l'assaut et se lancer follement contre ces masses avec des clameurs effroyables; il fallait les voir prendre leur course et faire à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou les plus lestes sautaient de l'autre côté en poussant un grand cri; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d'une éblouissante blancheur, et se retiraient avec un grondement sourd et profond, comme les dogues repoussés par le bâton du voyageur. Nous étions témoins de ces luttes étranges, du haut d'une falaise où nous avions peine à tenir contre les furies du vent. Nous étions là, le corps incliné et les jambes écartées pour élargir notre base et résister avec plus d'avantage, et les deux mains cramponnées à nos chapeaux pour les assurer sur nos têtes. Le tumulte immense de la mer, la course bruyante des vagues, celle, non moins rapide, mais silencieuse, des nuages, les oiseaux de marine qui flottaient dans le ciel et balançaient leur corps grêle entre deux ailes arquées et d'une envergure démesurée, tout cet ensemble d'harmonies

sauvages et retentissantes qui venaient toutes converger à l'âme de deux êtres de cinq pieds de hauteur, plantés sur la crête d'une falaise, secoués comme des feuilles par l'énergie du vent, et qui n'étaient guère plus apparents dans cette immensité que deux oiseaux perchés sur une motte de terre: oh! c'était quelque chose d'étrange et d'admirable, un de ces moments d'agitation sublime et de rêverie profonde tout ensemble, où l'âme et la nature se dressent de toute leur hauteur l'une en face de l'autre.

A quelques pas de nous, il y avait un groupe d'enfants abrités contre un rocher, et paissant un troupeau répandu sur l'escarpement de la côte.

« Jetez un vaisseau en péril sur cette scène de la mer, tout change: on ne voit plus que le vaisseau. Heureux qui peut contempler la nature déserte et solitaire Heureux qui peut la voir se livrant à ses jeux terribles sans danger pour aucun être vivant! Heureux qui regarde, du haut de la montagne, le lion bondir et rugir dans la plaine, sans qu'il vienne à passer un voyageur ou une gazelle! Hippolyte, nous eûmes ce bonheur hier, nous devons en remercier le Ciel.

«De la hauteur nous descendîmes dans une gorge qui ouvre une retraite marine (comme savaient en décrire les Anciens) à quelques flots de la mer qui viennent s'y reposer, tandis que leurs frères insensés battent les écueils et luttent entre eux. Des masses énormes de granit gris, bariolées de mousses blanches, sont répandues en désordre sur le penchant de la colline qui a ouvert cette anse en se creusant. On dirait, tant elles sont étrangement posées et inclinées vers la chute, qu'un géant s'est amusé un jour à les faire rouler du haut de la côte, et qu'elles se sont arrêtées là où elles ont rencontré un obstacle, les unes à quelques pas du point de départ, les autres à mi-côte; mais ces obstacles semblent les avoir plutôt suspendues qu'arrêtées dans leur course, car elles paraissent toujours prêtes à rouler. Le bruit des vents et des flots, qui s'engouffre dans cet enfoncement sonore, y rend les plus belles harmonies. Nous y fîmes une halte assez longue, appuyés sur nos bâtons et tout émerveillés....

«En regagnant le Val, nous admirâmes la position d'une maisonnette habitée par un vieillard. Elle est appuyée contre un mamelon et tourne le dos à la mer, en vraie solitaire qui ne veut qu'entendre le bruit des choses d'en bas. Un petit jardin bien planté, et où il vient un peu de tout, s'étend sur le devant jusqu'à un petit ruisseau qui tombe dans la mer. C'est un petit paysage comme les aimait Virgile. «Le soir, la voix de l'Océan était rauque et sourde. »

Les poëtes anglais du foyer, Cowper, Wordsworth, ont-ils jamais rendu plus délicieusement les joies d'un intérieur pur, la félicité domestique, ce ressouvenir de

« PrécédentContinuer »