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l'Éden, que le voyageur qui s'asseyant un moment sous un toit béni, a su dire:

« Le Val, 20 décembre. Je ne crois pas avoir jamais senti avec autant d'intimité et de recueillement le bonheur de la vie de famille. Jamais ce parfum qui circule dans tous les appartements d'une maison pieuse et heureuse ne m'a si bien enveloppé. C'est comme un nuage d'encens invisible que je respire sans cesse. Tous ces menus détails de la vie intime, dont l'enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d'un charme continu qui va se développant d'un bout de journée à l'autre : le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée, car la formule avec laquelle on s'aborde est à peu près la même, et d'ailleurs la séparation de la nuit imite assez bien les séparations plus longues, comme elles étant pleine de dangers et d'incertitude; le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s'être retrouvés ; la promenade qui suit, sorte de salut et d'adoration que nous allons rendre à la nature, car à mon avis, après avoir adoré Dieu directement dans la prière du matin, il est bon d'aller plier un genou devant cette puissance mystérieuse qu'il a livrée aux adorations secrètes de quelques hommes ; notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l'antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage, en un mot, vrai sanctuaire de travail; - le dîner qui s'annonce non par le son de la cloche qui sent trop le collége ou la grande maison, mais par une voix douce qui nous appelle d'en bas; la gaieté, les vives plaisanteries, les conversations brisées en mille pièces qui flottent sans cesse sur la table durant ce repas: le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises après ce signe de Croix qui porte au Ciel nos actions de grâces; les douces choses qui se disent à la chaleur du feu qui bruit tandis que nous causons; et, s'il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère portant son enfant dans ses bras, le père de cet enfant et un étranger, ces deux-ci un bâton à la main; les petites lèvres de la petite fille qui parle en même temps que les flots, quelquefois les larmes qu'elle verse, et les cris de la douleur enfantine sur le rivage de la mer; nos pensées à nous, en voyant la mère et l'enfant qui se sourient ou l'enfant qui pleure et la mère qui tâche de l'apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix, et l'Océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits; les branches mortes que nous coupons dans le taillis pour nous allumer au retour un feu yif et prompt; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature par un contact immédiat et me rappelle l'ardeur de M. Féli pour ce même labeur; les heures d'étude et d'épanchement poétique, qui nous mènent jusqu'au souper; ce repas qui nous rappelle avec la même douce voix et se passe dans

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les mêmes joies que le dîner, seulement un peu moins éclatantes parce que le soir voile tout, tempère tout; la soirée qui s'ouvre par l'éclat d'un feu joyeux, et de lectures en lectures, de causeries en causeries, va expirer dans le sommeil ; et à tous les charmes d'une telle journée ajoutez je ne sais quel rayonnement angélique, je ne sais quel prestige de paix, de fraîcheur et d'innocence qu'y répandent la tête blonde, les yeux bleus, la voix argentine, les petits pieds, les petits pas, les rires, les petites moues pleines d'intelligence d'une enfant qui, j'en suis sûr, fait envie à plus d'un Ange; qui vous enchante, vous séduit, vous fait raffoler avec un léger mouvement de ses lèvres, tant il y a de puissance dans la faiblesse? ajoutez-y tout ce que vous dira votre imagination, et vous serez loin encore d'avoi touché le fond de toutes ces voluptés secrètes. >>

Cependant ces joies de la famille, trop senties par un cœur à qui il n'était point donné de les goûter pour son propre compte, l'attendrissaient trop; il en était venu, il nous le dit, à pleurer pour un rien, « comme il arrive aux petits enfants et aux vieillards. » Ce calme continuel, cette douce monotonie de la vie familière, en se prolongeant comme une note suave mais toujours la même, avaient fini par l'énerver, par l'exalter et le jeter hors de lui ou le noyer trop avant au dedans de lui; le trop de paix lui était une nouvelle espèce d'orage; son âme était en proie, et il y avait danger, de ce côté, à je ne sais quelle ivresse de langueur, s'il n'eût trouvé un contre-poids, une puissante diversion dans la contemplation de la nature, de même qu'à d'autres moments il y avait eu danger que l'attraction souveraine, la puissante voix de cette nature ne l'absorbåt et ne le dominât uniquement. Car Guérin était une âme merveilleuse, la plus sensible, la plus impressible, mais sans garantie contre elle-même et sans défense. Cette fois il sut se détourner à temps et alterner dans le mode de sa sensibilité :

« Je me mis à la considérer (la nature) encore plus attentivement que de coutume, et par degrés la fermentation s'adoucit; car il sortait des champs, des flots, des bois, une vertu suave et bienfaisante qui me pénétrait et tournait tous mes transports en rêves mélancoliques.

Cette fusion des impressions calmes de la nature avec les rêveries orageuses du cœur, engendra une disposition d'âme que je voudrais retenir longtemps, car elle est des plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi. C'est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l'âme hors d'elle-même sans lui ôter la conscience d'une tristesse permanente et un peu orageuse. Il arrive aussi que l'âme est pénétrée insensiblement d'une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l'endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses.....

« Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l'âme que le soir qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais légèrement argentés par les bords, sont répandus également sur toute la face du ciel. Le soleil qui s'est retiré, il y a peu d'instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit. Les vents se taisent, et l'Océan paisible ne m'envoie, quand je vais l'écouter sur le seuil de la porte, qu'un murmure mélodieux qui s'épanche dans l'âme comme une belle vague sur la grève. Les oiseaux, gagnés les premiers par l'influence nocturne, se dirigent vers les bois et font siffler leur ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la pente de la côte du Val, retentissant tout le jour du ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des cris divers d'une multitude d'oiseaux, n'a plus aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si ce n'est le piaulement aigu jeté par les merles qui jouent entre eux et se poursuivent, tandis que les autres oiseaux ont déjà le cou sous l'aile. Le bruit des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s'effaçant sur la face des champs. La rumeur générale s'éteint, et l'on n'entend guère venir de clameurs que des bourgs et des hameaux, où il y a, jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui crient et des chiens qui aboient. Le silence m'enveloppe; tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. Et alors, qu'elle cesse; car ce que j'écris, ce que j'ai écrit et ce que j'écrirai ne vaudra jamais le sommeil d'un atome. »

Certes, cela est beau comme de beaux vers. On parle des Lakistes et de leur poésie, et La Morvonnais, vers ce temps même, en était fort préoccupé, au point d'aller visiter Wordsworth à sa résidence de RydalMount, près des lacs du Westmoreland, et de rester en correspondance (1) avec ce grand et pacifique esprit,

(1) În me dit qu'il n'a pas fait le voyage; mais je suis bien sûr

avec ce Patriarche de la muse intime. Guérin, sans tant y songer, ressemblait mieux aux Lakistes en ne visant nullement à les imiter : il n'est point chez eux de sonnet pastoral plus limpide, il n'est point dans les poétiques promenades de Cowper de plus transparent tableau, que la page qu'on vient de lire, dans sa peinture si réelle à la fois et si tendre, si distincte et si émue. L'humble sentiment qui termine, et qui tient compte du moindre atome vivant, est à faire envie à un doux poëte de l'Inde.

Mais Guérin dut s'arracher à cette solitude, où il allait s'oublier et trop savourer, s'il n'y prenait garde, le fruit du lotos. Dans une dernière promenade par une riante après-midi d'hiver sur ces falaises, le long de ce sentier qui tant de fois l'y avait conduit à travers les buis et les coudriers, il exhale ses adieux et emporte tout ce qu'il peut de l'âme des choses. Le lendemain il est à Caen, quelques jours après à Paris. Sa nature timide, aussi tremblante et frissonnante que celle d'un daim effarouché, y éprouve, en arrivant, une secrète horreur. Il se méfie de lui, il a peur des hommes:

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« Paris, 1er février 1834. Mon Dieu, fermez mes yeux, gardezmoi de voir toute cette multitude dont la vue soulève en moi des pensées si amères, si décourageantes. Faites qu'en la traversant je sois sourd au bruit, inaccessible à ces impressions qui m'accablent quand je passe parmi la foule; et pour cela mettez devant mes yeux une image, une vision des choses que j'aime, un champ, un vallon, une lande, le Cayla, le Val, quelque chose de la nature. Je marcherai le regard attaché sur ces douces formes, et je passerai sans ressentir aucun froissement. »

Ici il nous faut bien entrer un peu dans le secret de cette nature de Guérin. Il y avait une véritable contradic

au moins de la correspondance, car j'y ai vu avec une surprise reconnaissante que mon nom était connu de Wordsworth.

tion en lui: par tout un côté de lui-même 11 sentait la nature extérieure passionnément, éperdument, il était capable de s'y plonger avec hardiesse, avec une frénésie superbe, d'y réaliser par l'imagination l'existence fabuleuse des antiques demi-dieux: par tout un autre côté, il se repliait sur lui, il s'analysait, il se rapetissait et se diminuait à plaisir; il se dérobait avec une humilité désespérante; il était de ces âmes, pour ainsi dire, nées chrétiennes, qui ont besoin de s'accuser, de se repentir, de trouver hors d'elles un amour de pitié, de compassion; qui se sont confessées de bonne heure, et qui auront besoin de se confesser toujours. J'ai connu de ces âmes-là, et il m'est arrivé à moi-même d'en décrire une autrefois, dans un roman que cette affinité secrète avait fait agréer de Guérin avec indulgence. Lui aussi il était, mais il n'était qu'à demi de la race de René, en ce sens qu'il ne se croyait pas une nature supérieure: bien loin de là, il croyait se sentir pauvre, infirme, pitoyable, et dans ses meilleurs jours une nature plutôt écartée que supérieure:

« Pour être aimé tel que je suis, se murmurait-il à lui-même, il faudrait qu'il se rencontrât une âme qui voulût bien s'incliner vers son inférieure, une âme forte qui pliât le genou devant la plus faible, non pour l'adorer, mais pour la servir, la consoler, la garder, comme on fait pour un malade; une âme enfin douée d'une sensibilité humble autant que profonde, qui se dépouillât assez de l'orgueil, si naturel même à l'amour, pour ensevelir son cœur dans une affection obscure à laquelle le monde ne comprendrait rien, pour consacrer sa vie à un être débile, languissant et tout intérieur, pour se résoudre à concentrer tous ses rayons sur une fleur sans éclat, chétive et toujours tremblante, qui lui rendrait bien de ces parfums dont la douceur charme et pénètre, mais jamais de ceux qui enivrent et exaltent jusqu'à l'heureuse folie du ravissement. >>

Ses amis luttaient le plus qu'ils pouvaient contre cette disposition découragée, dont il leur exprimait parfois les accès, les flux et reflux intérieurs, avec

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