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une délicatesse exquise, avec une lucidité effrayante; ils le pressaient, à cette entrée dans la vie pratique, de se faire un plan d'études, de vouloir avec suite, d'appliquer et de concentrer ses forces intellectuelles selon une méthode et sur des sujets déterminés. On espéra un moment lui faire avoir une chaire de Littérature comparée qu'il était question de fonder au Collége de Juilly, alors dirigé par MM. de Scorbiac et de Salinis; mais cette idée n'eut pas de suite, et Guérin dut se contenter d'une classe provisoire au Collége Stanislas et de quelques leçons qu'il donnait çà et là. Un cordial ami breton qui se trouvait à Paris (M. Paul Quemper) avait pris à tâche de lui aplanir les premières difficultés et y réussit. Cette part faite aux nécessités matérielles, Guérin se réfugia d'autant plus, aux heures réservées, dans la vie du cœur et de la fantaisie; il abonda dans sa propre nature; retiré comme dans son terrier dans un petit jardin de la rue d'Anjou, proche de la rue de la Pépinière, il se reportait en idée aux grands et doux spectacles qu'il avait rapportés de la terre de l'Ouest; il embrassait dans son ennui la tige de son lilas, « comme le seul être au monde contre qui il pût appuyer sa chancelante nature, comme le seul capable de supporter son embrassement. » Mais bientôt l'air de ce Paris qu'il fallait traverser chaque jour agit sur ce désolé de vingt-quatre ans; l'attrait du monde le gagna peu à peu ; de nouvelles amitiés se firent qui, sans effacer les anciennes, les rejetèrent insensiblement dans le lointain. Qui l'eût rencontré deux ans après, mondain, élégant, fashionable même, causeur à tenir tête aux brillants causeurs, n'aurait jamais dit, à le voir, que ce fût un actif malgré lui. Il n'est rien de tel que ces poltrons échappés, dès qu'ils ont senti l'aiguillon. Et en même temps, ce talent dont il s'obstinait à douter toujours se développait,

s'enhardissait; il l'appliquait enfin à des sujets composés, à des créations extérieures ; l'artiste proprement dit se manifestait en lui.

Et ici que la piété d'une sœur qui a présidé à ce monument dressé à un tendre génie nous permette une réflexion. Dans le juste tribut que l'on paye à la mémoire d'un mort chéri, il ne doit se glisser rien d'injuste envers les vivants, et l'omission aussi peut être une injustice. Les trois ou quatre années que Guérin vécut à Paris, et où il vécut de cette vie de privations et de lutte, d'études et de monde, de relations diverses, ne sont nullement des années à mépriser ni à voiler. Cette vie est celle que beaucoup d'entre nous ont connue, et qu'ils mènent encore. Il perdit d'un côté sans doute, il gagna de l'autre. Il fut en partie infidèle à la fraîcheur de ses impressions adolescentes; mais, comme tous les infidèles qui ne le sont pas trop, il ne s'en épanouit que mieux. Le talent est une tige qui s'implante volontiers dans la vertu, mais qui souvent aussi s'élance au delà et la dépasse : il est même rare qu'il lui appartienne en entier au moment où il éclate; ce n'est qu'au souffle de la passion qu'il livre tous ses parfums.

Gardant toutes ses délicatesses de cœur, ses empreintes de nature champêtre et de paysage qu'il ravivait de temps en temps par des voyages rapides, Guérin, partagé désormais entre deux cultes, le Dieu des cités et celui des déserts, était le mieux préparé à aborder l'art, à combiner et à oser une œuvre. Il continuait, il est vrai, d'écrire dans son Journal qu'il ne se croyait pas de talent; il se le démontrait de son mieux dans des pages subtiles et charmantes, et qui prouvaient ce talent même. Mais quand il se risquait à dire ces choses à ses amis, gens d'esprit, gens du métier, de spirituel entrain et de verve, à d'Aurevilly,

à Scudo, à Amédée Renée (1) et quelques autres, il était impitoyablement raillé et tancé, et, ce qui vaut mieux, il était rassuré contre lui-même; il leur empruntait, à son insu, de leur mouvement et de leur intrépidité (2). Et c'est ainsi qu'il entra un jour dans toute sa puissance. L'idée du Centaure lui vint à la suite de plusieurs visites qu'il avait faites avec M. Trébutien au Musée des Antiques. Il lisait alors Pausanias et s'émerveillait de la multitude d'objets décrits par l'antiquaire grec: « La Grèce, disait-il, était comme un grand Musée. » — Nous assistons aux deux ordres, aux deux suites d'idées qui se rencontrèrent et se rejoignirent en lui dans une alliance féconde.

Le Centaure n'est nullement un pastiche de Ballanche; c'est une conception originale et propre à Guérin. On a vu comment il aimait à se répandre et presque à se ramifier dans la nature; il était, à de certains moments, comme ces plantes voyageuses dont les racines flottent à la surface des eaux, au gré des mers. Il a exprimé en mainte occasion cette sensation diffuse, errante; il y avait des jours où, dans son amour du calme, il enviait « la vie forte et muette qui règne sous l'écorce des chênes; » il rêvait à je ne sais quelle métamorphose en arbre; mais cette destinée de vieillard, cette fin digne de Philémon et de Baucis,

(1) Dans le recueil de vers publié par Amédée Renée en 1841 sous le titre d'Heures de poésie, y a une belle pièce consacrée à la Mémoire de Maurice de Guérin; sa nature de poëte y est très-bien caractérisée il y est appelé malade d'infini.

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(2) Quand il était au plus bas de ses low spirits, combien de fois Barbey d'Aurevilly surtout n'eût-il pas à le remonter, à faire résonner à son oreille la voix secrète de son démon! Aucun de ceux qui connaissent ce drôle de corps, cet homme d'esprit infecté de mauvais goût, ne saurait prétendre que son influence puisse être bonne, à la longue, pour personne; mais relativement, el pour un temps trèscourt, Barbey dut être utile à Guérin.

et bonne tout au plus pour la sagesse d'un Laprade, jurait avec la séve ardente, impétueuse, d'un jeune cœur. Guérin donc avait cherché jusqu'alors sa forme et ne l'avait pas trouvée : elle se révéla tout d'un coup à lui et se personnifia sous la figure du Centaure. Ces grandes organisations primitives auxquelles ne croyait pas Lucrèce et auxquelles Guérin nous fait presque croire; en qui le génie de l'homme s'alliait à la puissance animale encore indomptée et ne faisait qu'un avec elle; par qui la nature, à peine émergée des eaux, était parcourue, possédée ou du moins embrassée dans des courses effrénées, interminables, lui parurent mériter un sculpteur, et aussi un auditeur capable d'en redire le mystère. Il supposa le dernier des Centaures interrogé au haut d'un mont, au bord de son antre, et racontant dans sa mélancolique vieillesse les plaisirs de ses jeunes ans à un mortel curieux, à ce diminutif de Centaure qu'on appelle homme; car l'homme, à le prendre dans cette perspective fabuleuse, grandiose, ne serait qu'un Centaure dégradé et mis à pied. Rien n'est puissant comme ce rêve de quelques pages; rien n'est plus accompli et plus classique d'exécution.

Guérin rêvait plus: ce n'était là qu'un début; il avait aussi fait une Bacchante qui ne s'est point retrouvée (1), fragment anticipé de je ne sais quel poëme en prose dont le sujet était Bacchus dans l'Inde; il méditait un Hermaphrodite. La Galerie des Antiques lui offrait ainsi des moules où il allait verser désormais et fixer sous des formes sévères ou attendries toutes ses sensations rassemblées des bruyères et des grèves. Une première phase s'ouvrait pour son talent. Mais l'artiste, en présence de son temple idéal, ne fit que

(1) On l'a retrouvée depuis, et elle a été mise dans la seconde édi tion des OEuvres (1862).

la statue du seuil; il devait tomber dès les premiers pas. Heureux d'un mariage tout récent avec une jeune et jolie créole, assuré désormais du foyer et du loisir, il fut pris d'un mal réel qui n'éclaira que trop les sources de ses habituelles faiblesses. On comprit alors cette plainte obstinée d'une si riche nature; les germes l'extinction et de mort précoce qui étaient déposés au fond de ses organes, dans les racines de la vie, se traduisaient fréquemment au moral par ce sentiment inexprimable de découragement et de défaillance. Ce beau jeune homme, emporté mourant dans le Midi, expira dans l'été de 1839, au moment où il revoyait le tiel natal, et où il y retrouvait toute la fraîcheur des tendresses et des piétés premières. Les Anges de la famille veillaient en prière à son chevet, et ils consolèrent son dernier regard. Il n'avait que vingt-neuf ans. Ces deux volumes qu'on donne aujourd'hui le feront vivre ; et par une juste compensation d'une destinée si cruellement tranchée, ce qui est épars, ce qui n'était écrit et noté que pour lui seul, ce qu'il n'a pas eu le temps de tresser et de transformer selon l'art, devient sa plus belle couronne, et qui ne se flétrira point, si je ne m'abuse.

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