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donné cette crainte de parler qui, de ma part, vous étonne; ce sont nos confrères de la presse, les gens du métier et qui ne sont pas sujets d'ordinaire à se scandaliser pour si peu. Ils se sont mis de la partie avec une facilité incroyable. Il y avait (je ne parle que des morts) une petite Revue littéraire (1) très-honnête, trèshonorablement dirigée, qui rendait des services aux jeunes auteurs dont elle accueillait les essais, et aux lecteurs qu'elle entretenait encore de poésie. Eh bien, à la longue, elle n'a pas échappé au vice littéraire le plus commun et le plus triste : l'envie, vers la fin, s'y était nichée, et, un jour, mon cher directeur, ma probité même et ma conscience d'écrivain y ont été incriminées... Pourquoi?... Parce que j'avais parlé de Fanny. << Parmi les critiques, y disait-on, l'un des mieux avisés, non pas le plus consciencieux, mais le plus matois... > C'était moi, mon cher directeur, moi en personne, et l'aimable portrait se terminait de la sorte: « Il glorifiera Fanny, l'honnête homme! et gardera le silence sur les Fleurs du mal. » Il est vrai que l'auteur de cet article diffamant avait publié, vers le temps où paraissait Fanny, un petit livre anodin et assez agréable, les Païens innocents; j'y avais remarqué assez d'esprit, mais de celui qui cherche plutôt qu'il ne trouve, et qui est tout plein de tortillage; et je n'en avait dit mot au public, lequel d'ailleurs s'en était peu occupé. De là, la colère de M. Babou, qui estime apparemment son nom plus fait que celui de Feydeau pour retentir au loin et pour éveiller l'écho sonore.

Et à propos des Fleurs du mal sur lesquelles l'austère critique me reproche étrangement d'avoir gardé le silence, vous savez, mon cher directeur, les raisons impérieuses qui (sans compter qu'Édouard Thierry en

(1) La Revue Française.

avait très-bien parlé d'abord) nous interdisaient d'en raisonner. Baudelaire est un des plus anciens parmi ceux que j'appelle mes jeunes amis: il sait le cas que je fais de son esprit fin, de son talent habile et curieux. Si j'avais parlé de son livre, il n'aurait pas échappé toutefois aux avis, aux remontrances, aux gronderies même; il eût essuyé tout un sermon; il veut bien me les passer quelquefois. Je lui aurais dit : « Laissez-moi vous donner un conseil, qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas vous vous défiez trop de la passion,

de la passion naturelle; c'est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l'esprit, à la combinaison. Laissezvous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n'ayez jamais peur d'être trop commun; vous aurez toujours assez dans votre finesse d'expression de quoi vous distinguer. » Mais je n'aurais pas affecté non plus de paraître plus prude que je ne le suis et qu'il ne convient de l'être à ceux qui ont commis, eux aussi, leurs poésies de jeunesse et qui ont lu les poëtes de tous les temps; j'aurais ajouté de grand cœur : « J'aime plus d'une pièce de votre volume; les Tristesses de la lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque poëte anglais, contemporain de la jeunesse de Shakspeare. Il n'est pas jusqu'à ces Stances à celle qui est trop gaie, qui ne me semblent exquises d'exécution. Pourquoi cette pièce n'est-elle pas en latin ou plutôt en grec, et comprise dans la section des Erotica de l'Anthologie? Le savant Brunck l'aurait recueillie dans ses Analecta veterum Poetarum; le président Bouhier et La Monnoye, c'est-à-dire des hommes d'autorité et de mœurs graves (castissimæ vitæ, morumque integerrimorum), l'auraient commentée sans honte, et nous y mettrions le signet pour les amateurs, en nous rappelant le vers d'Horace: Tange Chloen semel arrogantem. » - Je lui aurais dit cela et bien d'autres choses encore, tenant compte sur

tout à Baudelaire, comme il en faut tenir compte à Bouilhet, comme il le faut pour un récent auteur de sonnets très-distingués, Joséphin Soulary, de ce qu'ils viennent tard, quand l'école dont ils sont a déjà tant donné et tant produit, quand elle est comme épuisée, quand toutes les voix d'autrefois se taisent, hors une seule grande voix (1). Ils soutiennent avec honneur, eux et quelques autres, ils décorent le déclin et le coucher de la Pléiade.

De même dans le roman, et pour plus d'une raison semblable, je me sens favorable à M. Feydeau, et je ne pense pas en cela me montrer un critique courtisan de la fortune (autre aménité qui m'a été dite et qui, de la part dont elle vient, a tout son prix à mes yeux et toute son honnêteté). Quoique je n'aie pas cru devoir parler de Daniel, quoique même, pour être franc, j'aie blâmé l'auteur d'y avoir mis l'épigraphe provoquante qu'il y avait attachée, la moralité des livres d'art étant multiple et devant être laissée au gré du lecteur, j'ai estimé que cette étude de Daniel annonçait et donnait déjà en M. Feydeau un romancier plus ferme, de bien plus de force et d'étendue que ne l'indiquait son premier ouvrage. On a été ridiculement injuste pour ce Daniel. Il a déconcerté la plupart de ceux qui s'étaient fait à l'avance une idée de l'auteur; s'attendant à trouver en lui un érotique, ils se rencontrèrent nez à nez avec un passionné et un byronien. La composition de ce roman (car M. Feydeau compose ses livres et ne les écrit pas au fur et à mesure, par feuilletons), le style qui, avec ses défauts, est si marqué et si expressif, n'ont pas obtenu l'attention qui était due; on n'a pas rendu justice, nonseulement à de très-beaux tableaux très-bien exécutés, tels que l'Incendie et des paysages de marine, mais à des scènes dramatiques fort vigoureuses, à celles de la (1) Victor Hugo, dans la Légende des siècles.

falaise entre Daniel et Louise, entre Daniel et Cabâss, à la scène de la dernière partie dans laquelle Daniel, comptant n'avoir affaire qu'à sa belle-mère, rencontre chez elle tous ses ennemis réunis et en a raison un à un, s'en débarrasse successivement, les culbute et les évince, jusqu'à ce qu'il ait réduit le débat à n'être que ce qu'il devait être d'abord, un duel à deux et sans témoins. Cabâss a pu paraître excessif, Georget n'était que vrai. Le personnage du comte de Grandmont était pris sur le vif, emporté de verve, et touché avec assez de finesse pour n'avoir pas déplu, dit-on, à ceux-là mêmes qui s'y sont le mieux reconnus.

Mais il fallait bien faire payer à l'auteur son premier succès, qui avait été d'entraînement et de surprise: au reste, je ne l'en plains pas; il est de force à soutenir la lutte, il en a besoin peut-être, et il n'est pas de ces jolis talents qui ne vivent qu'à condition d'être dorlotés. Il a eu, d'ailleurs, une récompense qui vaut mieux que tous les articles du dehors: le maître de nos romanciers, une nature féconde et généreuse, madame Sand qui ne connaît l'auteur que par ses livres, lui en a écrit, et à diverses reprises, et des lettres pleines de sympathie, de cordialité, d'éloges et de conseils aussi, de critiques de détail discutées et motivées. Que je voudrais, mon cher directeur, pouvoir vous donner quelques extraits de ces lettres qui font tant d'honneur à tous deux, et dans lesquelles madame Sand reconnaît et salue avec bonheur en M. Feydeau cette qualité trop rare aujourd'hui et qui est l'âme de l'artiste, une ar deur, un feu, un foyer, une volonté, l'amour du bien et du mieux dans l'art.

Mais pour Catherine d'Overmeire dont il s'agit en ce moment (1), je suis tranquille sur son compte. Elle fera,

(1) Chez Dentu, éditeur, Palais-Royal.

ce me semble, son chemin toute seule. Après la bourrasque de Daniel, le public, et même le public des critiques, qui n'est pas inflexible, reviendra. Cette histoire, où l'on ne sent pas seulement la fidèle observation des lieux, mais où perce aussi une vérité de fond et de récit, cette histoire commencée et finie au son du merveilleux carillon de Bruges, et où se déroule toute la vie d'enfance et de jeunesse de Catherine, de cette pauvre enfant << si cruellement meurtrie et de si bonne heure,» intéressera. L'aventure ne finit point 'rop tristement cette fois, ni par un dénoûment tout beureux à la manière des romans; elle se termine, comme il arrive le plus souvent dans la vie, par un malheur lentement consolé. Il y a de jolis et tranquilles tableaux d'intérieur, un très-beau tableau en action, traité avec furie et sûreté de pinceau, celui de l'Enlèvement. Le caractère des personnages principaux est fortement tracé, éclairé en plein tout d'abord, et soutenu jusqu'au bout; le comte de Goyck, et surtout son vieux père impénitent et goutteux, sont d'une vérité à faire peur. Busterback, qui est le Georget du nouveau roman, ne manque pas non plus de ressemblance; c'est un plat original dont il s'est vu plus d'une copie. La scène qui se passe dans le cabinet du procureur du roi à Bruxelles, et où sont réunis pour y être confrontés les principaux personnages, est d'un dramatique terrible sous sa forme judiciaire contenue. M. Feydeau ne ressemble pas à ce général de la guerre de Sept ans qui, lorsqu'il avait ses corps d'armée réunis, ne savait qu'en faire et se hâtait de les disperser, apparemment pour être plus sûr d'être battu; il ne craint pas d'assembler ses personnages, et, quand il les tient sous sa main, il les fait s'entrechoquer et ne les lâche plus qu'ils ne se soient dit l'un à l'autre ce qu'ils avaient sur le cœur. Une grande figure est celle du moine prédicateur renouvelé du Moyen

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