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Age; je sais gré à l'auteur de n'en avoir pas fait une caricature. M. Feydeau n'a pu s'approcher de l'institution catholique et l'étudier, sans en ressentir bientôt et sans en exprimer la grandeur. Le sermon prêché à Sainte-Gudule n'est pas le moins éloquent des sermons romantiques que notre âge ait entendus : la description des ruines de Babylone qui sont une preuve de Dieu, est un morceau que pourrait avouer, ce me semble, un dominicain, même académicien. Enfin, dans la dernière partie où intervient et domine la figure de l'artiste enthousiaste à la fois et un peu misanthrope, Marcel, il se révèle une qualité que la vigueur du romancier avait pu dissimuler quelquefois et qui finit par éclater à son tour; il y a de l'esprit. L'artiste piqué au jeu s'en est donné à cœur joie et a pris gaiement sa revanche. Après Daniel, un rival disait : « Mais savezvous? le coquin a du talent; » après Catherine, on pourra dire « mais il a de l'esprit. Les défauts, quoique moindres, sont encore ceux des précédentes études, et je donnerai derechef pour conseil général à l'auteur éteindre des tons trop bruyants, détendre çà et là des roideurs, assouplir, alléger sa langue dans les intervalles où le pittoresque continu n'est aucunement nécessaire ni même naturel; se pacifier par places sans se refroidir au cœur; garder tout son art en écrivant et s'affranchir de tout système; - ne jamais perdre de vue que, parmi les lecteurs prévenus et à convertir, il y a aussi des malins et des délicats, et ne pas aller donner comme par un fait exprès sur les écueils qu'ils ont notés de l'œil à l'avance et où ils vous attendent.

:

Mais je m'oublie, et j'espère bien, mon cher directeur, que vous n'allez pas cependant vous oublier aussi, ni être assez indiscret pour me trahir.

Agréez, etc.

DE LA

TRADITION EN LITTÉRATURE

ET

DANS QUEL SENS IL LA FAUT ENTENDRE.

LEÇON D'OUVERTURE A L'ÉCOLE NORMALE.

12 avril 1858 (1).

Messieurs,

pas

Si vous avez eu le désir amical, dont j'ai été plus d'une fois informé, de me voir commencer ce Cours, tardait croyez bien que, de mon côté, il ne me moins de me trouver au milieu de vous pour remplir l'honorable et cher devoir qui m'est confié, et auquel j'appartiens désormais sans réserve. Mais, si pressé que je sois d'entamer l'étude précise de notre littérature et d'entreprendre avec vous la revue de nos principales œuvres littéraires dans notre siècle le plus brillant, j'ai besoin de vous dire, au préalable, quelques

(1) Je choisis, entre mes leçons à l'École normale où j'ai eu l'honneur d'être maître de conférences pendant quatre années (1857-1861), celle dont le sujet est le plus général, et qui est la plus propre, en effet, à montrer comment j'entendais mon devoir de professeur, trèsdistinct du rôle de critique; le critique s'inquiétant avant tout, comme je l'ai dit, de chercher le nouveau et de découvrir le talent, le professeur de maintenir la tradition et de conserver le goût.

mots, et de l'esprit que j'apporterai dans cet examen, et de celui dans lequel je vous demanderai de vouloir bien m'écouter. Ayant beaucoup écrit depuis plus de trente ans, c'est-à-dire m'étant beaucoup dispersé, j'ai à me recueillir avant d'aborder un enseignement proprement dit, et à poser quelques règlés ou principes, qui marqueront du moins la direction générale de ma pensée; j'en ai besoin, pour qu'il n'y ait entre nous aucun malentendu, et que ma parole puisse aller ensuite devant vous avec d'autant plus de liberté et de confiance.

Vous êtes ceux-là mêmes qui, dès demain, aurez pour office et ministère spécial de veiller à la tradition, à la transmission des belles-lettres classiques et humaines, de les interpréter continuellement à chaque génération nouvelle de la jeunesse ; je me vois chargé, pour ma part, avec une bienveillance qui m'honore et dont je rends grâce à qui de droit, sous les yeux d'un Directeur ami (1), à côté de tant d'excellents maîtres dont on voudrait avoir été, ou dont on aimerait à devenir le disciple, je me vois, dis-je, chargé de vous préparer à ces dignes et sérieuses fonctions. Je me trouve naturellement conduit à traiter de ce qui me frappe avant tout, dans cette carrière qui nous est désormais commune, et de ce qu'il nous importe le plus de bien fixer.

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En quel sens il la faut entendre. —
En quel sens il la faut maintenir. -

Il y a une tradition : qui le nierait? Elle existe pour nous toute tracée, elle est visible comme une de ces avenues et de ces voies immenses, grandioses, qui traversaient autrefois l'Empire, et qui aboutissaient à la Ville par excellence. Descendants des Romains, ou du

(1) M. Nisard.

moms enfants d'adoption de la race latine, cette racc initiée elle-même au culte du Beau par les Grecs, nous avons à embrasser, à comprendre, à ne jamais déserter l'héritage de ces maîtres et de ces pères illustres, héritage qui, depuis Homère jusqu'au dernier des classiques d'hier (s'il y a eu hier un classique (1)), forme le plus clair et le plus solide de notre fonds intellectuel. Cette tradition, elle ne consiste pas seulement dans l'ensemble des oeuvres dignes de mémoire que nous rassemblons dans nos bibliothèques et que nous étudions: elle a passé en bonne partie dans nos lois, dans nos institutions, dans nos mœurs, dans notre éducation héréditaire et insensible, dans notre habitude et dans toutes nos origines; elle consiste en un certain principe de raison et de culture qui a pénétré à la longue, pour le modifier, dans le caractère même de cette nation gauloise, et qui est entré dès longtemps jusque dans la trempe des esprits. C'est là tout ce qu'il importe de ne point laisser perdre, ce qu'il faut ne point souffrir qu'on altère, sans avertir du moins et sans s'alarmer comme dans un péril commun.

Ce n'est pas une comparaison que j'établis entre deux ordres profondément distincts et parfaitement inégaux, mais c'est un rapprochement qui rendra plus saillante ma pensée.

M. de Chateaubriand, se souvenant de quelques chapitres très-beaux de l'Esprit des Lois, terminait le Génie du Christianisme en se posant cette question: « Quel serait aujourd'hui l'état de la société, si le Christianisme n'eût point paru sur la terre? » Les réponses, comme bien l'on pense, se pressaient sous sa plume et jaillissaient de toutes parts.

(1) Et pourquoi pas ? Ce dernier des classiques pour nous a été Chateaubriand.

Un savant auteur anglais, le colonel Mure, dans son Histoire de la Littérature grecque, se pose, à son tour, cette question: « Si la nation grecque n'avait jamais existé, ou si ses œuvres de génie avaient été anéanties par la grandeur de la prédominance romaine, les races actuelles principales de l'Europe se seraient-elles élevées plus haut dans l'échelle de la culture littéraire que les autres nations de l'antiquité avant qu'elles eussent été touchées par le souffle hellénique?» Grande et belle question, et de celles qui font le plus penser et

rêver!

J'y ai bien souvent rêvé, messieurs, et je me suis demandé, sous toutes les formes et en prenant quantité d'exemples particuliers, en me mettant à tous les points de vue ce qu'il en aurait été de la destinée moderne littéraire (pour n'envisager que celle-là), si la bataille de Marathon avait été perdue et la Grèce assujettie, asservie, écrasée avant le siècle de Périclès, lors même qu'elle aurait gardé dans son lointain la large et incomparable beauté de ses premiers grands poëtes de l'Ionie, mais sans le foyer réflecteur d'Athènes.

N'oublions jamais que Rome était déjà arrivée, par son énergie et son habileté, au pouvoir politique le plus étendu et à la maturité d'un grand État, après la seconde guerre punique, sans posséder encore rien qui ressemblât à une littérature proprement dite digne de ce nom, il lui fallut conquérir la Grèce pour être prise, en la personne de ses généraux et de ses chefs illustres, pour être touchée de ce beau feu qui devait doubler et perpétuer sa gloire. Combien de nations et de races (si l'on excepte cette première race hellénique si privilégiée entre toutes et uniquement douée) sont ou ont été plus ou moins semblables en cela aux Romains, c'està-dire n'ayant par elles-mêmes, en fait de poésie ou de littérature, qu'un premier développement rudimen

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