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vains. Nous tâcherons, en partant d'eux, que l'éloge porte sur la qualité principale; car il y a, même chez les grands auteurs, une qualité principale. Il n'y a que les contemporains qui aient toutes les qualités, et à la fois les plus contradictoires; nous serons plus sobres avec les anciens et avec nos classiques : cette sobriété sera elle-même un hommage.

Et, en cela, je suis averti d'être circonspect, quand je me rappelle combien les plus grands des esprits, les plus fermes et les plus hautes intelligences dans les différents ordres (Laplace, Lagrange, Napoléon), sont sobres d'éloges, mais aussi comme ils les font tomber juste sur la partie principale d'un mérite ou d'un talent; et alors, il suffit d'un mot pour le marquer å jamais. Cela se fixe et se grave. Je sais que d'en bas, et quand on est de la simple majorité des mortels, il convient de moins compter ses paroles et de se moins garder d'admirer; mais encore faut-il savoir diriger sa louange et ne pas la faire monter en fusée. Laissons d'autres s'exalter dans des admirations exagérées qui portent à la tête et qui tiennent d'une légère ivresse : je ne sais pas de plaisir plus divin qu'une admiration nette, distincte et sentie.

Je n'irai, point, chez un auteur, louer l'art, là où il y a surtout force et grandeur. Si je loue l'art dans les Provinciales, je ne louerai, chez ce même Pascal, que la force et l'énergie morale dans les Pensées. Je m'inclinerai devant la grande, la puissante et sublime parole de Bossuet, la plus impétueuse certainement et la plus pleine qui ait éclaté dans la langue française; mais s'il s'agit d'agrément et de grâces, je les réserverai pour Fénelon. Quand je parlerai de Boileau, je ne louerai que modérément la poésie ou la pensée de ses Satires, et même la pensée de ses Épitres; nous verrons pourtant bien au net sa qualité rare, à titre de poëte, dans quelques Épi

tres et dans le Lutrin; mais surtout je vous le montrerai tout plein de sens, de jugement, de probité, de mots sains et piquants et dits à propos, souvent avec courage, caractère armé de raison et revêtu d'honneur, et méritant par là, autant que par le talent toute l'autorité qu'il exerça, même à deux pas de Louis XIV.

Il se pourra quelquefois que, dans cette quantité d'appréciations, d'estimations successives, où je mettrai tout mon soin, nous différions un peu de mesure, qu'il y ait des cas où vous me trouviez moins vif que vous ne comptiez, et que vous admiriez plus que moi certaines qualités de nos écrivains; je serai heureux d'être en cela comme en d'autres choses, dépassé par vous. Nous aurons à nous faire quelques concessions réciproques. J'ai souvent remarqué que, quand deux bons esprits portent un jugement tout à fait différent sur le même auteur, il y a fort à parier que c'est qu'ils ne pensent pas en effet, pour le moment, au même objet, aux mêmes ouvrages de l'auteur en question, aux mêmes endroits de ses œuvres; que c'est qu'ils ne l'ont pas tout entier présent, qu'ils ne le comprennent pas actuellement tout entier. Une attention et une connaissance plus étendues rapprocheraient les jugements dissidents et les remettraient d'accord. Mais aussi il y a, même dans le cercle régulier et gradué des admirations légitimes, une certaine latitude à laisser à la diversité des goûts, des esprits et des âges.

Je m'oublie, messieurs; nous aurons assez d'occa sions d'appliquer ensemble et de vérifier dans une pratique assidue ces diverses observations que je vous présente ici sans trop d'ordre et de méthode, l'Art poé tique de notre maître Horace nous ayant dès longtemps autorisés à cette manière de discourir librement des choses du goût. Croyez bien que si j'ai fait passer, pour cette première fois, devant vous tant de recommanda

tions, tant de remarques critiques, et que si j'ai paru donner beaucoup de conseils que d'autres vous ont déjà donnés et bien mieux, ce n'a pas été sans m'en adresser une partie à moi-même tout le premier. Vous me serez tout d'abord utiles, messieurs, en me les rappelant; vous me le serez plus encore (et c'est un bienfait salutaire que j'attends de vous), en m'offrant journellement, dans vos groupes de sérieuse et fervente jeunesse, la meilleure et la plus vivante réponse à ce qui est trop souvent le dernier mot, le dernier résultat stérile d'une vie d'isolement et de réflexion trop concentrée. Vous me ferez croire, avec le temps, que je puis pour ma part vous être bon en quelque chose, et, généreux comme on l'est à votre âge, vous me rendrez en ce seul sentiment moral bien plus que je ne saurais vous donner en directions de l'esprit ou en aperçus littéraires. Si, en un sens, je vous prête de mon expérience, vous me payerez, et dans un sens plus profitable, par le spectacle même de votre noble ardeur; vous m'habituerez à me tourner plus souvent et plus volontiers avec vous du côté de l'avenir, vous me rapprendrez à espérer.

L'ABBÉ FLÉCHIER "

Les Mémoires de Fléchier sur les Grands-Jours d'Auvergne, dont il n'avait été donné jusque-là que de rares et courts extraits, ont été publiés pour la première fois en 1844, et ont obtenu aussitôt le plus grand succès dans le monde et parmi les esprits cultivés, en même temps qu'ils ont soulevé toutes sortes de controverses dans quelques parties de la province. La nature de ces controverses avait même été telle, et l'on s'était attaqué si vivement à la personne de M. Gonod, l'honorable éditeur, qu'il devenait à craindre qu'il ne se décidât point à donner une seconde édition fort désirée. Il mourut du moins, en 1849, avant d'avoir pu satisfaire à ce vœu de l'élite du public (2). Aujourd'hui que tout ce

(1) Ce morceau a servi d'Introduction à l'édition des Grands-Jours, publiée chez M. Hachette en 1856. Je l'intitule l'abbé Fléchier pour indiquer qu'il s'agit de Fléchier jeune, et avant les succès éclatants d'orateur qui le portèrent à l'épiscopat.

(2) J'ai écrit, dans le temps, sur la première édition des GrandsJours, un article qu'on peut lire au tome III de mes Portraits contemporains; et dans un autre article sur les Lettres de Rancé, publiées également par M. Gonod, j'ai touché quelque chose de la querelle qu'on lui a faite pour le Fléchier. (Voir dans les Derniers Portraits, pages 414.) Pourquoi les ecclésiastiques vertueux et instruits manquent-ils donc si souvent de goût? Un des plus charitables et des plus savants curés de Paris, me parlant de cette Relation des Grands-Jours publiée par M. Gonod, m'affirmait qu'elle était de toute nécessité apocryphe, qu'elle ne pouvait être de Fléchier, attendu, disait-il, que cela aurait fait de cet éloquent évêque « un homme lubrique. » Je restai muet et sans répondre. La seule réponse possible eût été trop longue à faire, et c'est celle qu'on va lire.

grand feu est apaisé, et qu'un esprit conciliant a prévalu, les Mémoires de Fléchier reparaissent dans les circonstances les plus propres à en faire goûter l'agrément sans qu'il doive s'y mêler aucun fiel ni aucune amertume. Mon but, dans cette Introduction, sera surtout d'amener tous les esprits qui daigneront me suivre à comprendre que ces Mémoires sont tout à fait d'accord, et pour le fond et pour le ton, avec ce qu'on pouvait attendre de la jeunesse de Fléchier; qu'ils ne la déparent en rien ; qu'ils font honneur à l'esprit de l'auteur, à sa politesse, sans faire aucun tort à ses mœurs, ni à sa prochaine et déjà commençante gravité; que dans ce léger et innocent ouvrage, il a tout simplement le ton de la société choisie où il vivait; et qu'on ne saurait, même au point de vue de la morale et de la religion, trouver cela plus étonnant que de voir saint François de Sales ouvrir son Introduction à la Vie dévote en nous parlant de la Bouquetière Glycera.

Voyons Fléchier tel qu'il était, apprenons à le goûter dans les qualités qui lui sont propres et qui lui assurent un rang durable comme écrivain et comme narrateur; ne craignons pas de nous le représenter dans sa première fleur d'imagination et d'âme, dans sa première forme de jeune homme, d'abbé honnête homme et encore mondain; et bientôt sans trop de complaisance, sans presque avoir à retrancher, nous arriverons insensiblement à celui qui n'avait eu en effet qu'à se continuer lui-même, et à se laisser mûrir pour devenir l'orateur accompli si digne de célébrer Montausier et Turenne, et l'évêque régulier, pacifique, exemplaire, édifiant. Il n'y a pas de vie plus unie que la sienne, ni qui se tienne mieux.

Esprit Fléchier, né en juin 1632 à Pernes, dans le Comtat-Venaissin, d'une honnête famille, mais appauvrie et réduite au petit commerce, annonça d'abord les

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