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de Maistre historique, c'est bien souvent du Voltaire retourné. Les prédictions, qui sont une forme favorite de la pensée de de Maistre et de sa rhétorique, une de ses manies, sont réduites à leur valeur. Pour une ou deux qui ont réussi, toutes les autres portent à faux et ont été démenties par les événements: le courant du siècle lui donne de plus en plus tort. M. de Lamartine, dans une conclusion éloquente qui termine ses Entretiens sur de Maistre, a également relevé cette suite de démentis éclatants donnés au prophète du passé; et, comme pour les consommer et les résumer en un seul, la vieille Savoie elle-même, avec ses glaciers, ses rochers et ses chalets, ne vient-elle pas de rouler, de glisser vers la France? Illustre de Maistre, qui vous occupiez de Paris et des Parisiens plus que vous n'en vouliez convenir, vous voilà cependant devenu Français et des nôtres, plus encore que vous n'auriez voulu! · De quelle vigueur de discussion a fait preuve M. Scherer dans l'examen du livre du Pape et des autres écrits du grand théocrate! Quelle argumentation serrée et vigoureuse! Le caractère scolastique essentiel à la pensée de de Maistre est parfaitement mis à nu et démontré. Ces trente pages sont à la fois une réfutation solide et un portrait. Et cependant (car je suis l'homme des doutes et des repentirs), tout en reconnaissant, surtout quand je considère certains disciples, que cette conception theocratique, telle que l'a présentée de Maistre, est en effet comme une armure du Moyen Age qu'on va prendre à volonté dans un vestiaire ou dans un musée et qu'on revêt extérieurement sans que cela modifie en rien le fond, je me demande, quand je considère d'autres disciples, s'il n'y avait pas un côté mystique en lui, plus intérieur, et répondant aux sources secrètes de l'intelligence et de l'âme. En un mot, quand je lis madame Swetchine, ce subtile et fidèle élève de de Maistre, il me

semble que M. Scherer n'a pas tout dit, et qu'il aurait pu lui accorder quelque chose de plus.

Sur La Mennais, tout en étant aussi sévère et aussi rigoureux pour chaque ouvrage en particulier, il se montre plus indulgent dans l'ensemble; il est respectueux et presque sympathique en concluant. Il sait gré à cet infatigable coureur, même à travers toutes ses chutes et ses culbutes, d'avoir été sincère et de s'être fait le chevalier errant de la vérité. M. Scherer d'ailleurs, quel que soit le sentiment qui l'anime, ne mollit jamais dans la discussion, et avec La Mennais il institue sur chaque article, à chaque étape du système, une discussion encore plus en règle qu'avec de Maistre. Le théologien croise le fer avec le théologien. La Mennais, pour ceux qui l'ont le mieux connu, reste une énigme; on s'explique difficilement qu'une si haute et si puissante intelligence, à côté de si vives lumières et de si profondes pénétrations, ait eu de telles éclipses, de tels aheurtements presque absurdes. Je dis cela, à quelque point de vue qu'on se place, soit religieux, soit philosophique. Au point de vue religieux et quand il s'y plaçait lui-même, son système du consentement univesel donné comme base et mesure de l'orthodoxie était une invention insoutenable, tout au moins une innovation étrange; et cependant il ne paraissait pas se douter qu'il y eût lieu seulement de la mettre en question, de la discuter. Dès qu'on n'est pas de l'avis de La Mennais, de l'opinion et du système qu'il tient pour vrai dans le moment, il vous insulte et vous injurie; il vous appelle imbécile, idiot, et vous loge aux petites maisons; c'est sa formule invariable: « Le sentiment que fait éprouver la lecture de l'Essai sur l'Indifférence, dit M. Scherer, est un sentiment mêlé. D'un côté, on s'étonne qu'un si grand et, à certains égards, un si puissant esprit ait pu se faire autant d'illusion sur la

valeur de ses idées; on rougit pour l'auteur de la faiblesse, nous dirions presque de la puérilité de son argumentation. Il semble, et ce n'est pas le seul des ouvrages de La Mennais qui fasse éprouver cette impressiou, il semble qu'il y ait eu dans cette vigoureuse intelligence quelque vice organique, une lacune secrète, je ne sais quel manque de netteté dans les conceptions et de rigueur dans la dialectique. D'un autre côté, en faisant même abstraction du talent de l'écrivain, il est impossible de ne pas être touché de la généreuse hardiesse de sa tentative. » Il y avait dans l'esprit de La Mennais un noble besoin qui était de savoir à quoi s'en tenir sur la vérité; mais il voulait le savoir sur l'heure, à la minute, absolument comme si la vérité pouvait s'enfermer une fois pour toutes dans une formule et se serrer, pour ainsi dire, dans la main; il avait une impatience d'enfant pour s'en emparer là où il la croyait voir, pour l'arracher et la cueillir. On raconte qu'Alfred de Musset, tout enfant, eut un jour de petits souliers rouges fort jolis, qu'on appelle, je crois, des mignons, et pendant qu'on les lui mettait pour aller à la promenade, comme cela tardait un peu, il s'impatientait et disait à sa bonne : « Dépêche-toi, je veux sortir, mes mignons seront trop vieux. » La Mennais était cet enfant, et comme lui avide, à sa manière, de jouir; en présence de la vérité qu'il essayait, il était si pressé, si impatient, qu'on aurait dit qu'à tarder d'un seul instant, elle allait devenir trop vieille. Pour un homme qui avait des parties si élevées de philosophie et des prétentions à tout fonder ou reconstruire, il se payait souvent de mots; on n'a jamais tant usé et abusé des mots passé et avenir; ils ont pour lui un sens absolu; ce sont des êtres complets, déterminés, des abstractions distinctes, des idoles; il maudit l'un et adore l'autre. Il ne soupçonne pas que le présent est mêlé et

comme tissu, à tout moment, de passé et d'avenir. Il a, lui aussi, la manie de prédire, le tic prophétique, autant et plus que de Maistre. Il porte dans son esprit je ne sais quelle vision apocalyptique qu'il promène devant lui et qu'il projette dans les différentes sphères d'idées et de passions qu'il traverse. Toujours il se croit à la veille d'une révolution qui va tout changer et renouveler entièrement la face de la terre. Attention! le rideau va se déchirer; le présent ne compte pas; marche dessus avec mépris, ce n'est que boue et fange: mais l'avenir, que ce sera beau ! Il faut faire dans tout cela la part de l'amour-propre et de l'orgueil personnel plus que ne l'a fait M. Scherer. La Mennais, en prédisant un tel renouvellement social, a l'air de s'oublier, il ne s'oublie pas; car il est le précurseur, le saint Jean-Baptiste, ou le saint Jean évangéliste de cette révélation nouvelle, il est la trompette éclatante, et pour qui ne hait rien tant que le silence, c'est là un rôle assez grand. Tous les défauts, au reste, de l'esprit et de l'œuvre de La Mennais sont dénoncés et marqués avec précision par M. Scherer; il ne tâtonne pas, il n'hésite pas; c'est un esprit assis et ferme qui a en soi de quoi prendre l'exacte mesure de tout autre esprit, c'est un pair qui rend son verdict sur ses pairs, un vrai juge. Il y a, en ce qui est du jugement littéraire proprement dit, une page excellente, définitive :

a Les Paroles d'un Croyant, dit M. Scherer, ouvrent une série assez nombreuse de pamphlets politiques dans l'examen desquels nous ne croyons pas devoir entrer : aussi bien, nous pensons qu'iis ont mal servi la réputation de La Mennais. L'auteur s'y est montré dénué du sens pratique, violent, déclamateur. Son talent d'écrivain y a même perdu. On a beaucoup admiré les Paroles d'un Croyant; nous n'avons, pour notre part, jamais su goûter ce pastiche apocalyptique, ce genre emprunté à la Bible et qui consiste essentiellement dans le dépècement du discours en versets et dans l'usage de la conjonction et au commencement des phrases, cette prose soi-disant poétique enfin, qui

trahit par son ambitton même l'impuissance d'écrire un poëme véritable. La Mennais avait de bonne heure cultivé ce genre, il avait composé des hymnes aux Morts, à la Pologne; il avait terminé son livre des Maux de l'Eglise par un épilogue dans le même style. Il nous semble qu'il y a là un manque de goût littéraire, et que ce manque de goût tient au vice fondamental du talent de La Mennais, la tendance à l'emphase et à la déclamation. Malheureusement, celte tendance se développa à mesure que l'auteur entra plus avant dans la carrière politique; son rôle d'opposition, le vague de ses principes, ses emportements le poussaient à la phrase. Il devint sonore et vide, quelquefois même boursouflé et burlesque. Ce mot ne semblera pas trop fort si l'on prend la peine de relire des sorties telles que la suivante (je supprime la citation probante qui vient à l'appui). Quelle chute, continue M. Scherer, qu'un semblable passage pour un grand écrivain! Hâtons-nous d'ajouter qu'il serait souverainement injuste de juger du talent de La Mennais d'après des morceaux de ce genre. Son style est l'un des plus puissants et des plus magnifiques de la langue française. Ce style n'est point inférieur en ressources à celui de Chateaubriand, et il tend moins au pur effet littéraire. La gamme en est d'ailleurs plus étendue qu'on ne croit généralement, Les Affaires de Rome renferment des descriptions charmantes et de piquants portrails; la préface des Troisièmes Mélanges est un modèle de lucide discussion; l'Esquisse d'une Philosophie contient sur l'Art un chapitre d'une merveilleuse et mystique poésie. »

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Il est très-vrai, en effet, que dans ses productions de cette seconde époque, la gamme de l'écrivain, chez La Mennais, s'est étendue. On pouvait croire qu'il manquait tout à fait de tendresse et d'onction; mais, par un ou deux chapitres de ces Paroles même d'un Croyant qu'on vient de voir si sévèrement jugées, il a commencé de prouver qu'il n'était pas tout à fait dépourvu de cette fibre-là. On pouvait croire qu'avec toute son éloquence d'invective, il manquait de finesse; mais il a prouvé par deux ou trois passages des Affaires de Rome qu'il en était capable à l'occasion. Cependant c'est dans la véhémence qu'il triomphe, et M. Scherer a raison de dire que « La Mennais est, avec Chateaubriand, le plus grand maître d'invective que nous offre la langue française. Il est juste aussi de remarquer que, peu intel

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