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La partie moralisante et méditative l'emporte ici sur ce qui est d'observation. L'Amérique, depuis près de dix ans qu'il l'a quittée, n'est plus qu'un prétexte pour l'auteur; elle n'est qu'un prête-nom, et c'est aux sociétés modernes en général, et à la France autant qu'à l'Amérique, qu'il s'adresse. Sa thèse est sur les effets et les dangers de l'égalité dans toutes les conditions et les relations civiles au sein d'une société démocratique. C'est ici surtout qu'on sent l'infériorité de manière, si l'on se reporte à Montesquieu. A tout moment les exemples manquent à l'auteur pour illustrer ou pour animer ses pages; le conseil est d'ordinaire juste et bien donné, mais il est court, et rien ne le relève. Cette Amérique, qui revient chaque fois comme unique exemple allégué, est d'une grande monotonie à la longue. On a reproché quelquefois à Montesquieu les historiettes dont il égaye encore plus qu'il ne les appuie ses graves sujets; mais il savait, l'habile homme et le grand artiste, que même en telle matière il est souvent vrai de dire que le conte fait passer la morale avec lui. M. de Tocqueville, qui n'avait guère jamais lu un livre qu'en creusant et en méditant, n'avait pas assez lu au hasard et en butinant. Un certain manque de littérature libre et générale se fait sentir dans cette suite de chapitres coupés, où il se pose plus de questions encore qu'il n'en résout.

La complexité, qui est l'essence même de cet esprit distingué, fait aussi le cachet de son œuvre, et a pu faire hésiter quelquefois le lecteur superficiel sur son but véritable. Quoique appartenant par sa naissance comme par ses goûts fins et délicats à l'ancien régime, il abonde dans le sens de 89. Homme de 89, il est cependant tellement jaloux de la liberté qu'il est en garde et en méfiance contre l'égalité; il est pour celle-ci un conseiller si morose qu'on dirait par moments un ad

versaire. Avec cela, préoccupé de la condition des classes pauvres et laborieuses plus qu'on ne l'était d'ordinaire dans les rangs des hommes d'État et des politiques constitutionnels, il a des pressentiments sociaux qui le mènent à prévoir des transformations radi cales comme possibles et peut-être comme légitimes. Il a, en un mot, pour parler son langage, plusieurs idées centrales, et plus d'un foyer de lumière ou de chaleur. La Correspondance, aujourd'hui publiée, nous édifie complétement à ce sujet. Il n'y a donc rien d'étonnant que le lecteur même attentif soit partagé quelquefois comme l'auteur, et qu'il éprouve quelques-uns des embarras dont celui-ci a eu à triompher. Pour moi, je l'ai tout d'abord comparé dans sa recherche de la démocratie future vers laquelle il tend et s'achemine, mais d'un visage si pensif qu'il en est triste, au pieux Énée qui allait fonder Rome tout en pleurant Didon :

Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.

Le dernier ouvrage publié par M. de Tocqueville en 1856, sous le titre de l'Ancien Régime et la Révolution, porte surtout l'empreinte de cette espèce de combat ntérieur. Il ne serait pas juste de juger la pensée de l'auteur sur une première partie qui attendait son développement; il est permis pourtant de dire que cette vue des deux sociétés et des deux régimes fut conçue trop exclusivement sous une inspiration de circonstance. M. de Tocqueville sembla reculer pour la première fois en arrière de 89, lui qui en avait eu jusque-là la religion et qui n'entendait point badinage sur ce sujet. Les faits qui sont rassemblés dans cet ouvrage sont moins neufs que l'auteur ne le supposait d'après ses lectures assez récentes; mais les conséquences qu'il en tire sont extrêmes et singulières. S'il croit décou

vrir, en effet, « mille motifs nouveaux de haïr l'ancien régime, » il trouve, en revanche, « peu de raisons nouvelles pour aimer la Révolution. » Voilà l'exacte impression, telle qu'elle s'annonce tome II, (page 233). Dans son effroi de la centralisation, l'auteur en vient à méconnaître de grands bienfaits d'équité dus à Richelieu et à Louis XIV. Homme du peuple ou bourgeois, sous Louis XIII, ne valait-il pas mieux avoir affaire à un intendant, à l'homme du roi, qu'à un gouverneur de province, à quelque duc d'Épernon? Ne maudissons pas ceux à qui nous devons les commencements de l'égalité devant la loi, la première ébauche de l'ordre moderne qui nous a affranchis, nous et nos pères, et le tiers-état tout entier, de cette quantité de petits tyrans qui couvraient le sol, grands seigneurs ou hobereaux. La préoccupation de l'auteur en faveur de la liberté de l'individu et de ses garanties est, d'ailleurs, des plus honorables et des plus généreuses; mais sous cette impression il était en train, dans cet ouvrage, de maîtriser l'histoire et de lui imposer une vue fixe, exclusive. Plongé dans les archives d'une seule province, il n'avait pas assez présent à l'esprit l'entier tableau de cet ancien régime dont il exagérait et dont il méconnaissait à la fois quelques derniers bienfaits; car c'était un bienfait que ce qu'il y avait de régime moderne préexistant depuis cent soixante ans dans l'ancienne monarchie, mais ce n'était pas tout. La Révolution, quoi qu'il semble dire, reste la Révolution; 89 reste 89. Le génie de Sieyes a bien vu et a eu raison.

Quant à prétendre, comme il le fait, qu'à partir de 1774, moment de la création du Parlement Maupeou, « la révolution radicale qui devait confondre dans une même ruine ce que l'ancien régime contenait de plus mauvais et ce qu'il renfermait de meilleur, était désormais inévitable, » qu'en sait-il? Pourquoi cette date

plutôt qu'une autre? car chacun peut donner la sienne. C'est là une de ces assertions d'après coup qui supposent qu'on tient dans la main tous les éléments du problème, tous les fils et les ressorts de l'histoire. J'admire les esprits dits philosophiques d'avoir, en telle matière, de ces certitudes. Qu'ils essayent donc de faire application de ces assertions tranchantes sur les faits présents et en cours de développement, ils recevront des démentis à chaque pas. Il n'y a rien de si brutal qu'un fait.

La Correspondance et les écrits qui sont publiés aujourd'hui sont d'un intérêt très-varié et nous remettent tout à fait dans le vrai avec M. de Tocqueville. On apprend à l'y bien connaître, à ne pas le surfaire (car luimême, si ambitieux, mais en même temps si modeste, ne se surfaisait pas), et aussi à lui voir dans leur juste degré tous ses mérites de philosophe politique, de citoyen passionné pour le bien, d'ami tendre et d'homme aimable dans l'intimité.

Dans ce qui n'est pas correspondance, deux morceaux se font remarquer: une Relation de voyage et un fragment d'histoire. La relation, Quinze jours au désert, qu'on a pu lire dans un des derniers numéros de la Revue des Deux-Mondes, nous montre un Tocqueville simple voyageur, chevauchant à côté de son ami Gustave de Beaumont, cherchant presque les aventures, et nous racontant ses impressions vives et sérieuses, aux limites extrêmes de la colonisation, à travers une forêt vierge. On y rencontre à chaque page un esprit ferme, exact, sensé, fin, moral, ami des considérations, qui raisonne à l'occasion de chaque incident, mais qui raisonne bien, d'une manière solide et élevée, et qui, quand il décrit, nous rend en fort bonne prose ce dont Chateaubriand le premier nous a donné la poésie en traits hasardeux et sublimes. Et il a lui-même jugé en

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termes excellents cette poésie un peu arrangée et toute chateaubrianesque du désert, quand il a dit (non pas dans cette Relation, mais dans une de ses lettres): « Les hommes ont la rage de vouloir orner le vrai au lieu de chercher seulement à le bien peindre. Les plus grands écrivains ont donné quelquefois dans ce travers-là. M. de Chateaubriand lui-même a peint le véritable désert, celui du moins que je connais, avec des couleurs ausses. Il semble avoir, en Amérique, traversé sans la voir cette forêt éternelle, humide, froide, morne, sombre et muette, qui vous suit sur le haut des montagnes, descend avec vous au fond des vallées, et qui donne plus que l'Océan lui-même l'idée de l'immensité de la nature et de la petitesse ridicule de l'homme. »

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Le fragment d'histoire, - deux chapitres qui ont pour objet d'analyser l'esprit public sur la fin du Directoire et à la veille du 18 Brumaire, est d'un historien de l'école de Polybe. Parlant l'autre jour de M. Thiers et de sa manière, je disais qu'il ne se résumait point, mais qu'il développait. Ici c'est le contraire: M. de Tocque ville résume et concentre: « J'étudie, j'essaye, dit-il quelque part, je tâche de serrer les faits de plus près qu'on ne me semble l'avoir entrepris jusqu'ici, afin d'en extraire les vérités générales qu'ils contiennent. > Les faits donc passent dans son esprit comme dans un creuset ; ils nous arrivent tous avec un sens, une signification précise, une raison qui leur semble inhérente et qu'il leur a reconnue ou parfois peut-être prêtée. Ici, les chapitres sont fort justes, et le caractère de profondeur qu'ils ont et qu'ils affectent répond bien à toutes les circonstances dès longtemps connues. Le style s'y anime et se rehausse de figures; on croirait lire deux chapitres de considérations de Montesquieu s'appliquant à notre histoire.

La Correspondance est très-riche, pleine de cœur et

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