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Le grand orateur de Rome ancienne, qui nous fait connaître les fraudes singulières pratiquées de son temps au sein du collége des pontifes, n'était pas mu assurément, dans le blâme qu'il leur adresse, par les scrupules d'une superstition étroite. La liberté de langage qu'il fait voir si souvent dans ses ouvrages philosophiques, quand il parle des divinités de l'Olympe payen, repousse toute idée de ce genre. Mais il avait compris que la prospérité et la grandeur de sa patrie devaient souffrir singulièrement de cet oubli manifeste des traditions religieuses venues des aïeux. Tant qu'aucune doctrine meilleure n'apparaissait à l'horizon, ces usages pieux lui semblaient essentiels à maintenir pour conserver, au moins partiellement dans les familles, la pureté des mœurs et la sainteté des serments.

Ses protestations devaient rester sans écho. Auguste, il est vrai, peu de temps après lui, voulut comprendre les traditions et les pratiques du culte divin des anciens temps au nombre des institutions politiques et sociales qu'il s'efforça de restaurer, pour mieux asseoir sa puissance souveraine. Mais c'est en cette matière surtout que les mœurs sont plus fortes que les lois. Tout atteste que ce retour au respect des autels, plusieurs fois chanté par Horace, fut aussi superficiel qu'éphémère. La lâche condescendance des Romains de ce temps pour la folle tyrannie des plus mauvais empereurs; la popularité même de quelques-uns de ceux-ci sont là pour attester, parmi les citoyens, la disparition à peu près complète des idées de moralité religieuse. Avec les tristes doctrines d'Épicure, on avait cessé d'admettre les peines et les

récompenses d'une vie future survivant à la destruction de nos corps; et c'est là, quoi qu'on en ait dit, la base fondamentale des vertus publiques et privées (1).

Est-ce à dire pourtant qu'au temps des empereurs, avec le discrédit du culte des aïeux, en ce qu'il avait de grave et de salutaire, on avait vu s'anéantir en même temps le vaste ensemble de superstitions que le paganisme entraînait à sa suite? L'histoire de cette époque atteste qu'il en fut autrement. Si l'on ne demandait plus aux dieux, pour sa patrie, des conquêtes et de la gloire; pour soi-même, la vertu et les biens de l'âme; on continuait de les supplier de favoriser les passions et les plaisirs de leurs adorateurs.

Il s'était produit en même temps dans les habitudes religieuses des Romains une altération funeste. Au contact des populations de l'Égypte et de la Syrie, plus corrompues encore qu'ils ne l'étaient eux-mêmes, ils avaient adopté, en grand nombre, le culte sanguinaire et barbare de ces divinités orientales que les livres de l'Ancien Testament nous font apparaitre sous des couleurs sinistres. De là ces incantations magiques, ces sacrifices humains prévus, pour les punir du dernier supplice, dans les textes curieux des Sentences de Paul (2). De là encore cette dévotion singulière des habitants de Rome et des pro

(1) Esse aliquid manes et subterrannea regna,

Nec pueri credunt, nisi qui nundum ære lavantur.

(Juv., Sat. II).

(2) Paul., Sent., lib. V, tit. xxIII, SS 15, 16 et 17: Qui hominem immolaverint, exve ejus sanguine litaverint, fanum templumve polluerint, bestiis objiciuntur, vel, si honestiores sint, capite puniuntur,

vinces occidentales pour les dieux égyptiens, Isis et Osiris, dévotion que viennent attester fréquemment les pierres sépulcrales des II et IIIe siècles.

C'est donc à tort, selon nous, que, pour dénier au christianisme le caractère merveilleux de son établissement au sein du monde antique, on a soutenu qu'il n'avait rencontré devant lui aucun obstacle sérieux, tant les doctrines religieuses qu'il était destiné à remplacer semblaient atteintes d'une mortelle langueur! Si la propagation de l'Évangile eût commencé par les philosophes et les puissants du siècle, ce raisonnement pourrait avoir quelque poids. Mais il en fut très-différemment, nul ne saurait le contester. Sortis eux-mêmes des rangs populaires, et dénués du prestige de la science, les premiers prédicateurs de l'Evangile s'adressèrent longtemps, à peu près exclusivement, aux hommes des conditions vulgaires. Or, c'était surtout parmi ces hommes que s'était conservée la pratique des superstitions polythéistes d'origine diverse.

Si l'on réfléchit à l'épais bandeau que l'habitude, les préjugés, les passions plaçaient naturellement sur les âmes des contemporains des progrès de l'Évangile au sein de l'Empire romain, on cessera de croire à ce prétendu travail spontané de l'esprit humain rejetant le paganisme comme une forme vieillie de la pensée. Avec tous les grands hommes qui ont fait profession de la foi chrétienne, on pensera, au contraire, qu'elle devait être animée d'une force divine, cette doctrine nouvelle que tant de causes devaient, ce semble, étouffer dès sa naissance, et que pourtant Constantin allait faire asseoir bientôt sur le trône des Césars.

140 LE DROIT PONTIFICAL CHEZ LES ANCIENS ROMAINS.

L'ensemble de ce travail nous a montré le paganisme, avec ses riantes fictions, ses emblèmes gracieux, ses pratiques commodes, marquant profondément de son empreinte toutes les phases de la vie sociale. Adorer le dieu des chrétiens, c'était, pour un habitant de Rome ou de Carthage, rejeter ses relations publiques et privées et se confiner dans un isolement aussi répugnant que périlleux. Deux siècles cependant n'étaient pas écoulés depuis la mort du Christ, et déjà le grave Tertullien, parlant du nombre de ses disciples, affirmait qu'ils formaient la moitié des sujets de l'Empire « Hesterni sumus, et vestra omnia implevimus, urbes, insulas, castella, municipia, conciliabula, castra ipsa, tribus, decurias, palatium, senatum, forum. Sola vobis relinquimus templa. Potuimus et inermes, solius divortii invidia, adversus vos dimicasse. Procul dubio expavescetis ad solitudinem vestram. Ad silentium rerum, et stuporem quasi mortui orbis, quæsissetis quibus imperaretis (1). »

(1) Tertul., Apologet., cap. xxxvII.

SUR

M. PIERRE-LOUIS LE CERF,

LUE A L'ACADÉMIE DE CAEN

Le 28 mai 1869,

PAR LE PASTEUR ED. MELON,

Président du Consistoire.

MESSIEURS,

Le 24 juillet dernier, s'éteignait doucement après une longue et bien mystérieuse maladie, un des hommes les plus aimables que l'Académie de Caen ait eus dans son sein, et qui, par sa parole vive et lumineuse aussi bien que par ses travaux nombreux et variés, avait su vite conquérir parmi vous une place distinguée, et attirer à lui l'estime et l'affection de tous, par la bienveillance et l'aménité de son caractère.

En acceptant la tâche pieuse de vous dire la vie de l'excellent confrère que nous avions perdu par le fait bien longtemps avant sa mort, et qui pendant plusieurs années a été le doyen de cette compagnie dont il dirigea plusieurs fois les travaux, j'ai voulu surtout saisir cette nouvelle occasion de rendre un public

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