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La première est, en mettant seulement après des, ou un, un substantif pour être le sujet de la proposition, et un adjectif pour en être l'attribut, soit qu'il soit le premier ou le dernier, comme: Il y a des douleurs salutaires; il y a des plaisirs funestes; il y a de faux amis; il y a une humilité généreuse; il y a des vices couverts de l'apparence de la vertu. C'est comme on exprime dans notre langue ce qu'on exprime par quelque dans le style de l'école : Quelques douleurs sont salutaires, quelque humilité est généreuse, et ainsi des autres.

La seconde manière est de joindre par un qui l'adjectif au substantif: Il y a des craintes qui sont raisonnables. Mais ce qui n'empêche pas que ces propositions ne puissent être simples dans le sens, quoique complexes dans l'expression: car c'est comme si on disait simplement : Quelques craintes sont raisonnables. Ces façons de parler sont encore plus ordinaires que les précédentes : Il y a des hommes qui n'aiment qu'eux-mêmes; il y a des chrétiens qui sont indignes de ce nom.

On se sert quelquefois en latin d'un mot semblable. HORACE.

Sunt quibus in satyrâ videor nimis acer, et ultra

Legem tendere opus 61.

Ce qui est la même chose que s'il avait dit :

Quidam existimant me nimis acrem esse in satyrâ.

Il y en a qui me croient trop piquant dans la satire.

De même dans l'Écriture: Est qui nequiter se humiliat; il y en a qui s'humilient mal.

Omnis, tout, avec une négation, fait aussi une proposition particulière, avec cette différence, qu'en latin la négation précède omnis, et en français elle suit tout: Non omnis qui dicit mihi, Domine, Domine, intrabit in regnum cælorum 62. Tous ceux qui me disent, Seigneur, Seigneur, n'entreront point dans le royaume des cieux. Non omne peccatum est crimen. Tout péché n'est pas un crime.

Néanmoins dans l'hébreu, non omnis est souvent pour nullus, comme dans le psaume: Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens 63, nul homme vivant ne se justifiera devant Dieu. Cela vient de ce qu'alors la négation ne tombe que sur le verbe, et non point sur omnis.

OBSERVATION VI. Voilà quelques observations assez utiles quand il y a un terme d'universalité, comme tout, nul, etc. Mais quand il n'y en a point, et qu'il n'y a point aussi de particularité, comme

quand je dis, l'homme est raisonnable,{l'homme est juste, c'est une question célèbre parmi les philosophes, si ces propositions, qu'ils appellent indéfinies, doivent passer pour universelles ou pour particulières; ce qui doit s'entendre quand elles sont sans aucune suite de discours, ou qu'on ne les a point déterminées par la suite à aucun de ces sens; car il est indubitable qu'on doit prendre le sens d'une proposition, quand elle a quelque ambiguïté, de ce qui l'accompagne dans le discours de celui qui s'en sert.

La considérant donc en elle-même, la plupart des philosophes disent qu'elle doit passer pour universelle dans une matière néces– saire, et pour particulière dans une matière contingente.

Je trouve cette maxime approuvée par de fort habiles gens, et néanmoins elle est très fausse; et il faut dire, au contraire, que lorsqu'on attribue quelque qualité à un terme commun, la proposition indéfinie doit passer pour universelle en quelque matière que ce soit et ainsi, dans une matière contingente, elle ne doit point être considérée comme une proposition particulière, mais comme une universelle qui est fausse; et c'est le jugement naturel que tous les hommes en font, les rejetant comme fausses lorsqu'elles ne sont pas vraies généralement, au moins d'une généralité morale, dont les hommes se contentent dans les discours ordinaires des choses du monde.

Car qui souffrirait que l'on dît: Que les ours sont blancs, que les hommes sont noirs, que les Parisiens sont gentilshommes, les Polonais sont sociniens, les Anglais sont trembleurs? Et cependant, selon la distinction de ces philosophes, ces propositions devraient passer pour très vraies, puisque étant indéfinies dans une matière contingente, elles devraient être prises pour particulières. Or, il est très vrai qu'il y a quelques ours blancs, comme ceux de la Nouvelle-Zemble; quelques hommes qui sont noirs, comme les Éthiopiens; quelques Parisiens qui sont gentilshommes; quelques Polonais qui sont sociniens; quelques Anglais qui sont trembleurs. Il est donc clair qu'en quelque matière que ce soit, les propositions indéfinies de cette sorte sont prises pour universelles, mais que dans une matière contingente on se contente d'une universalité morale. Ce qui fait qu'on dit fort bien : Les Français sont vaillants, les Italiens sont soupçonneux, les Allemands sont grands, les Orientaux sont voluptueux. quoique cela ne soit pas vrai de tous les particuliers, parce qu'on se contente qu'il soit vrai de la plupart.

Il y a donc une autre distinction sur ce sujet, laquelle est plus

raisonnable, qui est que ces propositions indéfinies sont universelles en matière de doctrine, comme, les anges n'ont point de corps, et qu'elles ne sont que particulières dans les faits et dans les narrations, comme quand il est dit dans l'Évangile : Milites plectentes coronam de spinis, imposuerunt capiti ejus 64; il est bien clair que cela ne doit être entendu que de quelques soldats, et non pas de tous les soldats. Donc la raison est qu'en matière d'actions singulières, lors surtout qu'elles sont déterminées à un certain temps, elles ne conviennent ordinairement à un terme commun qu'à cause de quelques particuliers, dont l'idée distincte est dans l'esprit de ceux qui font ces propositions: de sorte qu'à le bien prendre, ces propositions sont plutôt singulières que particulières, comme on pourra le juger par ce qui a été dit des termes complexes dans le sens, 1re partie, chap. VIII, et 2o partie, chap. vi.

OBSERVATION VII. Les noms de corps, de communauté, de peuple, étant pris collectivement, comme ils le sont d'ordinaire, pour tout le corps, toute la communauté, tout le peuple, ne font point les propositions où ils entrent, proprement universelles, ni encore moins particulières, mais singulières, comme quand je dis : Les Romains ont vaincu les Carthaginois; les Vénitiens font la guerre aux Turcs; les juges d'un tel lieu ont condamné un criminel; ces propositions ne sont point universelles; autrement on pourrait conclure de chaque Romain, qu'il aurait vaincu les Carthaginois, ce qui serait faux et elles ne sont point aussi particulières; car cela veut dire plus que si je disais, que quelques Romains ont vaincu les Carthaginois; mais elles sont singulières, parce que l'on considère chaque peuple comme une personne morale, dont la durée est de plusieurs siècles, qui subsiste tant qu'il compose un État, et qui agit en tous ces temps par ceux qui le composent, comme un homme agit par ses membres. D'où vient que l'on dit, que les Romains qui ont été vaincus par les Gaulois qui prirent Rome, ont vaincu les Gaulois au temps de César, attribuant ainsi à ce même terme de Romains d'avoir été vaincus en un temps, et d'avoir été victorieux en l'autre, quoiqu'en l'un de ces temps il n'y ait eu aucun de ceux qui étaient en l'autre : et c'est ce qui fait voir sur quoi est fondée la vanité que chaque particulier prend des belles actions de sa nation, auxquelles il n'a point eu de part, et qui est aussi sotte que celle d'une oreille, qui, étant sourde, se glorifierait de la vivacité de l'œil ou de l'adresse de la main.

CHAPITRE XIV.

Des propositions où l'on donne aux signes le nom des choses.

Nous avons dit dans la première partie, que des idées, les unes avaient pour objet des choses, les autres des signes. Or, ces idées de signe attachées à des mots, venant à composer des propositions, il arrive une chose qu'il est important d'examiner en ce lieu, et qui appartient proprement à la logique, c'est qu'on en affirme quelquefois les choses signifiées; et il s'agit de savoir quand on a droit de le faire, principalement à l'égard des signes d'institution; car, à l'égard des signes naturels, il n'y a pas de difficulté, parce que le rapport visible qu'il y a entre ces sortes de signes et les choses, marque clairement que quand on affirme du signe la chose signifiée, on veut dire, non que ce signe soit réellement cette chose, mais qu'il l'est en signification et en figure; et ainsi l'on dira sans préparation et sans façon d'un portrait de César, que c'est César ; et d'une carte d'Italie, que c'est d'Italie.

Il n'est donc besoin d'examiner cette règle qui permet d'affirmer les choses signifiées de leurs signes, qu'à l'égard des signes d'institution qui n'avertissent pas par un rapport visible du sens auquel on entend ces propositions; et c'est ce qui a donné lieu à bien des disputes.

Car il semble à quelques-uns que cela puisse se faire indifféremment, et qu'il suffise pour montrer qu'une proposition est raisonnable en la prenant en un sens de figure et de signe, de dire qu'il est ordinaire de donner au signe le nom de la chose signifiée: et cependant cela n'est pas vrai; car il y a une infinité de propositions qui seraient extravagantes, si l'on donnait aux signes le nom des choses signifiées; ce que l'on ne fait jamais, parce qu'elles sont extravagantes. Ainsi un homme qui aurait établi dans son esprit que certaines choses en signifieraient d'autres, serait ridicule, si, sans en avoir averti personne, il prenait la liberté de donner à ces signes de fantaisie le nom de ces choses, et disait, par exemple, qu'une pierre est un cheval, et un âne un roi de Perse, parce qu'il aurait établi ces signes dans son esprit. Ainsi la première règle qu'on doit suivre sur ce sujet, est qu'il n'est pas permis indifféremment de donner aux signes le nom des choses.

La seconde, qui est une suite de la première, est que la seule incompatibilité évidente des termes n'est pas une raison suffisante

pour conduire l'esprit au sens de signe, et pour conclure qu'une proposition ne pouvant se prendre proprement, se doit donc expliquer en un sens de signe. Autrement il n'y aurait point de ces propositions qui fussent extravagantes, et plus elles seraient impossibles dans le sens propre, plus on retomberait facilement dans le sens de signe, ce qui n'est pas néanmoins: car qui souffrirait que, sans autre préparation, et en vertu seulement d'une destination secrète, on dît que la mer est le ciel, que la terre est la lune, qu'un arbre est un roi? Qui ne voit qu'il n'y aurait point de voie plus courte pour s'acquérir la réputation de folie, que de prétendre introduire ce langage dans le monde? Il faut donc que celui à qui on parle soit préparé d'une certaine manière, afin qu'on ait droit de se servir de ces sortes de propositions, et il faut remarquer, sur ces préparations, qu'il y en a de certainement insuffisantes, et d'autres qui sont certainement suffisantes.

1o Les rapports éloignés qui ne paraissent point aux sens, ni à la première vue de l'esprit, et qui ne se découvrent que par méditation, ne suffisent nullement pour donner d'abord aux signes le nom des choses signifiées : car il n'y a presque point de choses, entre lesquelles on ne puisse trouver de ces sortes de rapports, et il est clair que des rapports qu'on ne voit pas d'abord ne suffisent point pour conduire au sens de figure.

2o Il ne suffit pas, pour donner à un signe le nom de la chose signifiée dans le premier établissement qu'on en fait, de savoir que ceux à qui on parle le considèrent déjà comme un signe d'une autre chose toute différente. On sait, par exemple, que le laurier est signe de la victoire, et l'olivier de la paix; mais cette connaissance ne prépare nullement l'esprit à trouver bon qu'un homme à qui il plaira de rendre le laurier signe du roi de la Chine, et l'olivier du grand-seigneur, dise sans façon, en se promenant dans un jardin Voyez ce laurier, c'est le roi de la Chine; et cet olivier, c'est le Grand-Turc.

3o Toute préparation qui applique seulement l'esprit à attendre quelque chose de grand, sans le préparer à regarder en particulier une chose comme signe, ne suffit nullement pour donner droit d'attribuer à ce signe le nom de la chose signifiée dans la première institution. La raison en est claire, parce qu'il n'y a nulle conséquence directe et prochaine entre l'idée de grandeur et l'idée de signe; et ainsi l'une ne conduit point à l'autre.

Mais c'est certainement une préparation suffisante pour donner aux signes le nom des choses, quand on voit dans l'esprit de ceux

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