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De l'accident.

Nous avons déjà dit dans le chapitre second qu'on appelait mode ce qui ne pouvait exister naturellement que par la substance, et ce qui n'était point nécessairement lié avec l'idée d'une chose, en sorte qu'on peut bien concevoir la chose sans concevoir le mode, comme on peut bien concevoir un homme sans le concevoir prudent; mais on ne peut concevoir la prudence sans concevoir, ou un homme, ou une autre nature intelligente qui soit prudente.

Or, quand on joint une idée confuse et indéterminée de substance avec une idée distincte de quelque mode, cette idée est capable de représenter toutes les choses où sera ce mode, comme l'idée de prudent, tous les hommes prudents; l'idée de rond, tous les corps ronds; et alors cette idée, exprimée par un terme connotatif prudent, rond, est ce qui fait le cinquième universel qu'on appelle accident, parce qu'il n'est pas essentiel à la chose à qui on l'attribue; car s'il l'était, il serait différence ou propre.

Mais il faut remarquer ici, comme on l'a déjà dit, que, quand on considère deux substances ensemble, on peut en considérer une comme mode de l'autre. Ainsi un homme habillé peut être considéré comme un tout composé de cet homme et de ses habits; mais être habillé au regard de cet homme, est seulement un mode ou une façon d'être sous laquelle on le considère, quoique ses habits soient des substances. C'est pourquoi être habillé n'est qu'un cinquième universel.

En voilà plus qu'il n'en faut touchant les cinq universaux qu'on traite dans l'école avec tant d'étendue; car il sert de très peu de savoir qu'il y a des genres, des espèces, des différences, des propres et des accidents; mais l'importance est de reconnaître les vrais genres des choses, les vraies espèces de chaque genre, leurs vraies différences, leurs vraies propriétés, et les accidents qui leur conviennent; et c'est à quoi nous pourrons donner quelque lumière dans les chapitres suivants, après avoir dit auparavant quelque chose des termes complexes 13.

CHAPITRE VIII.

Des termes complexes et de leur universalité ou particularité.

On joint quelquefois à un terme divers autres termés qui composent dans notre esprit une idée totale, de laquelle il arrive souvent qu'on peut affirmer ou nier ce qu'on ne pourrait pas affirmer ou nier de chacun de ces termes étant séparés; par exemple, ce sont des termes complexes, un homme prudent, un corps transparent; Alexandre, fils de Philippe.

Cette addition se fait quelquefois par le pronom relatif, comme si je dis: Un corps qui est transparent; Alexandre, qui est fils de Philippe; le pape, qui est vicaire de Jésus-Christ.

Et on peut dire même que si ce relatif n'est pas toujours exprimé, il est toujours en quelque sorte sous-entendu, parce qu'il peut s'exprimer, si l'on veut, sans changer la proposition.

Car c'est la même chose de dire, un corps transparent, ou un corps qui est transparent.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces termes complexes, est que l'addition que l'on fait à un terme est de deux sortes: l'une qu'on peut appeler explication, et l'autre détermination.

Cette addition peut s'appeler seulement explication quand elle ne fait que développer, ou ce qui était enfermé dans la compréhension de l'idée du premier terme, ou du moins ce qui lui convient comme un de ses accidents, pourvu qu'il lui convienne généralement et dans toute son étendue; comme si je dis: L'homme, qui est un animal doué de raison, ou l'homme qui désire naturellement d'être heureux, ou l'homme, qui est mortel. Ces additions ne sont que des explications, parce qu'elles ne changent point du tout l'idée du mot d'homme, et ne la restreignent point à ne signifier qu'une partie des hommes, mais marquent seulement ce qui convient à tous les hommes.

Toutes les additions qu'on ajoute aux noms qui marquent distinctement un individu, sont de cette sorte; comme quand on dit : Paris, qui est la plus grande ville de l'Europe; Jules César, qui a été le plus grand capitaine du monde; Aristote, le prince des philosophes; Louis XIV, roi de France. Car les termes individuels. distinctement exprimés, se prennent toujours dans toute leur étendue, étant déterminés tout ce qu'ils peuvent l'être.

L'autre sorte d'addition, qu'on peut appeler détermination, est quand ce qu'on ajoute à un mot général en restreint la signification, et fait qu'il ne se prend plus pour ce mot général dans toute son étendue, mais seulement pour une partie de cette étendue; comme si je dis Les corps transparents, les hommes savants, un animal raisonnable. Ces additions ne sont point de simples explications, mais des déterminations, parce qu'elles restreignent l'étendue du premier terme, en faisant que le mot de corps ne signifie plus qu'une partie des corps, le mot d'homme, qu'une partie des hommes, le mot d'animal, qu'une partie des animaux.

Et ces additions sont quelquefois telles, qu'elles rendent individuel un mot général, quand on y ajoute des conditions individuelles, comme quand je dis : Le pape qui est aujourd'hui, cela détermine le mot général de pape à la personne unique et singulière d'Alexandre VII.

On peut de plus distinguer deux sortes de termes complexes, les uns dans l'expression, et les autres dans le sens seulement.

Les premiers sont ceux dont l'addition est exprimée, tels que sont tous les exemples qu'on a rapportés jusqu'ici.

Les derniers sont ceux dont l'un des termes n'est point exprimé, mais seulement sous-entendu, comme quand nous disons en France le roi, c'est un terme complexe dans le sens, parce que nous n'avons pas dans l'esprit, en prononçant ce mot de roi, la seule idée générale qui répond à ce mot; mais nous y joignons mentalement l'idée de Louis XIV, qui est maintenant roi de France. Il y a une infinité de termes dans les discours ordinaires des hommes qui sont complexes en cette manière, comme le nom de monsieur dans chaque famille.

Il y a même des mots qui sont complexes dans l'expression pour quelque chose, et qui le sont encore dans le sens pour d'autres; comme quand on dit: Le prince des philosophes, c'est un terme complexe dans l'expression, puisque le mot de prince est déterminé par celui de philosophe; mais au regard d'Aristote, que l'on marque dans les écoles par ce mot, il n'est complexe que dans le sens, puisque l'idée d'Aristote n'est que dans l'esprit, sans être exprimée par aucun son qui le distingue en particulier.

Tous les termes connotatifs ou adjectifs, ou sont parties d'un terme complexe quand leur substantif est exprimé, ou sont complexes dans le sens quand il est sous-entendu; car, comme il a été dit dans le chapitre II, ces termes connotatifs marquent directement un sujet, quoique plus confusément, et indirectement une

forme ou un mode, quoique plus distinctement; et ainsi ce sujet n'est qu'une idée fort générale et fort confuse, quelquefois d'un être, quelquefois d'un corps qui est pour l'ordinaire déterminé par l'idée distincte de la forme qui lui est jointe; comme album signifie une chose qui a de la blancheur; ce qui détermine l'idée confuse de chose à ne représenter que celles qui ont cette qualité.

Mais ce qui est de plus remarquable dans ces termes complexes, est qu'il y en a qui sont déterminés dans la vérité à un seul individu, et qui ne laissent pas de conserver une certaine universalité équivoque qu'on peut appeler une équivoque d'erreur, parce que les hommes demeurant d'accord que ce terme ne signifie qu'une chose unique, faute de bien discerner quelle est véritablement cette chose unique, l'appliquent, les uns à une chose, et les autres à une autre; ce qui fait qu'il a besoin d'être encore déterminé, ou diverses circonstances, ou par la suite du discours, afin que l'on sache précisément ce qu'il signifie.

par

Ainsi le mot de véritable religion ne signifie qu'une seule et unique religion, qui est dans la vérité la catholique, n'y ayant que celle-là de véritable. Mais parce que chaque peuple et chaque secte croit que sa religion est la véritable, ce mot est très équivoque dans la bouche des hommes, quoique par erreur. Et si on lit dans un historien qu'un prince a été zélé pour la véritable religion, on ne saurait dire ce qu'il a entendu par-là, si on ne sait de quelle religion a été cet historien; car si c'est un protestant, cela voudra dire la religion protestante; si c'est un Arabe mahométan qui parlât ainsi de son prince, cela voudrait dire la religion mahométane, et on ne pourrait juger que ce serait la religion catholique, si on ne savait que cet historien était catholique.

Les termes complexes, qui sont ainsi équivoques par erreur, sont principalement ceux qui enferment des qualités dont les sens ne jugent point, mais seulement l'esprit, sur lesquelles il est facile que les hommes aient divers sentiments.

Si je dis par exemple: Il n'y avait que des hommes de six pieds qui fussent enrôlés dans l'armée de Marius, ce terme complexe d'hommes de six pieds n'est pas sujet à être équivoque par erreur, parce qu'il est bien aisé de mesurer des hommes, pour juger s'ils ont six pieds. Mais si l'on eût dit qu'on ne devait enrôler que de vaillants hommes, le terme de vaillants hommes eût été plus sujet à être équivoque par erreur, c'est-à-dire à être attribué à des hommes qu'on eût cru vaillants, et qui ne l'eussent pas été en effet. Les termes de comparaison sont aussi fort sujets à être équiARNAULD,

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voques par erreur. Le plus grand géomètre de Paris, le plus savant homme, le plus adroit, le plus riche. Car, quoique ces termes soient déterminés par des conditions individuelles, n'y ayant qu'un seul homme qui soit le plus grand géomètre de Paris, néanmoins ce mot peut être facilement attribué à plusieurs, quoiqu'il ne convienne qu'à un seul dans la vérité, parce qu'il est fort aisé que les hommes soient partagés de sentiments sur ce sujet, et qu'ainsi plusieurs donnent ce nom à celui que chacun croit avoir cet avantage par-dessus les autres.

Les mots de sens d'un auteur, de doctrine d'un auteur sur un tel sujet, sont encore de ce nombre, surtout quand un auteur n'est pas si clair qu'on ne dispute quelle a été son opinion, comme nous voyons que les philosophes disputent tous les jours touchant les opinions d'Aristote, chacun le tirant de son côté. Car, quoique Aristote n'ait qu'un seul et unique sens sur un tel sujet, néanmoins, comme il est différemment entendu, ces mots de sentiment d'Aristote sont équivoques par erreur, parce que chacun appelle sentiment d'Aristote ce qu'il a compris être son véritable sentiment; et ainsi, l'un comprenant une chose et l'autre une autre, ces termes de sentiment d'Aristote sur un tel sujet, quelque individuels qu'ils soient en eux-mêmes, pourront convenir à plusieurs choses, savoir : à tous les divers sentiments qu'on lui aura attribués, et ils signifieront dans la bouche de chaque personne ce que chaque personne aura conçu être le sentiment de ce philosophe.

Mais, pour mieux comprendre en quoi consiste l'équivoque de ces termes, que nous avons appelés équivoques par erreur, il faut remarquer que ces mots sont connotatifs, ou expressément, ou dans le sens. Or, comme nous avons déjà dit, on doit considérer, dans les mots connotatifs, le sujet, qui est directement, mais confusément exprimé, et la forme ou le mode, qui est distinctement, quoique indirectement exprimé. Ainsi, le blanc signifie confusément un corps, et la blancheur distinctement; sentiment d'Aristote signifie confusément quelque opinion, quelque pensée, quelque doctrine, et distinctement la relation de cette pensée à Aristote, auquel on l'attribue.

Or, quand il arrive de l'équivoque dans ces mots, ce n'est pas proprement à cause de cette forme ou de ce mode, qui, étant distinct, est invariable; ce n'est pas aussi à cause du sujet confus, lorsqu'il demeure dans cette confusion; car, par exemple, le mot de prince des philosophes ne peut jamais être équivoque, tant qu'on n'appliquera cette idée de prince des philosophes à aucun

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