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sianisme. Elles élevèrent très haut sa réputation comme penseur, et le placèrent au nombre des partisans les plus éclairés du nouveau système. Dans les années suivantes, les querelles théologiques tournèrent ailleurs son attention et ne permirent même pas qu'il entretînt avec Descartes des relations suivies; mais s'il n'a pas contribué au succès de la réforme philosophique, autant qu'on pouvait l'espérer d'un esprit de cette trempe, elle a du moins obtenu toutes ses sympathies, et dans plusieurs circonstances, il en a défendu les principes avec chaleur envers d'injustes attaques. Les rapports des théories cartésiennes avec le dogme chrétien étaient peut-être le point qui soulevait le plus de controverses entre les sectes religieuses et les partis rivaux qui divisaient alors la France. Les protestants soutenaient que la définition de la ma

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par l'étendue ne pouvait se concilier avec le dogme de la transsubstantiation, et quelques écrivains catholiques, partageant cette manière de voir, y puisaient des armes contre tout exercice indépendant de l'intelligence. S'il eût fallu les en croire, la philosophie se composait de vraisemblances, mélangées de beaucoup d'incertitudes et d'erreurs; elle touchait à l'hérésie et presque toujours s'y égarait l'esprit humain ne pouvait parvenir à la certitude que par la foi. Ces déclamations dangereuses trouvèrent chez Arnauld un antagoniste éloquent et convaincu. Aux ministres Claude et Jurieu, il répondit dans plusieurs chapitres de la Perpétuité de la Foi que les mystères se croient et ne s'expliquent pas, et il opposa une réfutation victorieuse au traité de l'Existence du corps publié par un chanoine breton, fougueux ennemi du cartésia

nisme et de la philosophie. Il montra combien il était périlleux et téméraire de soutenir que les Saintes-Ecritures commentées par les Pères sont l'unique source de la vérité, et qu'en dehors de cet enseignement divin tout est faux et douteux. « Cette prétention, disait-il, n'est autre << chose qu'un renouvellement de l'erreur des Académiciens " et des Pyrrhoniens que saint Augustin a jugé si préjudiciable à la religion qu'il a cru devoir la réfuter1.

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C'est exposer la religion au mépris des libertins, con<< tinue-t-il, que de vouloir persuader qu'il n'y a rien de cer"tain dans les livres d'Euclide et d'Archimède, dans - l'analyse de Viète, dans la géométrie de Descartes; que « tant de découvertes des derniers siècles ne doivent point "être réputées véritables si elles ne sont confirmées dans l'école de Dieu, qui est l'Eglise, et appuyées par ses "livres. » Qu'il nous soit permis de le faire remarquer, lorsqu'Arnauld tenait ce langage, il était d'accord avec la tradition constante de la société catholique. Beaucoup de systèmes ont eu le malheur d'être condamnés par le saintsiége; la philosophie envisagée comme un libre développement de la raison ne le fut jamais. L'Eglise n'interdit pas à la pensée de se replier sur elle-même, et d'éclairer des lumières de la science les mystères de son origine, de sa nature et de sa fin. Elle veut que la foi demeure invariablement respectée, mais elle ne prétend pas que son empire soit universel et exclusif, et que l'esprit humain ne possède pas, indépendamment de la foi, des vérités

(1) OEuv. compl., t. XXXVIII, p. 97.

(2) Ibid., p. 98. Voyez aussi une lettre sur le scepticisme de Huet, citée par M. Cousin, Pensées de Pascal, introd., p. xx111.

propres. Ceux qui ont contesté à la raison cette portée et ces droits, et qui, cachant un scepticisme dangereux sous un faux air de spiritualité, ont douté de sa puissance d'arriver à la certitude, sont quelques esprits peu sincères et peu sages, que la philosophie ne désavoue pas plus hautement que l'Eglise elle-même qui les a repoussés plusieurs fois de son sein1.

III.

Avant les persécutions qui l'obligèrent, en 1679, de quitter la France, Arnauld vivait habituellement à PortRoyal-des-Champs, dans la société de Nicole, Sacy, Lancelot, et du duc de Luynes, traducteur des Méditations de Descartes. Ces pieux et savants solitaires consacraient les heures de relâche à converser de la philosophie et surtout du cartésianisme 2. Au milieu de ces entretiens, une rencontre imprévue donna naissance à un des ouvrages qui honorent le plus le dix-septième siècle et la philosophie française, je veux dire, l'Art de penser. Comme la conversation roulait un jour sur la logique, un des interlocuteurs cita, comme très digne de remarque, l'exemple d'un maître qui, dans sa jeunesse, la lui avait apprise en quinze jours. Arnauld répondit qu'on pouvait mieux encore, et qu'en trois fois moins de temps il

pro

(1) Voyez, à ce sujet, l'Instruction pastorale de Monseigneur l'Archevêque de Paris sur la composition, l'examen et la publication des livres en faveur desquels les auteurs ou éditeurs sollicitent une approbation, 1842, passim.

(2) Voyez les Mémoires de Fontaine, Utrecht, 1736, et l'ingénieuse et savante histoire de Port-Royal, par M. Sainte-Beuve, t. II, p. 305 et suiv.

mettait de faire voir toutes les règles essentielles au jeune fils du duc de Luynes, Henri de Chevreuse, qui était présent. La proposition ayant été acceptée, il se mit à l'œuvre, de concert avec Nicole, et en moins d'une semaine, par un prodige de facilité savante, fut achevée la logique de Port-Royal que le duc de Chevreuse résuma en quatre tableaux, à étudier en quatre jours 1. L'ouvrage, célèbre avant de paraître, circula quelque temps en manuscrit; mais comme on craignait qu'il ne fût imprimé en fraude sur une copie infidèle, l'auteur se décida à le publier, en 1662, chez Charles Savreux, imprimeur ordinaire de Port-Royal, avec un discours préliminaire écrit par Nicole. Une seconde édition, augmentée d'un nouveau discours et de plusieurs chapitres également dus à Nicole, parut en 1664, et fut accueillie par un succès non moins général que la première. L'Art de penser devint dès lors ce qu'il est resté depuis, un livre classique que les écoles d'Angleterre et d'Allemagne ont emprunté de bonne heure à la France3, et qui a pris peu

(1) L'Art de penser, avis (OEuv. compl., t. XLI).

(2) L'Art de penser a été attribué à divers auteurs, mais deux notes citées dans le catalogue manuscrit des livres de l'abbé Goujet et reproduites par M. Barbier (Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, Paris, 1806, t. I, p. 496), me paraissent trancher la question; suivant l'une, qui est de Racine, élève, comme on sait, de Port-Royal: « Les discours et les additions sont de Nicole; les premières parties sont du même, avec le docteur Arnauld; la quatrième partie, qui traite de << la méthode, n'est que de ce célèbre docteur. Suivant l'autre note:

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« Ce qu'il y a de M. Nicole est le fruit de ce qu'il avait enseigné sur la philosophie à M. Le Nain de Tillemont, qui fut instruit, en effet, dans « les écoles de Port-Royal.

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(3) En 1736, selon les auteurs de la Bibliothèque raisonnée, t. XVI, p. 480, il avait déjà paru dix éditions françaises de l'Art de penser, et au

à peu dans l'enseignement la place des indigestes compilations héritées de la scolastique.

Arnauld distingue quatre principales opérations de l'esprit: concevoir, juger, raisonner, ordonner; concevoir, c'est-à-dire nous former des idées des choses qui se présentent à nous; juger, c'est-à-dire affirmer une idée d'une autre; raisonner, ou tirer un second jugement d'un premier; ordonner, ou disposer diverses idées, divers jugements, divers raisonnements sur un sujet déterminé. Arnauld se trouve ainsi conduit à diviser la logique en quatre parties, dont la première traite des idées, la seconde des jugements, la troisième des raisonnements, la quatrième de la méthode. Les idées sont considérées selon leur nature et leur origine, la différence de leurs objets et leurs principaux caractères de simplicité et de composition, d'universalité et de particularité, de clarté et de confusion, etc. L'étude du jugement est ramenée à celle de la proposition qui l'exprime, et par conséquent du langage dont le rôle, les services et les inconvénients, soit comme expression, soit comme auxiliaire de la pensée sont appréciés avec un détail, et surtout une exactitude égalée peut-être, mais non surpassée par Locke et Condillac. La théorie des formes du raisonnement qu'Arnauld ne distingue pas du syllogisme, reproduit, sous une forme plus précise et plus populaire, l'analyse savante donnée par Aristote et les philosophes scolastiques. Pour la méthode, Arnauld suit la trace fidèle de Descartes, qu'il copie même textuellement dans le chapitre de l'ana

tant d'éditions latines. Celle de 1704, publiée à Halle, est accompagnée d'une introduction de Fr. Buddée.

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