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Vainement dira-t-on que la théorie de Malebranche fait mieux voir qu'aucune autre combien notre esprit est dépendant de Dieu, et combien il doit lui être uni; loin d'avoir cette portée et cet avantage, elle fournirait plutôt

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trefois bien étudié, et qui était aussi habile en sculpture, avait un si grand amour pour saint Augustin que, s'entretenant un jour avec un de ses amis, il lui témoigna qu'une des choses qu'il souhaiterait plus ardemment serait de savoir au vrai, si cela se pouvait, comment était fait ce grand saint. – Car vous savez, lui dit-il, que nous autres peintres désirons passionnément d'avoir les visages au naturel des personnes que nous aimons. Cet ami trouva comme lui cette curiosité fort louable, et il lui promit de chercher quelque moyen de le contenter sur cela. Et, soit que ce fût pour se divertir ou qu'il eût eu quelque autre dessein, il fit apporter le lendemain, chez le peintre, un grand bloc de marbre, une grosse masse de fort belle cire, et une toile pour peindre (car, pour une palette chargée de couleurs et de pinceaux, il s'attendit bien qu'il y en trouverait). Le peintre étonné lui demanda à quel dessein il a fait apporter tout cela chez lui : — C'est, lui dit-il pour vous contenter dans le désir que vous avez de savoir comment était saint Augustin, car je vous donne par là le moyen le savoir. Et comment cela? repartit le peintre. C'est, lui dit son ami, que le véritable visage de ce saint est certainement dans ce bloc de marbre aussi bien que dans ce morceau de cire; vous n'avez seulement qu'à en ôter le superflu, ce qui restera vous donnera une tête de saint Augustin tout-à-fait au naturel; et il vous sera aussi bien aisé de la mettre sur votre toile en y appliquant les couleurs qu'il faut. Vous vous moquez de moi, dit le peintre ; car je demeure d'accord que le vrai visage de saint Augustin est dans ce bloc de marbre et dans ce morceau de cire, mais il n'y est pas d'une autre manière que cent mille autres. Comment voulez-vous donc qu'en taillant ce marbre pour en faire le visage d'un homme et travaillant sur cette cire dans ce même dessein, le visage que j'aurai fait au hasard soit plutôt celui de ce saint que quelqu'un de ces cent mille qui sont aussi bien que lui dans ce marbre et dans cette cire? Mais, quand par hasard je le rencontrerais, ce qui est un cas moralement impossible, je n'en serais pas plus avancé; car, ne sachant point du tout comment était fait saint Augustin, il serait impossible que je susse si j'aurai bien rencontré ou non. Et il en est de même du visage que vous voudriez que je misse sur cette toile. Le moyen que vous me donnez pour savoir au vrai comment était fait saint Augustin est donc tout-à-fait plaisant ; car c'est un moyen qui suppose que je le sais et qui ne me peut servir de rien

à l'homme une occasion de s'attacher avec moins de scrupule aux choses matérielles. Si nous voyons le Créateur quand nous voyons les créatures, la recherche des créatures est une aspiration vers l'être infini. Cette curiosité vague et inquiète qui nous promène d'un objet à l'autre, et que saint Augustin et les Pères ont si énergiquement condamnée, devient légitime puisqu'elle a pour fin des choses qu'on ne peut voir sans découvrir Dieu même. Il n'est pas jusqu'aux occupations les plus frivoles dont Dieu ne soit le terme immédiat et qui par conséquent ne se trouvent en quelque sorte divinisées. Toutes les notions de la piété sont perverties, et une excuse facile est offerte aux égarements du cœur et de la raison 1.

Pressé par une expérience infaillible, Malebranche accorde que nous ne voyons en Dieu ni notre âme, ni les âmes des autres hommes; mais cette concession au bon sens et à la vérité n'est qu'une inconséquence qui trahit de nouveau le vice général du système. Dieu renferme en lui l'idée de l'âme comme l'idée de l'étendue, et la première est même beaucoup plus intelligible que la seconde. Si donc la pensée divine est le centre où nous apercevons celle-ci, nous devons y apercevoir celle-là, ou bien nous n'y découvrons ni l'une ni l'autre. Il sert peu de soutenir, pour éviter la contradiction, que la vision en Dieu n'existe que pour les choses connues avec clarté, et que

si je ne le sais.-Vous vous étonnez, reprit l'ami, de l'invention que je vous ai donnée pour vous faire avoir le visage de saint Augustin au naturel. Je n'ai fait en cela que ce qu'a fait l'auteur de la Recherche de la Vérité pour nous faire avoir la connaissance des choses matérielles. » Des vraies et des fausses Idées, ch. xv.

(1) Des vraies et des fausses Idées, ch, xix.

la notion de l'âme, étant obscure et confuse, doit nécessairement avoir une autre origine. Sans doute la notion de l'âme est obscure, si par idée claire on entend une idée qui représente complétement son objet; mais à ce compte même, elle l'est beaucoup moins que celle de l'étendue, des figures et des nombres dont nous ignorons une foule de propriétés, tandis que nous connaissons la plupart des facultés et des modifications de notre esprit. Que si au contraire on entend par idée claire une idée dont l'évidence produise cette adhésion intime qui constitue la certitude, il n'y a rien de plus clair que la notion de l'âme, parce qu'il n'y a rien de plus certain : de sorte qu'à n'envisager que la clarté seule de nos perceptions, Malebranche ne devait pas expliquer la connaissance de l'esprit par un principe moins élevé que celle du corps1.

La théorie des idées est donc insoutenable dans son principe, et plus encore sous la forme particulière que l'auteur de la Recherche de la Vérité lui a donnée. Nous ne voyons les objets matériels ni dans les idées divines, niau moyen d'images émanées de leur surface, ni d'aucune autre manière indirecte; nous les voyons en eux-mêmes, sans intermédiaire, par la seule vertu de la faculté de connaître que nous avons reçue de la Providence. Cette explication n'est pas seulement la plus simple, elle est aussi la plus profonde, parce que la profondeur ne consiste pas à imaginer des raisons à l'infini, mais à s'arrêter au terme fixé par la nature et par la vérité. Toute théorie qui essaie d'aller plus avant est une œuvre d'imagination, non de raison,

(1) Des vraies et des fausses Idées, ch. xx1, xxIII, XXIV.

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une hypothèse dénuée de preuves, qui soulève d'inextricables difficultés.

Tels sont, à part quelques points accessoires, le fond et le plan général du traité Des vraies et des fausses Idées. Quant à la méthode, elle ne diffère pas de celle qu'Arnauld a constamment suivie dans tous ses ouvrages de polémique. C'est une sorte de compromis entre les allures géométriques de l'école de Descartes, le formalisme de la scolastique et la démarche plus libre et moins régulière de la philosophie moderne. A l'exemple des géomètres, Arnauld établit des définitions, des axiomes, des demandes. Comme un docteur de la vieille école, il aime à enfermer son adversaire dans le cercle d'un syllogisme, et rapprochant l'opinion qu'il attaque d'un principe incontestable, à en prouver la fausseté par voie de conséquence. Chef de parti, écrivain populaire, il entremêle son argumentation de mouvements passionnés, de figures vives et pénétrantes, destinées à rendre la vérité sensible et le paradoxe ridicule. Cette méthode, alliance bizarre de procédés contraires, est-elle au fond la meilleure? Il est permis d'en douter. Un géomètre ne la jugerait pas encore assez exacte; tout philosophe qui ne sera pas mathématicien en blâmera la sécheresse. Elle ne rend pas à la pensée en précision rigoureuse ce qu'elle enlève à l'expression d'élégante facilité. La forme du traité Des vraies et des fausses Idées est sans doute remarquable par la netteté; mais elle est en général dépourvue de souplesse, d'éclat et d'élévation. Combien Arnauld est un écrivain inférieur, je ne dirai pas à Fénélon et à Bossuet, mais à son rival et à Descartes!

V.

Par la vigueur du raisonnement, comme par le nom de son auteur, le traité Des vraies et des fausses Idées était la plus rude épreuve que la théorie de la vision en Dieu eût encore subie. Malebranche répondit avec toute la fierté du génie méconnu et toute l'amertume de l'amourpropre blessé. A le croire, un misérable esprit de coterie et le dépit qu'il ressentait du livre De la Nature et de la Grâce, avaient seuls poussé Arnauld à réfuter un ouvrage publié depuis dix ans. Par un artifice indigne d'un chrétien et d'un prêtre, il avait choisi la partie la plus abstraite de la Recherche de la Vérité, celle que la foule des lecteurs pouvait le moins comprendre, afin de décrier l'auteur comme un visionnaire qui se perdait dans sa nouvelle philosophie des idées, et qui, au lieu de chercher l'intelligence des mystères de la grâce dans la lumière des saints, la cherchait dans ses propres pensées. Plût à Dieu que lui-même, renonçant aux opinions nouvelles qu'il érigeait en dogmes contre le jugement des Pères et de l'Église, il eût bien voulu se défaire pour quelque temps de ses anciens préjugés et arracher, la poutre qui l'aveuglait avant de prétendre éclairer les autres1! Malebranche continue sur le même ton dans tout son livre, passe avec légèreté sur les plus forts arguments d'Arnauld; puis termine par ces hautaines paroles : « Si je n'ai pas répondu " en particulier à tous les raisonnements qu'il a faits, ce

(1) Réponse au livre Des vraies et des fausses Idées, p. 3, 13, 29 et 30. Toutes les Réponses de Malebranche à Arnauld ont été réunies en 4 vol. in-12. Paris, 1709,

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