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vous dirai donc en deux mots pour l'achever qu'apparemment que la ville sera prise en deux jours. Il y a déjà une grande brèche au bastion, et même un officier vient, dit-on, d'y monter avec deux ou trois soldats, et s'en est revenu parcequ'il n'étoit point suivi, et qu'il n'y avoit encore aucun ordre pour cela. Vous jugez bien que ce bastion ne tiendra guère; après quoi il n'y a plus que la vieille enceinte de la ville, où les assiégés ne nous attendront pas: mais vraisemblablement la garnison laissera faire la capitulation aux bourgeois et se retirera dans le château, qui ne fait pas plus de peur à M. de Vauban que la ville. M. le prince d'Orange n'a point encore marché, et pourra bien marcher trop tard. Nous attendons avec impatience des nouvelles de la mer. Je ne suis point surpris de tout ce que vous me mandez du gouverneur qui a fait déserter votre assemblée à son pupille. J'ai ri de bon cœur de l'embarras où vous êtes sur le rang où vous devez placer M. de Richesource. Ce que vous dites des esprits médiocres est fort vrai, et m'a frappé, il y a long-temps, dans votre Poétique. M. de Cavoie vous fait mille baisemains, et M. Roze aussi, qui m'a confié les grands dégoûts qu'il avoit de l'académie, jusqu'à méditer même d'y faire retrancher les jetons, s'il n'étoit, dit-il, retenu par la charité. Croyez-vous que les jetons durent beaucoup, s'il ne tient qu'à la charité de M. Roze qu'ils ne soient retranchés? Adieu, monsieur. Je vous conseille d'écrire un mot à

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M. le contrôleur général lui-même, pour le prier de vous faire mettre sur l'état de distribution; et cela sera fait aussitôt. Vous êtes pourtant en fort bonnes mains, puisque M. de Bie a promis de vous faire payer. C'est le plus honnête homme qui se soit jamais mêlé de finance. Mes compliments à M. de La Chapelle.

LETTRE XXII.

AU MÊME.

Au camp près de Namur, 15 juin 1692.

JE E ne vous ai point écrit sur l'attaque d'avanthier: je suis accablé des lettres qu'il me faut écrire à des gens beaucoup moins raisonnables que vous, et à qui il faut faire des réponses bien malgré moi. Je crois que vous n'aurez pas manqué de relations. Ainsi, sans entrer dans des détails ennuyeux, je vous manderai succinctement ce qui m'a le plus frappé dans cette action. Comme la garnison est au moins de six mille hommes, le roi avoit pris de fort grandes précautions pour ne pas manquer son entreprise. Il s'agissoit de leur enlever une redoute et un retranchement de plus de quatre cents toises de long, d'où il sera fort facile de foudroyer le reste de leurs ouvrages, cette redoute étant au plus haut de la montagne, et par conséquent pouvant

commander aux ouvrages à cornes qui couvrent le château de ce côté-là. Ainsi le roi, outre les sept bataillons de tranchée, avoit commandé deux cents de ses mousquetaires, cent cinquante grenadiers à cheval, et quatorze compagnies d'autres grenadiers, avec mille ou douze cents travailleurs pour le logement qu'on vouloit faire; et, pour mieux intimider les ennemis, il fit paroître tout à coup sur la hauteur la brigade de son régiment, qui est encore composée de six bataillons. Il étoit là en personne à la tête de son régiment, et donnoit ses ordres à la demi-portée du mousquet. Il avoit seulement devant lui trois gabions, que le comte de Fiesque, qui étoit son aide-de-camp de jour, avoit fait poser pour le couvrir. Mais ces gabions, , presque tout pleins de pierres, étoient la plus dangereuse défense du monde; car un coup de canon qui eût donné dedans auroit fait un beau massacre de tous ceux qui étoient derrière. Néanmoins un de ces gabions sauva peut-être la vie au roi, ou à Monseigneur, ou à Monsieur, qui tous deux étoient à ses côtés; car il rompit le coup d'une balle de mousquet qui venoit droit au roi, et qui, en se détournant un peu, ne fit qu'une contusion au bras de M. le comte de Toulouse, qui étoit, pour ainsi dire, dans les jambes du roi.

Mais, pour revenir à l'attaque, elle se fit dans un ordre merveilleux. Il n'y eut pas jusqu'aux mousquetaires qui ne firent pas un pas plus qu'on ne leur avoit commandé. A la vérité, M. de

Maupertuis, qui marchoit à leur tête, leur avoit déclaré que, si quelqu'un osoit passer devant lui, il le tueroit. Il n'y en eut qu'un seul qui, ayant osé désobéir et passer devant lui, il le porta par terre de deux coups de sà pertuisane, qui ne le blessèrent pourtant point. On a fort loué la sagesse de M. de Maupertuis. Mais il faut vous dire aussi deux traits de M. de Vauban, que je suis assuré qui vous plairont. Comme il connoît la chaleur du soldat dans ces sortes d'occasions, il leur avoit dit : « Mes enfants, on ne vous défend pas de poursuivre les ennemis quand ils s'enfuiront, mais je ne veux pas que vous alliez vous faire échiner mal à propos sur la contrescarpe de leurs autres ouvrages. Je retiens donc à mes côtés cinq tambours pour vous rappeler quand il sera temps. Dès que vous les entendrez, ne manquez pas de revenir chacun à vos postes. » Cela fut fait comme il l'avoit concerté. Voilà pour la première précaution. Voici la seconde. Comme le retranchement qu'on attaquoit avoit un fort grand front, il fit mettre sur notre tranchée des espèces de jalons, vis-à-vis desquels chaque corps devoit attaquer et se loger pour éviter la confusion; et la chose réussit à merveille. Les ennemis ne soutinrent point, et n'attendirent pas même nos gens : ils s'enfuirent après qu'ils eurent fait une seule décharge, et ne tirèrent plus que de leurs ouvrages à cornes. On en tua bien quatre ou cinq cents; entre autres un capitaine espagnol, fils

d'un grand d'Espagne, qu'on nomme le comte de Lemnos. Celui qui le tua étoit un des grenadiers à cheval, nommé Sans-raison. Voilà un vrai nom de grenadier. L'Espagnol lui demanda quartier, et lui promit cent pistoles, lui montrant même sa bourse où il y en avoit trente-cinq. Le grenadier, qui venoit de voir tuer le lieutenant de sa compagnie, qui étoit un fort brave homme, ne voulut point faire de quartier, et tua son Espagnol. Les ennemis envoyèrent demander le corps, qui leur fut rendu, et le grenadier Sans-raison rendit aussi les trentecinq pistoles qu'il avoit prises au mort, en disant: << Tenez, voilà son argent, dont je ne veux point; les grenadiers ne mettent la main sur les gens que pour les tuer. » Vous ne trouverez point peut-être ces détails dans les relations que vous lirez; et je m'assure que vous les aimerez bien autant qu'une supputation exacte du nom des bataillons, et de chaque compagnie des gens détachés, ce que M. l'abbé Dangeau ne manqueroit pas de rechercher très curieusement.

Je vous ai parlé du lieutenant de la compagnie des grenadiers qui fut tué, et dont Sans-raison vengea la mort. Vous ne serez peut-être pas fâché de savoir qu'on lui trouva un cilice sur le corps. Il étoit d'une piété singulière, et avoit même fait ses dévotions le jour d'auparavant. Respecté de toute l'armée pour sa valeur, accompagnée d'une douceur et d'une sagesse merveilleuse. Le roi l'estimoit beaucoup, et a dit, après sa mort, que c'étoit

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