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LETTRE IV.

AU MÊME.

Babylone 26 janvier 1661.

Je sais que M. l'Avocat vous proposa hier de venir me voir, et que cette proposition vous effraya. Vous n'êtes pas d'humeur à quitter les dames pour aller voir des prisonniers. Dieu vous garde de l'être jamais! Je jure par toutes les divinités qui président aux prisons (je crois qu'il n'y en a point d'autres que la Justice, ou Thémis en termes de poëtes); je jure donc par Thémis que je n'aurai jamais le moindre mouvement de pitié pour vous, et que je me changerai en pierre, comme Niobé, pour être aussi dur pour vous que vous l'avez été pour moi; au lieu que M. l'Avocat ne sera pas plus tôt dans un des plus noirs cachots de la Bastille (car un homme de sa conséquence ne sauroit jamais être prisonnier que d'état), il n'y sera pas plus tôt, en vérité, que j'irai m'enfermer avec lui et croyez que ma reconnoissance irá de pair avec mon ressentiment.

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Racine étoit alors à Chevreuse: il date de Babylone par plaisanterie, pour faire entendre qu'il y est captif, et qu'il s'ennuie autant que les Juifs s'ennuyoient à Babylone.

Vous vous attendez peut être que je m'en vais vous dire que je m'ennuie beaucoup à Babylone, et que je vous dois réciter les lamentations que Jérémie y a autrefois composées; mais je ne veux pas vous faire pitié, puisque vous n'en avez pas déjà eu pour moi. Je veux vous braver au con'traire, et vous montrer que je passe fort bien mon temps. Je vais au cabaret 1 deux ou trois fois le jour; je commande à des maçons, à des vitriers et à des menuisiers, qui m'obéissent assez exactement, et me demandent de quoi boire : je suis dans la chambre d'un duc et pair. Voilà pour ce qui regarde le faste; car dans un quartier comme celuici, où il n'y a que des gueux, c'est grandeur que d'aller au cabaret : tout le monde n'y peut aller.

J'ai des divertissements plus solides, quoiqu'ils paroissent moins. Je goûte tous les plaisirs de la vie solitaire; je suis tout seul, et je n'entends pas le moindre bruit : il est vrai que le vent en fait beaucoup, et même jusqu'à faire trembler la maison; mais il y a un poëte qui dit a

O quàm jucundum est recubantem audire susurros
Ventorum, et somnos, imbre juvante, sequi!

Ainsi, si je voulois, je tirerois ce vent à mon avantage; mais je vous assure qu'il m'empêche de dor

Cétoit l'usage alors d'aller au cabaret.

mir toute la nuit, et je crois que le poëte vouloit parler de ces zéphyrs flatteurs,

Che dibattendo l'ali

Lusingano il sonno de' mortali.

Je lis des vers,

je tâche d'en faire. Je lis les aventures de l'Arioste, et je ne suis pas moi-même sans

aventure.

Une dame me prit hier pour un sergent. Venez me voir, nous irons au cabaret ensemble; on vous prendra pour un commissaire, et nous ferons trembler tout le quartier. Faites ce que vous voudrez; mais ne faites rien par pitié, car je ne vous en demande pas le moins du monde.

LETTRE V.

AU MÊME.

1661.

Vous vous êtes fait, monsieur, un terrible ennemi. M. de La Charles commença hier contre vous une harangue qui ne finira qu'avec sa vie, si vous n'y donnez ordre, et que vous ne lui fermiez la bouche par une lettre d'excuses qui fasse le même effet que cette miche dont Ènée remplit la triple gueule de Cerbère. Pour moi, dès que je le vis commencer, je n'attendis pas que l'exorde de là harangue fût

fini; je crus que le seul parti que je devois prendre, c'étoit de m'enfuir, en disant, Monsieur a raison, pour ne pas tomber dans cet inconvénient où me jeta autrefois le dur essai de sa meurtrière éloquence.

J'étois à l'hôtel de Babylone, quand M. l'Avocat y apporta vos lettres. Mademoiselle Vitart, lisant que vous alliez prendre les eaux de Bourbon, ne put s'empêcher de crier comme si vous étiez déjà mort. Elle dit cela avec chaleur: M. Vitart s'en aperçut, prit la lettre; et après s'être frotté les yeux

Tre volte, e quattro, e sei lesse lo scritto,

et ayant regardé ensuite mademoiselle Vitart, il lui demanda, con il ciglio fieramente inarcato, ce que tout cela vouloit dire. Elle fut obligée de lui dire quelques mots à l'oreille, que je n'entendis pas.

Mais je fais réflexion que je ne vous parle point de votre poésie. J'ai tort, je l'avoue, et je devrois considérer qu'étant devenu poëte, vous êtes devenu sans doute impatient; c'est une qualité inséparable des poetes aussi-bien que des amoureux, qui veulent qu'on laisse toutes choses pour ne leur parler que de leur passion et de leurs ouvrages 1. Je ne vous

I Il y a apparence que ce jeune homme, après s'être fait saigner, avoit envoyé à Racine des vers qu'il avoit faits pour une demoiselle. C'est sur son amour, sa poésie et sa saignée, qu'il le plaisante.

'parlerai point de votre amour: un homme aussi délicat que vous ne sauroit manquer d'avoir fait un beau choix; et je suis persuadé que votre belle mérite les adorations de tous tant que nous sommes, puisque vous l'avez jugée digne des vôtres, jusqu'à devenir poëte pour elle. Cela me confirme de plus en plus que l'Amour est celui de tous les dieux qui sait mieux le chemin du Parnasse. Avec un si bon conducteur vous n'avez garde de manquer d'y être bien reçu: d'ailleurs, les muses vous connoissoient déjà de réputation; et sachant que vous étiez bien venu parmi toutes les dames, il ne faut point douter qu'elles ne vous aient fait le plus obligeant accueil du monde.

Utque viro Phoebi chorus assurrexerit omnis.

Ils ne sont pas seulement amoureux; la justesse y est tout entière. Néanmoins, si j'ose vous dire mon sentiment sur deux ou trois mots, celui de radieux est un peu trop antique pour un homme tout frais 'sorti du Parnasse : j'aurois tâché de mettre imp¿rieux, ou quelque autre mot. J'aurois aussi retranché ces deux vers: Ainsi, si comme nous, et le suivant, ou je leur aurois donné un sens; car il me semble qu'ils n'en ont point.

Vous m'accuserez peut-être de trop d'inhumanité, de traiter si rudement les fils aînés de votre - muse et de votre amour: je ne veux pas dire les fils uniques; la muse et l'amour n'en demeureront pas là: mais au moins cela vous doit faire voir ré

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