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fondant en larmes. Elle sentit tout son sang se troubler à cette vue : elle ne laissa pas d'achever la cérémonie avec le même air modeste et tranquille qu'elle avoit eu 'depuis le commencement; mais dès que tout fut fini elle se retira dans une petite chambre, où elle laissa aller le cours de ses larmes, dont elle versa un torrent au souvenir de celles de sa mère. Comme elle étoit en cet état, on lui vint dire que M. l'archevêque de Sens l'atten'doit au parloir avec mes amis et moi. Allons, allons, dit-elle, il n'est pas temps de pleurer; elle s'excita même à la gaieté, et se mit rire de sa propre foiblesse, et arriva en effet en souriant au parloir, comme si rien ne lui fût arrivé. Je vous avoue, ma chère tante, que j'ai été touché de cette fermeté, qui me paroît assez au-dessus de son âge,

Le sermon de M. l'abbé Boileau fut très beau et très plein de grandes vérités. Tout cela a fait un terrible effet sur l'esprit de ma fille aînée; et elle paroît dans une fort grande agitation, jusqu'à dire qu'elle ne sera jamais du monde; mais je n'ose guère compter sur ces sortes de mouvements qui peuvent passer.

J'oubliois de vous dire que celle qui vient de se faire religieuse aime extrêmement la lecture, et sur-tout des bons livres, et qu'elle a une mémoire surprenante. Excusez un peu ma tendresse pour une enfant dont je n'ai jamais eu le moindre sujet de plainte, et qui s'est donnée à Dieu de si bon cœur, quoiqu'elle fût assurément la plus jolie de

tous mes enfants, et celle que le monde auroit le plus attirée par ses dangereuses caresses.

Ma femme et nos petits enfants vous assurent tous de leur respect. II m'est resté de ma maladie une dureté au côté droit, dont j'avois témoigné un peu d'inquiétude; mais M. Morin m'a assuré que ce ne seroit rien, et qu'il la feroit passer peu à peu par de petits remèdes. Du reste je suis assez bien,

Dien merci.

Je n'ai point été surpris de la mort de M. du Fossé, mais j'en ai été très touché : c'étoit, pour ainsi dire, le plus ancien ami que j'eusse au monde. Plût à Dieu que j'eusse mieux profité des grands exemples de piété qu'il m'a donnés! Je vous demande pardon d'une si longue lettre, et vous prie toujours de m'assister de vos prières.

* Il mourut le 4 novembre 1698, suivant le nécro loge de Port-Royal. C'est par erreur que les continuateurs de Moréri mettent cette mort au 14.

FIN DE LA CORRESPONDANCE DE RACINE.

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J'ai lu votre ouvrage, rapidement à la vérité, et simplement pour me mettre au fait du tout ensemble. Le projet est beau, bien exécuté, et digne d'un chrétien de votre nom., J'y ai trouvé une érudition qui me fait voir que je ne suis point votre aîné en tout. Je ne vous parlerai pas de la versification; tout le monde convient que vous savez tourner un vers; il n'y a rien que vous ne veniez à bout de dire en vers: il semble même que la sécheresse et l'aridité des sujets échauffent votre veine, et vous tiennent lieu pour ainsi dire d'Apollon. Le fond des choses me fournira peut-être plusieurs observations que je vous ferai de vive voix. Je vous dirai seulement aujourd'hui que vous insistez trop, dans votre sixième chant, sur la conformité de la morale des païens avec celle de l'évangile. Comment ces deux lois, celle de l'évangile et la loi naturelle, ne seroient-elles pas conformes, puisqu'elles sont toutes deux l'ouvrage du même législateur? Mais trouverez-vous dans la morale des païens l'amour de Dieu et l'amour de

la croix, ce qui fait à la fois et tout le pénible et toute la beauté de la loi de l'évangile ?

Je ne puis vous pardonner qu'un aussi grand homme que Socrate vous fasse pitié dans le plus bel endroit de sa vie, lorsqu'il parle de ce coq qu'on doit sacrifier pour lui à Esculape : je crains bien que vous n'ayez lu cet endroit que dans le françois de M. Dacier, et il n'est pas étonnant qu'un pareil traducteur vous ait induit en erreur. Socrate ne dit point à Criton de sacrifier un coq, mais simplement Criton, nous devons un coq à Esculape, ὀφειλομεν ἀλεκτρυονα. Ne voyez-vous pas que c'est une plaisanterie, et que Platon, qui est toujours homérique, le fait mourir comme il a vécu, c'est-à-dire l'ironie à la bouche? C'étoit une façon 'de parler proverbiale. Quand quelqu'un étoit échappé de quelque grand danger, on lui disoit : Oh! pour le coup, vous devez un coq à Esculape', comme nous disons: Vous devez une belle chandelle, etc. Voilà tout le mystère. Socrate veut dire, Nous devons pour le coup un beau coq à Esculape, car certainement me voilà guéri de tous mes maux : ce qui est très conforme à l'idée qu'il avoit de la mort. Pouvez-vous croire que la dernière parole d'un homme tel que Socrate ait été une sottise? Il y a des noms si respectables, qu'on ne sauroit, pour ainsi dire, les attaquer, sans attaquer le genre humain. Parcendum est caritati hominum, dit si bien Cicéron. M. Despréaux, tout Despréaux qu'il étoit, essuya de la part de ses amis des cri

tiques très amères sur ce qu'il avoit dit de Socrate dans son équivoque. Il s'en sauvoit en disant qu'il n'avoit pu immoler à Jésus-Christ une plus grande victime que le plus vertueux homme du paga

nisme.

L'intérêt que je prends à ce qui vous regarde l'emporteroit peut-être sur ma paresse, et m'engageroit à vous écrire d'autres réflexions; mais le métier de critique est un désagréable métier, et pour celui qui le fait, et pour celui en faveur de qui on le fait. D'ailleurs je vous exhorte à chercher des censeurs plus éclairés et moins intéressés que moi.

Bacine. 5.

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