Images de page
PDF
ePub

raient-ils méconnaître son langage? Rome l'étend par ses usages autant que par ses conquêtes. Jamais le sénat n'adresse de réponse aux ambassadeurs qu'en langue latine, et il les oblige à s'exprimer de même par le moyen des interprètes.

Quoique la langue romaine présente moins de difficultés que la nôtre, il est ici peu de personnes qui la parlent dans son entière pureté. Elle est concentrée, pour ainsi dire, entre les citoyens d'une certaine classe; le reste en méconnaît les règles au point que, souvent, une simple exclamation, prononcée par un homme du peuple, présente une faute contre les règlesa. Ce défaut tient d'abord au caractère national. Le peuple romain est avide de spectacles, mais il n'aime que ceux qui parlent aux yeux. Le nôtre, plus délicat, veut que son oreille soit flattée, et que son âme soit émue. Il sait apprécier les scènes sublimes de Sophocle, les situations touchantes d'Euripide, et les fines plaisanteries d'Aristophane. Nourri des beautés théâtrales, habitué aux charmes d'une diction pure et élégante, il acquiert une sagacité qui lui est propre. Nos meilleurs écrivains ont reçu plus d'une fois des leçons de ceux-là qui, dans tout autre pays, ne pourraient pas même les entendre, et le peuple d'Athènes pouvait seul critiquer le langage de Théophraste.

On doit encore compter le manque d'écoles publiques, au nombre des causes qui entretiennent cette ignorance de sa propre langue, qui caractérise les dernières classes du peuple romain. Tandis qu'en Grèce, dans un nombre prodigieux d'écoles, on enseigne au peuple toutes les parties de l'art de la parole, depuis les premiers éléments de la grammaire, jusqu'aux subtilités de la scholastique3; à midi de l'Europe, depuis le dixième siècle jusqu'à la fin du treizième, était un Latin corrompu qui a donné naissance à la langue française.Voyez, dans ce Répertoire, les Remarques sur l'origine de la langue française, et le MANUEL ÉTYMOLOGIQUE.

Lucius Apulée, dans son Ane d'or, fait dire deux mots latins à un soldat romain; et, dans ces deux mots, il ne manque pas de lui faire faire une faute de langue.

D

Théophraste, philosophe, disciple d'Aristote. (323 avant l'ère vulg.) Voyez La Bruyère, page 149.

Rome, où le peuple est plus éloigné des grands, le riche citoyen fait instruire ses enfants dans sa propre maison par des maîtres de son choix. Le pauvre, au contraire, n'a de ressources que dans les chétives écoles, où la faible instruction qu'on lui donne peut à peine suffire aux premiers besoins de la société.

Le génie a triomphé de cet obstacle; il a fait plus peutêtre, il a tourné à son avantage les défauts de la langue latine; et, dès les premiers siècles de la république, il a inspiré à des hommes étrangers à toute espèce d'instruction, des idées sublimes rendues de la manière la plus noble. Plus tard, des historiens, des poëtes, des auteurs dramatiques d'un talent véritable, firent connaître à des hommes éclairés, toutes les richesses de leur langue, et ils surent enfin en faire un heureux usage. Rome compte aujourd'hui un grand nombre d'orateurs célèbres. Partout où le peuple est puissant, ceux qui aspirent à le gouverner cherchent à l'émouvoir; eh! quoi de plus propre à le séduire que l'art brillant de la parole! Combien de fois n'avons-nous pas vu, dans Athènes, nos dangereux démagogues amener, par le seul pouvoir de l'éloquence, le peuple aux décisions les plus contraires à ses intérêts, l'entraîner au gré de leur volonté, et déterminer son jugement d'après l'éclat d'une période! Ici le peuple est également aveugle et emporté ; on le conduit avec la même facilité; on le précipitera dans les mêmes malheurs; mais c'est en flattant ses passions et non en charmant son oreille. C'est en excitant son avidité insatiable, en lui rappelant sans cesse ses hautes destinées, en l'enivrant de sa puissance, en l'irritant contre ses chefs, que des hommes ambitieux le rendront docile à leur voix; le but et le résultat sont les mêmes, les moyens seuls sont différents. Il est à croire que la langue des Romains n'a pas encore acquis le degré de perfection dont elle est susceptible; elle s'enrichit et s'épure sans cesse. Les mots semblent y être encore dans une mobilité perpétuelle. On peut penser qu'elle restera en cet état jusqu'à ce que des écrivains du premier rang lui aient donné cette fixité qui lui manque, et que l'on doit regarder comme le dernier terme de la per

fection. En suivant l'ordre des anciens auteurs, on est frappé des différences qu'un intervalle de quelques années apporte dans leurs écrits. On assure même que des for

mules de prières, que la tradition a respectées, peuvent à peine être entendues par des hommes lettrés. Romulus n'entendrait plus son peuple, comme il ne reconnaîtrait plus sa ville.

Si je l'ose dire, la langue des Romains ne sera tout ce qu'elle peut être, elle n'obtiendra tout ce qui lui manque, que quand ils connaîtront bien la nôtre. Nos poëtes, nos philosophes, nos orateurs, prépareront chez eux le règne de la poésie, de la philosophie et de l'éloquence. Ils puiseront chez nous les règles et les exemples; sans être imitateurs, ils les adapteront à leur génie; et, brillant alors de leur propre lumière, ils pourront laisser à la postérité des monuments plus durables que le Capitole.

DE THÉIS. Voyage de Polyclète.

DE THÉIS (Alexandre),

Né à Nantes en 1765, mort en 1842. L'excellent ouvrage de M. de Théis, Voyage de Polyclète à Rome, dont nous avons extrait cette lettre, semble imité du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de Barthélemy; cette description des mœurs et usages des anciens Romains parut pour la première fois en 1822.

MADAME DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.

Paris, lundi 15 décembre 1670.

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'à au

■ Romulus fonda Rome en 753 (avant l'ère vulg.).

b Le siècle d'Auguste; Virgile, Horace, Properce, Tite-Live, Tibulle, Ovide, Vitruve, etc.

© M. de Coulanges, cousin germain de madame de Sévigné, et un des hommes les plus aimables et les plus spirituels de son temps.

jourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie: enfin, une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? Une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame d' Hauterivea ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlueb; une chose qui se fera dimanche et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-la; je vous la donne en trois; jetez-vous votre langue aux chiens? Hé bien! il faut donc vous la dire; M. de Lauzun épouse dimanche, au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: "Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière."-Point du tout, madame." C'est donc mademoiselle de Retz?"-Point du tout: vous êtes bien provinciale!'—"Ah, vraiment, nous sommes bien bétes !2" dites-vous: "c'est mademoiselle Colbert.' -Encore moins.-"C'est assurément mademoiselle de Créqui."."-Vous n'y êtes pas.-Il faut donc à la fin vous le dire. Il épouse dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de...mademoiselle, devinez le nom; il épouse MADEMOISELLE! ma foi, par ma foi! ma foi jurée! MADEMOISELLE, la grande MADEMOISELLE, MADEMOISELLE, fille de feu MONSIEUR; MADEMOISELLE, petite-fille de Henri IV; Mademoiselle d'Eu, Mademoiselle

[ocr errors]

• Madame de Rohan et madame d'Hauterive, ainsi que les autres noms cités dans cette lettre, sont ceux de personnes célèbres à la cour de Louis XIV.

b Berlue. Sorte d'éblouissement, qui est ordinairement passager. Au figuré, avoir la berlue, signifie, juger mal de quelque chosé, s'en faire une idée fausse.

Jeter sa langue aux chiens. Expression proverbiale et figurée qui signifie renoncer à deviner quelque chose.

Mademoiselle, employé absolument, désignait autrefois la fille aînée de Monsieur, frère du roi, ou la première princesse du sang tant qu'elle était fille. De même Monsieur, employé absolument, s'est dit de l'aîné des frères du roi.

• Anne-Marie-Louise d'Orléans-Montpensier, connue sous le nom de Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans, fils de Henri IV, frère de Louis XIII.

de Dombes, Mademoiselle de Montpensier, Mademoiselle d'Orléans; MADEMOISELLE, cousine germaine du roi; MADEMOISELLE, destinée au trône; MADEMOISElle, .le seul parti de France qui fût digne de MONSIEUR. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous. Adieu; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou nona.

SÉVIGNE (Marie de RABUTIN CHANTAL, marquise de), Née en 1627, morte en 1696. Séparée de sa fille madame de Grignan, elle lui écrivit tous les jours de ces lettres modèles de composition et de style, où elle se plaisait à épancher les sentiments les plus vifs, les plus touchants de la tendresse maternelle. Recueillies par la postérité, les lettres de cette femme célèbre sont considérées comme le chef-d'œuvre épistolaire du siècle de Louis XIV.

MADAME DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.

Il faut que je vous conte une petite historiette qui est trèsvraie et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre.

Il fit l'autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Grammont: M. le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez vu un aussi impertinent : parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons." Le maréchal, après avoir lu, dit au roi: "Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes les choses; il est vrai que voilà le plus sot et le

Ce mariage n'eut pas lieu. Le contrat était dressé, et le roi avait promis de le signer, mais sur les représentations qu'on lui fit, il refusa de le faire.

↳ M. de Pomponne. Secrétaire d'Etat sous Louis XIV.

« PrécédentContinuer »