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où vous sentiez un art divin, n'aurait pu la tirer des flots? que celui qui a arrangé le bonheur actuel des hommes par des lois que vous ne connaissez pas, ne puisse en préparer un autre à Virginie par des lois qui vous sont également inconnues? Quand nous étions dans le néant, si nous eussions été capables de penser, aurions-nous pu nous former une idée de notre existence? Et, maintenant que nous sommes dans cette existence ténébreuse et fugitive, pouvons-nous prévoir ce qu'il y a au delà de la mort, par où nous en devons sortir? Dieu a-t-il besoin, comme l'homme, du petit globe de notre terre, pour servir de théâtre à son intelligence et à sa bonté; et n'a-t-il pu propager la vie humaine que dans les champs de la mort? Il n'y a pas dans l'Océan une seule goutte d'eau qui ne soit pleine d'êtres vivants qui ressortissent à nous; et il n'existerait rien pour nous parmi tant d'astres qui roulent sur nos têtes! Quoi! il n'y aurait d'intelligence suprême et de bonté divine, précisément que là où nous sommes; et, dans ces globes rayonnants et innombrables, dans ces champs infinis de lumière qui les environnent, que ni les orages, ni les nuits n'obscurcissent jamais, il n'y aurait qu'un espace vain et un néant éternel! Si nous, qui ne nous sommes rien donné, osions assigner des bornes à la puissance de laquelle nous avons tout reçu, nous pourrions croire que nous sommes ici sur les limites de son empire, où la vie se débat avec la mort, et l'innocence avec la tyrannie!

"Sans doute, il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa récompense. Virginie maintenant est heureuse. Ah! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer à vous, elle vous dirait, comme dans ses adieux: 'Ô Paul! la vie n'est qu'une épreuve. J'ai été trouvée fidèle aux lois de la nature, de l'amour et de la vertu. J'ai traversé les mers pour obéir à mes parents; j'ai renoncé aux richesses pour conserver ma foi; et j'ai mieux aimé perdre la vie que de violer la pudeur. Le ciel a trouvé ma carrière suffisamment remplie. J'ai échappé pour toujours à

a C'est-à-dire, qui sont faits pour nous, qui se rapportent à nous, nouvelle acceptation du verbe ressortir.

la pauvreté, à la calomnie, aux tempêtes, au spectacle des douleurs d'autrui. Aucun des maux qui effraient les hommes ne peut plus désormais m'atteindre; et vous me plaignez! Je suis pure et inaltérable comme une particule de lumière; et vous me rappelez dans la nuit de la vie! Ô Paul! ô mon ami! souviens-toi de ces jours de bonheur où, dès le matin, nous goûtions la volupté des cieux, se levant avec le soleil sur les pitons de ces rochers, et se répandant avec ses rayons au sein de nos forêts.

"Nous éprouvions un ravissement dont nous ne pouvions comprendre la cause. Dans nos souhaits innocents, nous désirions être tout vue, pour jouir des riches couleurs de l'aurore; tout odorat, pour sentir les parfums de nos plantes; tout ouïe, pour entendre les concerts de nos oiseaux; tout cœur, pour reconnaître ces bienfaits. Maintenant, à la source de la beauté d'où découle tout ce qui est agréable sur la terre, mon âme voit, goûte, entend, touche immédiatement ce qu'elle ne pouvait sentir alors que par de faibles organes. Ah! quelle langue pourrait décrire ces rivages d'un orient éternel, que j'habite pour toujours! Tout ce qu'une puissance infinie et une bonté céleste ont pu créer pour consoler un être malheureux; tout ce que l'amitié d'une infinité d'êtres, réjouis de la même félicité, peut mettre d'harmonie dans des transports communs, nous l'éprouvons sans mélange. Soutiens donc l'épreuve qui t'est donnée, afin d'accroître le bonheur de ta Virginie par des amours qui n'auront plus de terme, par un hymen dont les flambeaux ne pourront plus s'éteindre. Là, j'apaiserai tes regrets; là, j'essuierai tes larmes. Ô mon ami! élève ton âme vers l'infini, pour supporter des peines d'un moment.””

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Bernardin de SAINT-PIERRE (Jacques-Henri), Membre de l'Institut et professeur à l'École normale, né au Havre en 1737, mort en 1814. Principaux ouvrages: Les Harmonies de la nature; La Chaumière indienne; et Paul et Virginie, délicieux roman qu'aucun ouvrage, a-t-on dit, n'a inspiré, et qui en a inspiré tant d'autres.

NARRATIONS, TABLEAUX ET DESCRIPTIONS.

CALME AU MILIEU DE L'OCÉAN".

Dix fois le soleil fit son tour sans que le vent fût apaisé. Il tombe enfin, et bientôt après un calme profond lui succède. Les ondes, violemment émues, se balancent longtemps encore après que le vent a cessé. Mais insensiblement leurs sillons s'aplanissent1; et, sur une mer immobile, le navire, comme enchaîné, cherche inutilement dans les airs un souffle qui l'ébranle; la voilé, cent fois déployée, retombe cent fois sur les mâts. L'onde, le ciel, un horizon vague où la vue a beau s'enfoncer dans l'abîme de l'étendue; un vide profond et sans bornes, le silence de l'immensité, voilà ce que présente aux matelots ce triste et fatal hémisphère. Consternés et glacés d'effroi, ils demandent au ciel des orages et des tempêtes; et le ciel, devenu d'airain comme la mer, ne leur offre de toutes parts qu'une affreuse sérénité. Les jours, les nuits s'écoulent dans ce repos funeste: ce soleil, dont l'éclat naissant ranime et réjouit la terre; ces étoiles, dont les nochers b aiment à voir briller les feux étincelants; ce liquide cristal des eaux, qu'avec tant de plaisir nous contemplons du rivage, lorsqu'il réfléchit la lumière et répète l'azur des cieux, ne forment plus qu'un spectacle funeste; et tout ce qui, dans la nature, annonce la paix et la joie, ne porte ici que l'épouvante, et ne présage que la mort.

Cependant les vivres s'épuisent, on les réduit, on les dispense d'une main avare et sévère. La nature qui voit tarir les sources de la vie en devient plus avide; et plus les ressources diminuent, plus on sent croître les besoins.

• Marmontel décrit dans cet extrait les souffrances de quelques-uns des premiers navigateurs espagnols qui explorèrent les côtes de l'Amérique, peu de temps après la découverte de cette contrée par Christophe Colomb.

b Nocher, du latin nauclērus.

À la disette enfin succède la famine, fléau terrible sur la terre, mais plus terrible mille fois sur le vaste abîme des eaux; car au moins sur la terre quelque lueur d'espérance peut abuser la douleur et soutenir le courage; mais au milieu d'une mer immense, solitaire, et environné du néant, l'homme, dans l'abandon de toute la nature, n'a pas même l'illusion pour le sauver du désespoir: il voit comme un abîme l'espace épouvantable qui l'éloigne de tout secours, sa pensée et ses vœux s'y perdent; la voix même de l'espérance ne peut arriver jusqu'à lui.

Les premiers accès de la faim se font sentir sur le vaisseau: cruelle alternative de douleur et de rage, où l'on voyait des malheureux, étendus sur les bancs, lever les mains vers le ciel avec des plaintes lamentables, ou courir, éperdus et furieux, de la proue à la poupe, et demander au moins que la mort vînt finir leurs maux!

MARMONTEL. Les Incas.

MARMONTEL (Jean-François),

Membre et secrétaire-perpétuel de l'Académie française, né en 1723, mort en 1799. Principaux ouvrages: Les Incas ou La destruction de l'empire du Pérou, et Bélisaire, romans historiques; plusieurs opéras comiques; Mélanges sur différents sujets philosophiques; et des Éléments de littérature, qu'on peut regarder comme son plus beau titre de gloire. Parmi ses Œuvres posthumes, on remarque sa Grammaire, ou plutôt un recueil d'observations grammaticales faites avec goût et justesse.

OURAGAN À L'ÎLE-DE-FRANCEa.

UN de ces étés qui désolent de temps à autre les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C'était vers la fin de décembre, lorsque le soleil au capricorneb échauffe, pendant trois semaines, l'Île-de-France de

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Île-de-France, ou Maurice, dans l'Océan-Indien, à l'ouest de Ma dagascar.

Le tropique du capricorne, le tropique austral, celui qui passe par le premier point du signe du capricorne.

ses feux verticaux. Le vent du sud-est, qui y règne presque toute l'année n'y soufflait plus. De longs tourbillons de poussière s'élevaient sur les chemins, et restaient suspendus en l'air. La terre se fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée; des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s'élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d'un incendie. La nuit même n'apportait aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée. L'orbe de la lune, tout rouge, se levait, dans un horizon embrumé1, d'une grandeur démesurée. Les troupeaux, abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissements. Le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre pour y trouver de la fraîcheur; mais partout le sol était brûlant, et l'air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes, qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

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Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'océan des vapeurs qui couvrirent l'île comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d'eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons; des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne; le fond de ce bassin était devenu une mer; le plateau où sont assises

• Il y a en France deux prononciations bien distinctes des mots est, ouest et sud. L'une, qui est la prononciation générale, fait sentir fortement les consonnes finales st et d; on prononce ècětě, ouècětě, sudě. L'autre est la prononciation exceptionnelle en usage parmi les marins, et qui, particulièrement dans certains noms composés des rumbs du vent, change est en é, ouest en oua, et sud en su ou sur, comme sud-est, nord-ouest, sud-ouest, nord-est, qui se prononcent sué, noroua, suroua, nordé.

b Cafre. Habitant de la Cafrérie.

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Piton, au figuré pic d'une montagne; au propre, clou dont la tête est percée en anneau.

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