Images de page
PDF
ePub

par le feu, ou enfin sans remède par la mort ; et ; il passera avec aussi peu de solidité, et une semblable illusion, à un possesseur inconnu, qui peut-être ne vous sera rien ou plutôt qui certainement ne vous sera rien, quand ce seroit votre fils; puisqu'un mort n'a plus rien à soi, et que ce fils, pour qui vous avez tant travaillé, non seulement ne vous servira de rien dans ce séjour des morts où vous allez; mais sur la terre, à peine se souviendra-t-il de vos soins; et croira avoir satisfait à tous ses devoirs, quand il aura fait semblant de vous pleurer quelques jours, et se sera paré d'un deuil très court. Et jamais vous ne vous dites à vous-même : Pour qui estce que je travaille? Quoi, pour un héritier dont je ne sais pas s'il sera fou ou sage, et s'il ne dissipera pas tout en un moment? Et y a-t-il rien de plus vain? s'écrie le Sage'. Qu'y a-t-il de plus insensé, que de se tant tourmenter pour se repaître de vent? Que vous servent tant de fatigues et tant de soucis, que vous a causés le soin d'entasser et de conserver tant de richesses? Vous n'en emporterez rien, et vous sortirez de ce monde comme vous y êtes entré, nu et pauvre 2. Que reste-t-il à ce mauvais riche, de s'être habillé de pourpre, et d'avoir orné sa maison d'une manière convenable à un si grand luxe? Il est dans les flammes éternelles; pour tout trésor, il a les trésors de colère et de vengeance, qu'il s'est amassés par sa vanité. Vous vous amassez, dit saint Paul, des trésors de colère pour le jour de la vengeance3.

Par conséquent, encore un coup, n'aimez point le monde; n'en aimez point la pompe et le vain éclat, qui ne fait que tromper les yeux; n'en aimez point les spectacles, ni les théâtres, où l'on ne songe qu'à vous faire entrer dans les passions d'autrui, à vous intéresser dans ses vengeances et dans ses folles amours. Et quel plaisir y prendriez-vous, si l'on ne réveilloit les vôtres? Pourquoi versez-vous des larmes sur les malheurs de celui dont les amours sont trompés, ou l'ambition frustrée de ce qu'elle souhaitoit? Pourquoi sortez-vous content du rassasiement de ces passions dans les autres, si ce n'est parceque vous croyez que l'on est heureux ou malheureux par ces choses? Vous dites donc avec le monde Ceux qui ont ces biens sont heureux Beatum dixerunt populum cui hæc sunt. Et comment dans ce sentiment pouvez-vous dire Ceux-là sont heureux dont le Seigneur est le Dieu: Beatus populus cujus Dominus Deus ejus1?

[blocks in formation]

Voulez-vous voir un spectacle digne de vos yeux? Chantez avec David Je verrai vos cieux, qui sont les ouvrages de vos doigts; la lune et les étoiles que vous avez fondées'. Ecoutez Jésus-Christ, qui vous dit : Considérez les lis des champs, et ces fleurs qui passent du matin au soir; je vous le dis en vérité, Salomon dans toute sa gloire, et avec ce beau diadéme dont sa mère a orné sa tête, n'est pas si richement puré qu'une de ces fleurs2. Voyez ces riches tapis dont la terre commence à se couvrir dans le printemps. Que tout est petit en comparaison de ces grands ouvrages de Dieu! On y voit la simplicité avec la grandeur, l'abondance, la profusion, d'inépuisables richesses qui n'ont coûté qu'une parole, qu'une parole soutient. Tant de beaux objets ne se montrent et n'attirent vos regards, que pour les porter à leur auteur incomparablement plus beau. Car si les hommes, ravis de la beauté du soleil et de toute la nature, ont été transportés jusqu'à en faire des dieux; comment n'ont-ils pas pensé de combien doit être plus beau celui qui les a faits, et qui est le père de la beauté 3 !

Voulez-vous orner quelque chose digne de vos soins? ornez le temple de Dieu, et dites encore avec David: Seigneur, j'ai aimé la beauté et l'ornement de votre maison, et la gloire du lieu où vous habilez1. Et de là que conclut-il ? Ne perdez point mon ame avec les impies, car j'ai aimé les vrais ornements, et ne me suis point avec eux laissé séduire à un vain éclat.

Les hommes étalent leurs filles pour être un spectacle de vanité, et l'objet de la cupidité publique, et les parent comme on fait un temple. Ils transportent les ornements, que votre temple devroit avoir seul, à ces cadavres ornés, à ces sépulcres blanchis; et ils semblent qu'ils aient entrepris de les faire adorer en votre place. Ils nourrissent leur vanité et celle des autres. Ils remplissent les autres filles de jalousie, les hommes de convoitise; tout par conséquent d'erreur et de corruption. O fidèles, ô enfants de Dieu, désabusez-vous de ces fausses concupiscences. Pourquoi tournez-vous vos nécessités en vanités? Vous avez besoin d'une maison comme d'une défense nécessaire contre les injures de l'air c'est une foiblesse. Vous avez besoin de nourriture, pour réparer vos forces qui se perdent et se dissipent à chaque moment: autre foiblesse. Vous avez besoin d'un lit pour vous reposer dans votre accablement, et vous y livrer

[merged small][merged small][ocr errors]

au sommeil qui lie et ensevelit votre raison : autre foiblesse déplorable. Vous faites de tous ces témoins et de tous ces monuments de votre foiblesse, un spectacle à votre vanité; et il semble que vous vouliez triompher de l'infirmité qui vous environne de toutes parts.

nous venons de parler, semblent être des branches de l'orgueil; elles appartiennent plutôt à la vanité. La vanité est quelque chose de plus extérieur et superficiel : tout s'y réduit à l'ostentation, que nous avons rapportée à la concupiscence des yeux. La curiosité n'a d'autre fin que de faire admirer un vain savoir, et par là se distinguer des autres hommes. L'ostentation des richesses vient encore de la même source, et ne cherche qu'à se donner une vaine distinction. L'orgueil est une dépravation plus profonde : par elle l'homme, livré à lui-même, se

C'est ce vice qui s'est coulé dans le fond de nos entrailles à la parole du serpent qui nous disoit en la personne d'Eve: Vous serez comme des dieux2; et nous avons avalé ce poison mortel, lorsque nous avons succombé à cette tentation.

Pendant que tout le reste des hommes s'enorgueillit de ses besoins, et semble vouloir orner ses misères, pour se les cacher à soi-même; toi du moins, ô chrétien, ô disciple de la vérité, retire tes yeux de ces illusions: aime dans ta table le nécessaire soutien de ton corps, et non pas cet appareil somptueux. Heureux ceux qui, re-regarde lui-même comme son Dieu, par l'excès tirés humblement dans la maison du Seigneur, de son amour-propre. Étre superbe, dit saint se délectent dans la nudité de leur petite cellule, Augustin, c'est, en laissant le bien et le principe et de tout le foible attirail dont ils ont besoin commun auquel nous devions tous être attadans cette vie, qui n'est qu'une ombre de mort; chés, qui n'est autre chose que Dieu, se faire pour n'y voir que leur infirmité, et le joug pe- soi-même son bien et son principe, ou son ausant dont le péché les a accablés! Heureuses les teur ; c'est-à-dire se faire son Dieu: relicto comvierges sacrées, qui ne veulent plus être le spec- muni, cui omnes debent hærere, principio, sibi tacle du monde, et qui voudroient se cacher à ipsi fieri atque esse principium. elles-mêmes sous le voile sacré qui les environne! Heureuse la douce contrainte qu'on fait à ses yeux, pour ne voir point les vanités, et dire avec David : Détournez mes yeux, afin de ne les pas voir! Heureux ceux qui, en demeurant selon leur état au milieu du monde, comme ce saint roi, n'en sont point touchés; qui y passent sans s'y attacher; qui usent, comme dit saint Paul, de ce monde comme n'en usant pas; qui disent avec Esther sous le diadème Vous savez, Seigneur, combien je méprise ce signe d'orgueil, et tout ce qui peut servir à la gloire des impies; et que votre servante ne s'est jamais réjouie qu'en vous seul, 6 Dieu d'Israël3; qui écoutent ce grand pré-plus cepte de la loi Ne suivez point vos pensées et vos yeux, vous souillant dans divers objets, qui est la corruption, et, pour parler avec le texte sacré, la fornication des yeux : Nec sequantur cogitationes suas, et oculos per res varias fornicantes; enfin qui prêtent l'oreille à saint Jean, qui pénétré de toute l'abomination qui est attachée aux regards, tant d'un esprit curieux, que des yeux gâtés par la vanité, ne cesse de leur crier: N'aimez pas le monde, où tout est plein d'illusion et de corruption par la concupiscence des yeux!

CHAPITRE X.

De l'orgueil de la vie, qui est la troisième sorte de concupiscence réprouvée par saint Jean.

Il a pénétré jusqu'à la moelle de nos os; et toute notre ame en est infectée. Voilà en général ce que c'est que cette troisième concupiscence, que saint Jean appelle l'orgueil: et il ajoute l'orgueil de la vie, parceque toute la vie en est corrompue c'est comme le vice radical d'où pullulent tous les autres vices: il se montre dans toutes nos actions. Mais ce qu'il a de plus mortel, c'est qu'il est la plus secrète comme la dangereuse pâture de notre cœur.

CHAPITRE XI.

De l'amour-propre, qui est la racine de l'orgueil.

Pour pénétrer la nature d'un vice si inhérent, il faut aller à l'origine du péché, et pour cela en revenir à cette parole du Sage: Dieu a fait l'homme droit3. Cette rectitude de l'homme consistoit à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son ame, de toutes ses forces, de toute son intelligence, de toute sa pensée, d'un amour pur et parfait, et pour l'amour de lui-même ; et de s'aimer soi-même en lui et pour lui. Voilà la droiture et la rectitude de l'ame: voilà l'ordre; voilà la justice. Il est juste de donner l'amour à celui qui est aimable: et le grand amour à celui qui est très aimable: et le souverain et parfait amour à celui qui est souverainement et parfai

Quoique la curiosité et l'ostentation, dont tement aimable: et tout l'amour à celui qui est

Ps. CXVIII. 37. — I, Cor. vII. 3). 3— Esth. XIV. 45, 46, 48. -Num. XV. 39.

1 De Civ. Dei lib. xiv, cap. xIII, n. 1. tom. VII, col. 364.-Gen. 111. 3.-3 Eccl. vII. 50.

uniquement aimable, et qui ramasse en lui- | lères, des jalousies, des aigreurs envenimées

même tout ce qui est aimable et parfait; en sorte qu'on ne se regarde et qu'on ne s'aime soimême que pour lui.

Telle est donc la rectitude où l'homme avoit été créé. Cela même fait la beauté de la créature raisonnable, faite à l'image de Dieu : Dieu | étant la bonté et la beauté même, ce qui est fait à son image, ne peut pas n'être pas beau. Cette beauté est relative à celle de Dieu, dont elle est l'image, et entièrement dépendante de son principe, lequel par conséquent il falloit aimer seul d'un amour sans bornes. Mais l'ame se voyant belle s'est délectée en elle-même, et s'est endormie dans la contemplation de son excellence: elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu elle a oublié sa dépendance: elle s'est premièrement arrêtée, et ensuite livrée à elle-même déçue par sa liberté, qu'elle a trouvée si belle et si douce, elle en a fait un essai funeste: suá in æternum libertate deceptus. Mais en cherchant d'être libre jusqu'à s'affranchir de l'empire de Dieu, et des lois de sa justice, l'homme est devenu captif de son péché.

Quiconque n'aime pas Dieu, n'aime que soimême mais quiconque n'aime que soi-même, uniquement occupé de sa propre volonté et de son plaisir, n'est plus soumis à la volonté de Dieu; et demeurant incapable d'être touché des intérêts d'autrui, il est non seulement rebelle à Dieu, mais encore insociable, intraitable, injuste, déraisonnable envers les autres; et veut que tout serve, non seulement à ses intérêts, mais encore à ses caprices.

Dieu est juste, et c'est une loi de sa justice publiée dans le livre de la Sagesse, et justifiée par toute sa conduite sur les impies; que quiconque péche contre lui, soit puni par les choses qui l'ont fait pécher: Per quæ peccat quis, per hæc et torquetur. Il a fait la créature raisonnable, de telle sorte que se cherchant elle-même, elle seroit elle-même sa peine et trouveroit son supplice où elle a trouvé la cause de son erreur. L'homme donc étant devenu pécheuren se cherchant soi-même, est devenu malheureux en se trouvant. Dieu lui a soustrait ses dons, et ne lui a laissé que le fond de l'être, pour être l'objet de sa justice, et le sujet sur lequel il exerceroit sa vengeance. Il n'est plus demeuré à l'homme que ce qu'il peut avoir sans Dieu, c'està-dire l'erreur, le mensonge, l'illusion, le péché, le désordre de ses passions, sa propre révolte contre la raison, la tromperie de son espérance, les horreurs de son désespoir affreux, des co

1 Sap. xi. 17.

contre ceux qui le troublent dans le bien particulier qu'il a préféré au bien général, que personne ne nous peut ôter que nous-mêmes, et qui seul suffit à tous.

Voilà donc dans nos passions et dans notre ignorance, et le péché, et à la fois la peine du péché; et non seulement au premier abord, le commencement, mais encore dans la suite, la consommation de l'enfer. Car c'est de là que naissent ces rages, ces désespoirs, ce ver dévorant qui ronge la conscience, et enfin ce pleur éternel dans des flammes qui ne s'éteignent jamais elles sortent du fond de notre crime. Je tirerai, dit le saint prophète, un feu du milieu de toi pour te dévorer: Producam ignem de medio tui qui comedat te '. Ce sont nos péchés qui allument le feu de la vengeance divine, d'où sort le feu dévorant qui pénètre l'ame par l'impression d'une vive et insupportable douleur. Voilà ce que produit l'amour de nous-mêmes ; voilà comme il fait d'abord notre péché, et ensuite notre supplice.

CHAPITRE XII.

Opposition de l'amour de Dieu, et de l'amour-propre.

Les contraires se connoissent l'un par l'autre : l'injustice de l'amour-propre se connoît par la justice de la charité, dont l'amour-propre est l'éloignement et la privation. Saint Augustin les définit toutes deux en cette sorte: La charité, dit ce saint 2, c'est l'amour de Dieu, jusqu'au mépris de soi-même; et au contraire, la cupidité est l'amour de soi-même, jusqu'au mépris de Dieu. Quand on dit que l'amour de Dieu va jusqu'au mépris de soi-même, on entend jusqu'au mépris de soi-même par rapport à Dieu, et en se comparant à lui: et en ce sens, douter qu'on se puisse mépriser soi-même, ce seroit douter des premiers principes de la raison et de la justice. Le mépris est opposé à l'estime. Mais que peut-on estimer en comparaison de Dieu, ou que lui peut-on comparer, puisqu'il est celui qui est, et le reste n'est rien devant lui: ce qui fait dire au prophète : Les nations devant Dieu ne sont qu'une goutte d'eau, et comme un petit grain dans une balance; et les plus vastes contrées ne sont qu'un peu de poussière 3. On ne peut rien de plus vil: et cependant l'Écriture n'est pas contente de cette expression, et la trouve encore trop forte pour la créature; elle en vient donc, pour parler avec

Ezech. xxvII. 48.2 De Civ. Dei. lib. XIV, cap. xxvIII, tom. vu, col. 378. Is. XI.. 45L.

une entière justesse et précision, à cette sen- | tence: Toutes les nations devant Dieu sont comme n'étant pas, et il les estime comme un néant '.

En voulez-vous davantage : ce n'est pas d'un homme qu'il parle en particulier; c'est de toute une nation, auprès de laquelle un seul homme n'est rien. Mais toute cette nation n'est ellemême qu'une goutte d'eau, qu'un petit grain, qu'un vil amas de poussière; et non seulement une nation n'est que cela, mais toutes les nations sont encore moins elles ne sont qu'un néant. Plus il entasse de choses ensemble, plus il déprise ce qu'il entasse avec tant de soin. Une nation n'est qu'une goutte d'eau, mais toutes les nations que seront-elles? Quelque chose de plus peut-être? Point du tout plus vous mettez ensemble d'ètres créés, plus le néant y paroit.

Il ne faut donc pas s'étonner que l'amour de Dieu aille jusqu'au mépris de soi-même; on ne peut pas se mépriser davantage, que de se considérer comme un néant. C'est donc la justice d'être un néant devant Dieu et d'avoir pour soimême le dernier mépris. Il n'y a qu'à dire avec saint Michel Qui est comme Dicu? Qui mérite de lui ètre comparé ou d'ètre nommé devant sa face? Il est celui qui est, et la plénitude de l'être est en lui. Multipliez les créatures, et augmentez-en les perfections de plus en plus jusqu'à l'infini; ce ne sera toujours, à les regarder en elles-mêmes, qu'un non être. Et que sert d'amasser beaucoup de non être? De tout cela, en fera-t-on autre chose qu'un non être? Rien autre chose sans doute. O homme! aime donc Dieu comme celui qui est seul, et porte l'amour de Dieu jusqu'à te mépriser comme un néant.

Mais au lieu de pousser l'amour de Dieu, comme il devoit, jusqu'au mépris de soi-même, il a poussé l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu; il a suivi sa volonté propre, jusqu'à oublier celle de Dieu, jusqu'à ne s'en soucier en aucune sorte, jusqu'à passer outre malgré elle, et à vouloir agir et se contenter indépendamment de Dieu, et ne s'arrêter non plus à sa défense que s'il n'étoit pas. Ainsi c'est le néant qui compte pour rien celui qui est, et qui, au lieu de se mépriser soi-même pour l'amour de Dieu, qui étoit la souveraine justice, sacrifie la gloire et la grandeur de Dieu, qui seul possède l'être, à la propre satisfaction de soi-même, quoiqu'il ne soit qu'un néant, qui est le comble de l'injustice et de l'égarement.

CHAPITRE XIII.

Combien l'amour rend l'homme foible.

Celui qui compte Dieu pour rien ajoute à son néant naturel celui de son injustice et de son égarement. Ce n'est pas Dieu qu'il dégrade, mais lui-même. Il n'ôte rien à Dieu, mais il s'ôte à lui-même son appui, sa lumière, sa force, et la source de tout son bien, et devient aveugle, ignorant, foible, impuissant, injuste, mauvais, captif du plaisir, ennemi de la vérité. Celui qui recherche quelque chose, non à cause de ce qu'elle est, mais à cause qu'elle lui plaît, n'a point la vérité pour objet. Avant qu'il y ait aucune chose qui plaise ou qui déplaise à nos sens, il y a une vérité qui est naturellement la nourriture de notre esprit. Cette vérité est notre règle; c'est par là que nos desirs doivent être réglés, et non par notre plaisir. Car la vérité, qui fait, pour ainsi dire, le plaisir de Dieu, c'est Dieu même; et ce qui fait notre plaisir, c'est nous-mêmes, qui nous préférons à Dieu. Hélas! nous ne pouvons rien, depuis que nous avons compté Dieu pour rien, en transgressant sa loi et agissant comme si elle n'étoit pas. C'est ce qu'ont fait nos premiers parents; c'est le vice héréditaire de notre nature. Le démon nous dit comme à eux : Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu ce fruit, qui est si beau à la vue et si doux au gout? Cur præcepit vobis Deus 1? Depuis ce temps, le plaisir a tout pouvoir sur nous, et la moindre flatterie des sens prévaut à l'autorité de la vérité.

CHAPITRE XIV.

Ce que l'orgueil ajoute à l'amour-propre. Toute ame attachée à elle-même et corrompue par son amour-propre, est en quelque sorte superbe et rebelle, puisqu'elle transgresse la loi de Dieu. Mais lorsqu'on la transgresse, ou parcequ'on est abattu par la douleur, comme ceux qui succombent dans les maux; ou parcequ'on ne peut résister à l'attrait trop violent du plaisir des sens; c'est foiblesse plutôt qu'orgueil. L'orgueil dont nous parlons consiste dans une certaine fausse force qui rend l'ame indocile et fière, ennemie de toute contrainte, et qui, par un amour excessif de sa liberté, la fait aspirer à une espèce d'indépendance; ce qui est cause qu'elle trouve un certain plaisir particulier à désobéir, et que la défense l'irrite. C'est cette funeste disposition que saint Paul explique par

[s. XL. 17.

A Gen. III. 4.

ces mots Le péché m'a trompé par la loi, et par elle m'a donné la mort ; c'est-à-dire,

CHAPITRE XV.

comme l'explique saint Augustin 2, le péché m'a Description de la chute de l'homme, qui consiste princi

trompé par une fausse douceur, falsá dulcedine, qu'il m'a fait trouver à transgresser la défense; et par là il m'a donné la mort; parceque, par une etrange maladie de ma volonté, je me suis d'autant plus volontiers porté au plaisir, qu'il me devenoit plus doux par la défense: Quia quantò minùs licet, tantò magis libet. Ainsi la loi m'a doublement donné la mort, parcequ'elle a mis le comble au péché par la transgression expresse du commandement, et qu'elle a irrité le desir par le trop puissant attrait de la défense incentivo prohibitionis, et cumulo prævaricationis.

La source d'un si grand mal, c'est que nous trouvons en transgressant la défense un certain usage de notre liberté qui nous déçoit; et qu'au lieu que la liberté véritable de la créature doit consister dans une humble soumission de sa volonté à la volonté souveraine de Dieu, nous la faisons consister dans notre volonté propre, en affectant une manière d'indépendance contraire à l'institution primitive de notre nature, qui ne peut être libre ni heureuse que sous l'empire de Dieu.

Ainsi nous nous faisons libres à la manière des animaux, qui n'ont d'autres lois que leurs desirs, parceque leurs passions sont pour eux la loi de Dieu et de la nature, qui les leur inspire. Mais la créature raisonnable, qui a une autre nature et une autre loi que Dieu lui a imposées, est libre d'une autre sorte, en se soumettant volontairement à la raison souveraine de Dieu, dont la sienne est émanée. C'est donc en elle un grand vice lorsqu'elle met son plaisir à secouer ce bienheureux joug, dont Jésus-Christ a dit : Mon joug est doux, et mon fardeau est léger3; et qu'elle se fait libre comme un animal insensé, conformément à cette parole: L'homme vain est emporté par son orgueil, et se croit né libre à la manière d'un jeune animal fougueux *.

A cet orgueil, qui vient d'une liberté indocile et irraisonnable, il en faut joindre encore un autre, qui est celui que saint Jean nous veut faire entendre particulièrement en cet endroit, qui est dans l'ame un certain amour de sa propre grandeur, fondée sur une opinion de son excellence propre; qui est le vice le plus inhérent, et ensemble le plus dangereux de la créature raisonnable.

Rom. VII. 44. — Dei div. quæst. ad simplic. lib. 1, n. 5. et seq. tom. Vi, col. 82 et seq. Matth. XI. 59. * Job. XI.

12.

palement dans son orgueil.

On ne comprendra jamais la chute de l'homme, sans entendre la situation de l'ame raisonnable et le rang qu'elle tient naturellement entre les choses qu'on appelle biens.

Il y a done premièrement le bien suprême, qui est Dieu, autour duquel sont occupées toutes les vertus, et où se trouve la félicité de la nature raisonnable. Il y a en dernier lieu les biens inférieurs, qui sont les objets sensibles et matériels, dont l'ame raisonnable peut être touchée. Elle tient elle-même le milieu entre ces deux sortes de biens, pouvant, par son libre arbitre, s'élever aux uns ou se rabaisser vers les autres, et faisant par ce moyen comme un état mitoyen entre tout ce qui est bon.

Elle est donc, par son état, le plus excellent de tous les biens après Dieu, infiniment au-dessous de lui, et de beaucoup au-dessus de tous les objets sensibles auxquels elle ne peut s'attacher, en se détachant de Dieu, sans faire une chute affreuse. Mais afin qu'elle tombe si bas, il faut nécessairement qu'elle passe, pour ainsi parler, par le milieu, qui est elle-même; et c'est là sans difficulté sa première attache. Car ne trouvant au-dessous de Dieu, auquel elle doit s'unir et y trouver sa félicité, rien qui soit plus excellent qu'elle-même, qui est faite à son image, c'est là premièrement qu'elle tombe: et saint Augustin a dit très véritablement, que l'homme en tombant d'en haut et en déchéant de Dieu, tombe premièrement sur lui-même '. C'est donc là que perdant sa force, il tombe de nécessité encore plus bas; et de lui-même, où il ne lui est pas possible de s'arrêter, ses desirs se dispersent parmi les objets sensibles et inférieurs dont il devient le captif: car le devenant de son corps, qu'il trouve lui-même assujetti aux choses extérieures et inférieures, il en est lui-même dépendant et contraint de mendier dans ces objets les plaisirs qui en reviennent à ses sens.

Voilà donc la chute de l'homme tout entière : semblable à une eau qui d'une haute montagne coule premièrement sur un haut rocher où elle se disperse, pour ainsi parler, jusqu'à l'infini, et se précipite jusqu'au plus profond des abîmes; l'ame raisonnable tombe de Dieu sur ellemême, et se trouve précipitée à ce qu'il y a de plus bas.

1 De Civ. Dei, lib. xiv. cap. x 11. et seg, tom. VII. col. 364. et seq.

« PrécédentContinuer »