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Désaugiers père et fils, dans le Médecin malgré lui, arrangé en opéracomique (1791), introduisaient le Ça ira révolutionnaire.

A la représentation, on corrigeait ses pièces. Au panégyrique de Louis XIV, qui se trouve au dénouement de Tartuffe, les comédiens étaient obligés de substituer ces vers composés par Cailhava :

Remellez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.

Ils sont passés, ces jours d'injustice et de fraude,
Où, doublement perfide, un calomniateur

Ravissait à la fois et la vie et l'honneur.
Celui-ci ne pouvant, au gré de son envie,

Prouver que votre ami trahissait la patrie,

Et vous traiter vous-même en criminel d'État,
S'est fait connaitre à fond pour un franc scélérat :
Le monstre veut vous perdre, et sa coupable audace
Sous le glaive des lois l'enchaîne à votre place.

Il paraît que quelque sans-culotte s'était livré sur le Misanthrope à un travail plus étendu et plus singulier. C'est J. Janin qui prétend avoir eu entre les mains un exemplaire du Misanthrope ainsi défiguré. Il en a relevé les principales variantes dans un feuilleton du Journal des Débats (12 août 1833). Le correcteur s'était attaché à faire disparaître le mot roi et tout ce qui a trait à la cour et à la noblesse. La chanson d'Alceste est estropiée comme il suit :

Si l'on voulait me donner

Paris la grand ville

Et qu'il me fallût quitter

L'amour de ma mic,

Je dirais, d'amour ravi, etc.

Nous remarquons, dans la scène des portraits, la variante qu'il a trouvée à ce couplet de Célimène :

O l'ennuyeux conteur!

Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur.
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse.

La qualité, l'en-tête; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens.

H tutoye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de Monsieur est chez lui hors d'usage.

Le correcteur de 1793 fait dire à Célimène :

O l'ennuyeux conteur!

Jamais on ne le voit sortir de sa splendeur.
Jamais on ne l'entend citer que sa richesse.

Ses fermes, ses chevaux, et sa chasse et ses chiens,
Ses terres, ses maisons, font tous ses entretiens;
Le nom de citoyen est chez lui hors d'usage,
Et d'être tutoyé lui paraît un outrage.

Ces deux derniers vers sont d'une fantaisie assez divertissante. Mais quelle valeur a ce document? C'est ce qu'il sera impossible de déterminer, tant qu'on n'aura pas retrouvé le volume de Jules Janin.

Après cette crise effroyable, lorsque l'ordre social se raffermit, la gloire du poète brilla du plus vif éclat. Le commencement de ce siècle-ci fut, comme dit Sainte-Beuve, « un incomparable moment de triomphe pour Molière, et par les transports d'un public ramené au rire de la scène, et par l'esprit philosophique régnant alors et vivement satisfait, et par l'ensemble, la perfection des comédiens français et l'excellence de Grandmesnil en particulier. Revenue au complet, la Comédie française présentait alors pour les pièces de Molière : Grandmesnil, Molé, Fleury, Dazincourt, Dugazon, Baptiste aîné, Miles Contat, Devienne, Me Mars déjà. Le vieux Préville reparut même deux ou trois fois dans le Malade imaginaire. Un pareil moment ne se reproduira plus jamais pour le jeu de ces pièces immortelles. »

Les travaux sur l'auteur comique se multiplièrent. En 1802, Cailhava publiait ses études sur Molière. Plus tard, Népomucène Lemercier démontrait, dans son Cours analytique de littérature générale (tome II), que « l'examen des pièces de Molière suffit à compléter la poétique de son art. » Enfin Beffara se livrait à ces investigations patientes qui devaient être si fécondes en résultats pour la biographie du poète.

Les grandes éditions se succédèrent à courts intervalles. On vit

paraître celles de Petitot (1812), d'Auger (1819-1825), d'Auguis (1823), de Taschereau (1823-1824), d'Aimé Martin (1824-1826). Ce retour de la France vers le plus vrai et le plus profond de ses poètes donna un nouvel élan à l'admiration de l'Europe.

Cependant, au commencement de ce siècle, sous l'influence de passions politiques et de rancunes patriotiques, un célèbre critique allemand, Wilhelm de Schlegel, se livra contre la comédie de Molière à des attaques qui firent scandale. Il n'a fait gràce à aucun des chefs-d'œuvre de l'auteur français, ni au Tartuffe, ni au Misanthrope, ni aux Femmes savantes « Molière, disait-il, n'a réussi que dans le comique burlesque; son talent, de même que son inclination, était pour la farce... La réputation classique de Molière maintient ses pièces au théâtre, quoiqu'elles aient sensiblement vieilli pour le ton et pour la peinture des mœurs. C'est un danger qui menace nécessairement l'auteur comique, dont les ouvrages ne reposent pas de quelque manière sur une base poétique, mais sont uniquement fondés sur cette froide imitation de la vie réelle qui ne peut satisfaire les besoins de l'imagination. »

Ces impertinents paradoxes firent sensation dans l'Allemagne, qui luttait par les armes contre la France. Il y a toujours de ces injustices passagères entre des peuples rivaux. Mais la vérité et l'équité ne tardent pas à reprendre le dessus. Les esprits tout à fait supérieurs échappent même à ces entraînements. Goethe réfutait Schlegel. Son enthousiasme pour Molière débordait dans ses entretiens avec son jeune ami Eckermann « Molière est si grand, disait-il, que chaque fois qu'on le relit on éprouve un nouvel étonnement. C'est un homme unique; ses pièces touchent à la tragédie, elles saisissent; et personne en cela n'ose l'imiter. Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple des gravures d'après les grands maîtres italiens. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions.

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Goethe et la justice l'emportèrent, et l'Allemagne, tant par ses traductions que par ses appréciations critiques, revint à Molière par un mouvement de plus en plus prononcé. Il y eut comme une adoption de ce grand génie comique par la nation. Aujourd'hui, les études sur Molière sont suivies en Allemagne avec un zèle égal à celui que nous déployons en France. M. Paul Lindau a publié sur Molière plusieurs ouvrages distin

gués. MM. C. Humbert, de Bielefeld, le docteur Schweitzer, H. Fritsche, W. Knoerich, R. Mahrenholtz, ont sur le poète comique une érudition spéciale approfondie, et, pour les publications qui intéressent son théâtre, ils nous ont plusieurs fois devancés.

Le prestige de Molière ne diminuait pas aux yeux des Anglais. On se souvient de l'anecdote de l'acteur Kemble, se refusant, dans une fête que lui donnaient les comédiens français en 1800, à admettre que Molière appartienne à la France plutôt qu'à toute autre nation et disant : « Les petites divisions de royaumes et de siècles s'effacent devant lui. Tel ou tel pays, telle ou telle époque n'ont pas le droit de se l'approprier. Il appartient à l'univers. »

La critique anglaise a toujours été hautement favorable à Molière. En 1828, deux revues qui venaient de se fonder à Londres, la Foreign Quarterly Review et l'Athenæum, contiennent chacune un article qui mérite d'être cité parmi les hommages les plus éclatants rendus à Molière par des étrangers. Celui de la Foreign Quarterly Review est de Walter Scott. Le célèbre romancier proclame Molière le prince des poètes comiques, et, en dépit du préjugé national, si puissant dans son pays, met sans hésitation Shakespeare au-dessous du poète français, tellement que des critiques français ont dû faire eux-mêmes quelques réserves et convenir que Shakespeare représente une forme de comédie toute différente, difficilement comparable, mais dans laquelle l'auteur de la Tempête est incontestablement le premier. L'Athenæum, à propos d'une série de représentations qui avaient été données à Londres par Mlle Mars et par des artistes français, jugeait Molière, qui avait fait en grande partie les frais de ces représentations, avec non moins d'abnégation patriotique : « We certainly have in comedy no name equal to Molière, disait l'écrivain; nous n'avons certainement pas, dans la comédie, un nom égal à Molière. »

Molière n'a point déchu, depuis lors, dans l'opinion du public anglais. On en eut la preuve lorsque, deux fois, la Comédie-Française alla en corps donner des représentations à Londres, au mois d'avril 1871 et au mois de juin 1879. Molière fit surtout les frais du répertoire ancien. En 1871, Tartuffe fut représenté 9 fois dans la capitale de la Grande-Bretagne, le Misanthrope 4 fois, l'Avare 4 fois, les Fourberies de Scapin 3 fois, le Médecin malgré lui 4 fois, le Malade imaginaire 2 fois, le Dépit amoureux 2 fois, l'École des maris 1 fois. Voilà pour quelle part Molière con

b

tribuait à maintenir là-bas l'honneur littéraire de la France, pendant que Paris subissait les désastres de la Commune.

En 1879, son rôle ne fut pas moins important. On put constater même que ses pièces furent mieux appréciées, jugées avec plus de compétence par un public qui paraissait le connaître aussi bien qu'un public français. M. Fr. Sarcey, qui a été l'historiographe en quelque sorte officiel de cette seconde campagne, l'a constaté à plusieurs reprises.

« L'effet du Misanthrope, dit-il, a été prodigieux. Et ne croyez pas que ce fussent des applaudissements prémédités; que tout ce monde se fût entendu pour cacher son ignorance et son ennui sous des bravos de complaisance. Non pas; on riait aux bons endroits; on les soulignait par ces petits murmures de satisfaction qui courent de l'orchestre aux loges, et qui ne peuvent avoir été concertés d'avance... Le Tartuffe ! jamais je n'avais aussi bien senti que dans ce nouveau milieu où je me trouvais plongé pour la première fois, comme, dans cette pièce, tous les personnages sont toujours en scène, comme l'action se traduit aux yeux par le va-et-vient, les attitudes et les gestes des acteurs; c'est peut-être la seule de nos œuvres classiques qu'il serait possible de suivre sur le théâtre sans comprendre la langue française...

« Je ne comptais pas que l'Étourdi amuserait beaucoup le public anglais. Vous savez que l'Étourdi reproduit durant cinq actes, et à satiété, la même situation, qui revient sous toutes les formes nouvelles. Mais, quelle que soit la variété des incidents imaginés par Molière, cette incessante répétition ne va pas sans quelque soupçon de monotonie. De plus, Ja pièce, qui est une des premières du maître, est souvent écrite dans une langue fertile en archaïsmes. Certains vers sont déjà malaisés à comprendre par nous, combien plus devaient-ils l'être pour nos voisins d'outre-Manche! Ces réflexions étaient justes. L'événement leur a donné tort. L'Étourdi a, d'un bout à l'autre, tenu son public en haleine et a semblé le divertir fort. On m'en a donné une explication qui doit être. vraie. Il paraît qu'il y a en Angleterre une pièce très célèbre et presque populaire qui a pour titre les Bévues de M. Martin. C'est une imitation assez prochaine, et dans quelques scènes même une traduction exacte de notre Étourdi. L'œuvre est de Dryden... Le public anglais était done familier déjà avec la pièce qu'il voyait représenter. Il en connaissait l'idée mère, le plan général, et bon nombre des aventures qui avaient été brodées par Molière sur ce cancvas fort simple. Aussitôt qu'il apercevait,

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