Images de page
PDF
ePub

dans le lointain, venir une des bévues où tombe l'étourdi, c'étaient partout des rires qui allaient croissant, à mesure que se poursuivait la scène, et qui finissaient par une grande explosion d'hilarité quand la sottise était enfin commise et achevée. »

De même les Fourberies de Scapin, de même le Médecin malgré lui, de même les Femmes savantes, sont cités parmi les pièces qui ont produit le plus d'effet. Quelle force comique ne faut-il pas qu'il y ait dans ces œuvres pour qu'à deux cents ans de distance, chez un peuple dont les mœurs different si profondément des nôtres, elles éveillent encore de tels accès de gaieté !

Si les Anglais goûtent Molière à la scène, surtout quand d'habiles comédiens français le leur apportent chez eux, il ne paraît pas que le poète comique soit, de leur part, l'objet de recherches comparables à celles qu'il provoque en Allemagne. Shakespeare, dont la vie est, comme celle de Molière, pleine d'obscurités irritantes, les absorbe exclusivement. Il suffit à occuper l'érudition britannique.

Chez les Américains, Molière est au même niveau que chez les Anglais. Un article publié dans le North American Review, en 1828, mérite d'être placé sur la même ligne que ceux de la Foreign Quarterly Review et de l'Athenæum de la même époque, que nous citions tout à l'heure il constate que les œuvres du poète comique jouissent aux États-Unis d'une notoriété générale. M. Prescott, l'ingénieux essayist, M. Colmon, journaliste et voyageur, ont plus récemment établi entre Molière et Shakespeare de piquants parallèles où le génie de l'un n'est point sacrifié au génie de l'autre.

En Pologne, en Russie, la faveur de Molière n'a point diminué. On a remarqué, il est vrai, que pendant une certaine période, Marivaux parut avoir la vogue à Saint-Pétersbourg; mais cette faveur, cette préférence, si l'on veut, n'a tenu qu'au talent particulier de quelques-unes des actrices françaises qui charmaient la société russe : Mme Allan, Mme PlessyArnoult, beaucoup plus capables de jouer Sylvia ou Araminte que Célimène ou Elmire.

La Bibliographie moliéresque de M. Paul Lacroix contient la nomenclature des traductions des œuvres de Molière dans toutes les langues, en néerlandais, en danois, en suédois, en serbo-croate, en tchèque, en roumain, en grec moderne, en magyar, en arménien, en turc, en persan. A Constantinople, non seulement Molière est traduit, mais il est repré

senté. Un impresario arménien, il y a une dizaine d'années, avait monté au centre de la ville musulmane un théâtre où George Dandin, le Médecin malgré lui et le Mariage forcé furent joués avec beaucoup de succès. Les rôles de femme étaient remplis par de jeunes garçons costumés en conséquence. La traduction était l'œuvre de Véfyk Effendi, ancien ambassadeur de Turquie en France.

Aucun écrivain français (excepté peut-être La Fontaine et ses fables), n'est plus universellement répandu, aucun n'a pénétré plus avant chez des races diverses et ennemies; aucun n'a forcé, pour ainsi dire, des idiomes plus réfractaires, n'a été imprimé avec des caractères plus variés. Les voyageurs le trouveront quelque jour chez des peuplades inconnues, aux extrémités de la terre, et verront avec surprise les Précieuses ridicules ou les Fourberies de Scapin représentées par des acteurs tatoués devant un parterre de Polynésiens peu vêtus.

Chez nous, la lutte, ou plutôt l'insurrection littéraire qui éclata un peu avant 1830, ne porta à la renommée et à l'influence de Molière qu'un préjudice passager. Il fut bien moins attaqué que Racine et Boileau; appartenant toutefois, comme eux, au siècle de Louis XIV, il ne put échapper entièrement à la disgrâce momentanée où tomba l'ancienne littérature. Victor Hugo, dans le volume sur Shakespeare (1864), qui est comme le dernier manifeste de l'école romantique, Victor Hugo, tout en reconnaissant que Molière est « presque toujours vrai », ne le fait pas figurer dans la première lignée des génies. Il lui reproche d'avoir été trop docile aux conseils de Boileau, de n'avoir pas su conserver le style de l'Étourdi, qu'il trouve supérieur au style du Misanthrope, et de n'avoir pas écrit un assez grand nombre de scènes comme celle du Pauvre dans Don Juan. La vérité, c'est qu'au fond Molière s'accommodait malaisément aux théories du romantisme; celui-ci, on s'en souvient, net voulait plus ni tragédie ni comédie; le drame devait remplacer l'une et l'autre. Or, comme Molière s'est maintenu rigoureusement dans les limites du genre comique, il était trop difficile aux novateurs de l'enrôler sous leur drapeau pour qu'ils ne lui en gardassent point rancune.

Si quelques contestations s'élevèrent au milieu de l'effervescence du mouvement romantique, elles n'eurent que peu d'effet sur l'opinion, et la gloire de Molière n'en fut pas offusquée. Cette gloire sortit plus éclatante des orages littéraires, et elle atteignit à son apogée. Un monument lui fut érigé dans Paris, honneur qui jusqu'alors n'avait été accordé qu'à

des souverains. Une fontaine, ou plutôt un réservoir destiné à la distribution des eaux dans le quartier du Palais-Royal, se trouvait placé à l'angle de la rue Richelieu et de la rue Traversière, dans un point où la circulation est très active et où cet angle si aigu occasionnait de fréquents accidents. Par mesure de voirie, la maison contre laquelle était adossé le réservoir fut acquise et démolie, et sur le terrain laissé vide, une fontaine nouvelle allait être reconstruite, lorsqu'on vint à se rappeler qu'en face de ce terrain étaient les fenêtres de la maison où, le 17 février 1673, l'auteur du Malade imaginaire fut rapporté mourant, où il rendit le dernier soupir. L'idée de faire de la nouvelle fontaine un monument en l'honneur de Molière fut émise par M. Régnier, de la Comédie française, dans une lettre du 25 mars 1837 au préfet de la Seine. Le conseil municipal, la Chambre des députés et la Chambre des pairs, le public, par une souscription, s'associèrent à ce projet avec enthousiasme. M. Vitet disait devant les représentants de la France : « Sans doute il est des circonstances où le concours de l'État non seulement ne serait pas nécessaire, mais deviendrait excessif et donnerait aux témoignages de la reconnaissance publique trop de solennité : il est des illustrations toutes locales, des hommes bienfaiteurs d'une contrée, d'une ville, qui ne doivent être honorés pour ainsi dire qu'en famille. Mais lorsque le mérite s'élève à une certaine hauteur, lorsque les services rendus s'étendent à la généralité des citoyens, et par dessus tout lorsqu'il s'agit d'un de ces génies qui sont la gloire, non d'une localité, non d'une nation, mais de l'esprit humain lui-même, qui pourrait demander que les honneurs qu'on lui rend ne fussent qu'une affaire purement municipale? Un tel hommage n'aurait-il pas quelque chose d'incomplet, et l'État ne manquerait-il pas à sa mission en négligeant de revendiquer le droit d'apporter son tribut au nom de la société? La question n'est donc pas de savoir si telle ville est assez riche pour glorifier son grand homme, mais si cet homme est assez grand pour mériter autre chose que les seuls honneurs de sa ville, et si la munificence de l'État ne lui est pas due en quelque sorte comme le complément nécessaire de l'hommage qui lui est décerné. »

L'inauguration du monument eut lieu le 15 janvier 1844. Elle eut tout le caractère d'une cérémonie nationale.

De très brillantes reprises du Don Juan, du Bourgeois gentilhomme, marquent la période du second Empire. M. Despois a relevé, sur les

registres de la Comédie française, 2,031 représentations de Molière de 1851 à 1870. Les recherches si heureuses de M. Eudore Soulié, dans les archives du notariat parisien, viennent compléter celles faites par M. Beffara et par M. Jal dans les registres des anciennes paroisses. Une émulation louable et féconde s'empare de toutes les librairies importantes; aucune ne veut laisser à ses concurrents le privilège d'une édition savante ou d'une édition de luxe.

Nous avons, depuis lors, traversé des heures critiques d'où le souvenir de Molière n'a pas été absent. Ceux qui ont assisté à la représentation diurne de la Comédie française, le 16 janvier 1871, en garderont à jamais la mémoire. On célébrait, dans Paris assiégé et bombardé, le deux cent quarante-neuvième anniversaire de la naissance de Molière. On joua le Dépit amoureux et Amphitryon. Entre les deux pièces, M. Coquelin dit des stances de M. Gondinet, qui furent chaleureusement applaudies :

En quel temps serions-nous plus jaloux de nos gloires?

Il semble que jamais ton nom n'avait jeté

Tant d'éclat, ô poète! Et leurs sombres victoires

Nous font plus grande encor ton immortalité.

Mais ce n'est plus Paris souriant et sceptique

Qui va fêter Agnès, Alceste ou Scapin. - Non,
C'est Paris prisonnier, meurtri, blessé, stoïque,
Qui fête le génie au bruit de leur canon...

En 1873, lorsque vint le deux-centième anniversaire de la mort de Molière, nous étions encore sous le coup des funestes événements de 1870 et de 1871. Cet anniversaire fut célébré cependant par l'initiative de M. Ballande, qui organisa une sorte de jubilé au Théâtre-Italien (salle Ventadour). Un Musée de Molière fut installé dans le foyer du théâtre. Des conférences et des représentations diurnes eurent lieu du 15 au 22 mai. Du moins, la France endolorie attesta qu'elle n'oubliait pas son poète.

Les études sur Molière ont repris depuis lors avec une ardeur nouvelle, avec un zèle infatigable. Beffara, Jal, Soulié ont suscité de nombreux imitateurs. Les recherches ont été poursuivies sans relâche dans tous les dépôts, tant de Paris que de la province. Il ne serait plus exact de dire

aujourd'hui que l'on ne possède pas une seule ligne de l'écriture authentique de Molière. Nous avons maintenant deux quittances, l'une de 1630, l'autre de 1656, retrouvées par M. de la Pijardière, archiviste de l'Hérault, sur lesquelles il ne semble pas qu'il puisse y avoir encore de contestation. Plus de soixante signatures de Molière sont connues. Un recueil périodique spécial, le Moliériste, fondé par M. Monval, archiviste de la Comédie française, en 1879, et parvenu déjà à sa huitième année, centralise les découvertes et tient son public au courant de ce qui se produit ou se prépare sur l'auteur comique. La biographie de Molière, qui était presque toute traditionnelle et légendaire, passe peu à peu à l'état documentaire et positif.

Voilà un aperçu, à vol d'oiseau, des viariations du goût et des progrès des études en ce qui concerne Molière, sa vie et ses œuvres, jusqu'à la date où nous publions ce volume, dans lequel nous avons cherché à recueillir et résumer tout le travail antérieur de l'érudition et de la critique.

« PrécédentContinuer »