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teur ne doit pas toute sa réputation à son mérite, il ne la doit pas toute à son bonheur; et la nature lui a été assez libérale pour excuser la fortune si elle lui a été prodigue. >>

A tout prendre, c'est beaucoup qu'un pareil témoignage, si l'on songe à quel point l'Académie était gênée. Ces aveux que lui arrache la force de la vérité, malgré le vif désir qu'elle a de ne point déplaire au Cardinal, n'en ont que plus de prix. C'est un jugement mesquin et chiche, où la louange est distillée goutte à goutte et comme à regret; nous pouvons cependant imaginer que ni le Cardinal, ni Scudéry avec son ver luisant, ne durent être fort contents de cette cote mal taillée.

Du reste ni Scudéry, ni l'Académie, tout en cherles défauts avec zèle, et même là où ils n'étaient point, ne s'aperçurent de l'entorse géographique, non plus que de l'entorse historique. Ni l'un ni l'autre ne remarquèrent non plus le peu de vérité générale quant à la couleur locale, eu égard au temps de l'action et des personnages. Nous devons bien avouer que Rodrigue et Chimène sont des esprits terriblement subtils et façonnés, pour des personnages du xio siècle car enfin, n'oublions pas que Ruy Diaz de Bivar est mort en 1099. Or, on dirait que l'un et l'autre ont fait leur rhétorique et leur philosophie. Les belles Les belles stances que déclame Rodrigue, et dont nous avons cité une ou deux, ces belles stances si artistement balancées dans

leurs antithèses, n'en sont pas moins, pour cela même, assez artificielles plus j'aurais poursuivi la citation, plus le défaut serait apparu. Voilà pour Rodrigue; - sans compter ses vantardises, un peu excessives, mais qui ne nous déplaisent point, parce que les actions suivent les paroles : c'est, avons-nous dit, le Mata-Moros héroïque, mis sur la scène la même année que le Mata-Moros grotesque, et par la même main. Quant à Chimène, parcillement, on l'aime comme elle est, et on l'adore, quoi qu'en disent Scudéry et l'Académie; mais toujours est-il que l'héroïsme et la douleur de cette jeune fille d'environ dix-sept ans s'expriment avec des raffinements et un gongorisme inouïs, outre l'emphase castillane et lyrique, lorsqu'elle apostrophe ses propres yeux et leur dit : Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau, Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste!

Dans cette antithèse géminée, qui du reste est traduite de l'espagnol, véritablement on a besoin de quelque attention pour se reconnaître au travers de ces subtilités étranges; on est obligé, pour ainsi dire, d'en interpréter les termes l'un après l'autre, et presque de les numéroter, pour s'y retrouver. Voyons un peu :

La moitié de ma vie,

c'est-à-dire, mon amant, mon fiancé,

a mis l'autre au tombeau,

c'est-à-dire, a mis au tombeau l'autre moitié de

ma vie, mon père,

Et m'oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n'ai plus,

c'est-à-dire, mon père,

sur celle qui me reste,

c'est-à-dire, sur mon fiancé; et, par conséquent, à faire périr et à retrancher celle qui me reste, afin de venger celle que je n'ai plus; de telle sorte qu'il ne me restera plus rien. Oui, le compte est exact, mais il est, en vérité, un peu trop bien fait, la balance joue avec trop d'art, les abstractions se répondent trop bien l'une à l'autre. Cela ressemble à des équations algébriques.

Tout cela, bien entendu, n'empêche pas que Chimène et Rodrigue ne soient adorables, et qu'on n'ait mille fois raison, tout en étudiant de près le chef-d'œuvre, de s'en laisser enchanter et ravir.

Après Scudéry et l'Académie, pour clore ces débats, la parole est à Boileau d'abord, et à La Bruyère ensuite.

Boileau, avec grâce et avec amour, inspiré qu'il est par le sujet même, s'écrie :

En vain contre le Cid un ministre se ligue !
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Quant à La Bruyère, j'ai cité précédemment trois lignes de son jugement sur le Cid, mais il faut lire le passage tout entier : « Quelle prodigieuse distance, dit-il, entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier! Je ne sais s'il s'en est encore. trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration; il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique, qui ont tenté vainement de le détruire; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments, les Grands et le Peuple; ils s'accordent tous à le savoir de mémoire et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poèmes que l'on puisse faire; et l'une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet, est celle du Cid.

» Quant une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage, il est bon, et fait de main d'ouvrier. »>

SIXIÈME LEÇON

CORNEILLE EST REJETÉ VERS LES SUJETS
ANTIQUES. HORACE, ETC.

Corneille, découragé par les persécutions que lui avait attirées son chef-d'oeuvre, s'en retourna à sa province, dans son petit faubourg de Bapaume, à Rouen, et l'on put croire qu'il avait renoncé au théâtre. Balzac écrit à Chapelain, le 15 janvier 1639: « Corneille ne fait plus rien, Scudéry a du moins gagné cela en le querellant, qu'il l'a rebuté du métier, et lui a tari sa veine. Je l'ai, autant que j'ai pu, réchauffé et excité à se venger en faisant quelque nouveau Cid qui attire les suffrages de tout le monde; mais il n'y a pas moyen de l'y résoudre, et il ne parle plus que de règles, et que des choses qu'il eût pu répondre aux Académiciens, s'il n'eût point craint de choquer les puissances. »

Pendant trois ans il ne fit rien représenter.

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