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ne l'a jamais été avec plus de vigueur, plus de précision, ni plus d'éclat, que par celui-ci. C'est le coup de griffe du lion.

Au théâtre, il ne faut pas faire fi du lieu-commun. En général, c'est le lieu-commun qui saisit la foule, et par la foule il faut entendre tous les publics, aussi bien lettrés qu'illettrés. Que dit Polyeucte contre le paganisme? Des lieux-communs. Que disent Cinna et Maxime, pour et contre la démocratie? Des lieux-communs. Mais par le style ces lieux-communs deviennent resplendissants et éternels. L'éloquence et la poésie ne vivent bien souvent que de lieux-communs, autrement dit de vérités moyennes, qui flottent vaguement dans l'esprit de la foule et auxquelles le beau langage des orateurs et le style des poètes viennent donner la forme précise qui les tire au dehors et les révèle. Comme le coup de hache de Vulcain, selon la Fable, fit sortir du cerveau de Jupiter Pallas armée, étincelante, ainsi les grands poètes, à coups de style, font sortir de la tête du Peuple sa pensée revêtue d'une armure immortelle. Par cette sorte d'accouchement merveilleux, ils lui donnent des enfants plus beaux que lui, mais dans lesquels il se reconnaît.

HUITIEME LEÇON

RETOUR DE CORNEILLE AUX VOIES MODERNES

DON SANCHE D'ARAGON, ETC

Vous avez vu comment Corneille, en France, fut le père de la comédie aussi bien que de la tragédie; comment en même temps il avait conçu l'idée de fondre ensemble l'un et l'autre genre sous le nom de tragi-comédie, c'est-à-dire de faire des pièces mixtes, analogues à ce qu'on nomme aujourd'hui le drame: d'abord Clitandre, ensuite le Cid. Vous avez vu aussi quelle émotion et quelle émeute, quel enthousiasme d'un côté, de l'autre quelle tempête de critiques, cette dernière pièce, si neuve, si hardie, souleva contre son auteur. Le pauvre grand homme plia sous l'orage, et, laissant de côté les sujets modernes, revint aux sujets anciens, se jeta dans les bras des Romains.

Il fit toutefois, comme on l'a dit avec esprit, une Rome un peu castillane. Et, la plupart du tenips, sous le nom de Romains, c'était encore des Espaguols qu'il imitait: Sénèque et Lucain étaient de Cordoue. Chez l'un, il trouva le germe de Cinna; chez l'autre, les éléments de Pompée.

Cependant les sujets modernes l'attiraient. Polyeucte est sur la limite de la société antique et du moyen âge. Puis Corneille revint à l'Espagne moderne par Don Sanche d'Aragon, qui est la reprise de la veine du Cid. Le Cardinal était mort, et quatorze années s'étaient écoulées depuis ce triomphe trop éclatant. Il y a aussi Héraclius, où l'Espagne à son tour revint à Corneille, en la personne de Calderon: nous expliquerons ce point. Il y a encore, d'autre part, Nicomède qui est également une sorte de drame, où la familiarité et l'ironie se mêlent à la grandeur, dans ce genre mixte vers lequel l'instinct et le génie de Corneille le ramenaient toujours, et dont toujours les pédants l'écartaient.

C'est de ces trois pièces, Héraclius, Don Sanche, et Nicomede, et d'une ou deux autres encore, que je parlerai brièvement aujourd'hui.

Je dirai peu de chose d'Héraclius, tragédie curieuse cependant, qui contient des situations originales et de beaux vers, mais dont l'analyse serait pénible et obscure. Corneille lui-même avoue, avec nne naïveté où l'on croit voir percer une sorte

de contentement bizarre, que « ce poème est si embarrassé, qu'il demande une merveilleuse attention ».

Voltaire semble avoir cru, dans son Commentaire sur Corneille, que cette pièce était imitée de celle de Calderon qui a pour titre : « En cette vie tout est vérité et tout est mensonge. En esta vida todo es verdad y todo mentira. » Déjà on a réfuté l'erreur étrange de Voltaire au sujet du Cid de Diamante. Ceci est une nouvelle erreur, ou plutôt, pour dire le mot propre, une contre-vérité que notre très regretté maître et ami M. Viguier a également percée à jour dans une dissertation érudite et piquante, vrai modèle du genre, comme tous les écrits, trop rares, qui sont sortis de sa plume. Sur les indications données par Corneille dans la préface d'Héraclius, ce critique si fin nous fait assister, pour ainsi dire, à l'embryogénie de la pièce, à la formation et au développement des diverses parties qui la composent. La conclusion à laquelle il arrive et qu'il a rendue absolument évidente, c'est que l'inventeur, cette fois, est bien réellement Corneille; et l'imitateur, Calderon, qui a seulement ajouté à l'ouvrage toutes sortes de bizarreries, et nombre de complications nouvelles.

Il y en avait, cependant, déjà bien assez dans la tragédie de Corneille. Les situations, ai-je dit, sont originales; oui, mais parfois bien difficiles à comprendre. C'est, je crois, à cette pièce de Corneille

que Boileau fait allusion dans son Art poétique, lorsqu'il recommande au poète d'éviter un sujet trop compliqué

Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement nous fait une fatigue.

En effet, les vers et le style d'Héraclius se ressentent parfois de l'obscurité du sujet. Comme on demandait un jour à Corneille l'explication d'un certain passage dont les vers sont énigmatiques, <«< Tout ce dont je peux vous assurer, dit-il, c'est que, quand je les ai écrits, je les ai compris. » — Vous connaissez le mot attribué par plaisanterie à un autre grand poète dans une circonstance analogue: << Lorsque j'ai écrit ces vers, il n'y a que Dieu et moi qui les ayons compris. Aujourd'hui, il n'y a plus que Dieu. »>

Après Héraclius, qui est de 1647, mentionnons seulement, en 1650, Andromède, tragédie à machines et à décors, espèce d'opéra-féerie, tiré des Métamorphoses d'Ovide. Je n'en marquerai que le commencement et la fin. L'indication donnée par l'auteur pour le prologue est en ces termes:

« L'ouverture du théâtre présente de front aux yeux des spectateurs une vaste montagne, dont les sommets inégaux, s'élevant les uns sur les autres, portent le faîte jusque dans les nues. Le pied de cette montagne est percé à jour par une grotte

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