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La pièce est vraiment ennuyeuse. Il y a seulement çà et là quelques lambeaux de pourpre Cornélienne, quelques brillants passages, comme celui où Attila se glorifie d'être l'instrument de la colère céleste :

Ce Dieu dont vous parlez, de temps en temps sévère,
Ne s'arme pas toujours de toute sa colère;

Mais, quand à sa fureur il livre l'univers,
Elle a, pour chaque temps, des déluges divers :
Jadis, de toutes parts faisant regorger l'onde,
Sous un déluge d'eaux il abyma le monde ;
Sa main tient en réserve un déluge de feux
Pour le dernier moment de nos derniers neveux 1;
Et mon bras, dont il fait aujourd'hui son tonnerre,
D'un déluge de sang couvre pour lui la terre.

Le poète ingénu n'était sans doute pas mécontent de ces trois déluges, d'eau, de feu et de sang, mis en regard.

Attila parut en 1667, la même année que l'Andromaque de Racine: Corneille baissait, Racine montait. Mais, si Corneille ne lui eût frayé les voies, Racine se fût-il élevé si haut? Pour grand qu'il soit, il n'effacera jamais l'auteur du Cid. Disons donc avec madame de Sévigné : « Vive notre vieux Corneille! >>

1. Dies iræ, die illa
Solvet sæclum in favilla,
Teste David cum Sibylla.

La science, il est vrai, dit tout le contraire le monde, c'està-dire notre planète, périra, comme les autres, par le refroidissement, par l'extinction du feu central.

En résumé, chacune, ou peu s'en faut, des œuvres de ce grand poète est conçue dans un système différent; on ne peut assez admirer la variété et la fécondité de son génie: il semble qu'après s'être servi une fois d'un moule dramatique, il le brise, et en crée un autre, cherchant toujours ce qui est le plus propre à charmer, émouvoir, élever ses contemporains, ce qui est, selon la définition de Stendhal, l'essence même du romantisme.

Mais, quelles que soient cette variété et cette fécondité, combien eussent-elles été plus grandes encore si, au lieu d'être gênées par des règles arbitraires et par un système dramatique étroit et abstrait, elles eussent pu se déployer en toute liberté ! Nous avons vu comment les indignes persécutions soulevées par le succès du Cid firent que Corneille douta de lui-même, rebroussa chemin, quitta la voie moderne du drame tragi-comique; comment son romantisme s'effaroucha d'abord, se tempéra ensuite, au lieu de se développer et de pousser toutes ses branches. Sans cette misérable critique, suscitée par la jalousie du Cardinal et des poètes rivaux, Corneille eût suivi cette veine, au lieu de la quitter tout à coup, pour la reprendre quinze ans plus tard. Et alors combien son théâtre, le théâtre français tout entier, eussent été différents, plus appropriés à notre nation, plus sympathiques à nos mœurs, à nos sentiments, que les sujets grecs et romains!

Certes, Corneille et Racine ont su encore, tout en étant gênés par tant d'entraves, produire des œuvres admirables. Mais que n'eussent-ils pas fait l'un et l'autre, s'ils avaient été libres comme Shakspeare ou Guillem de Castro? Assurément le génie et le goût français n'eussent toujours pas été les mêmes que le génie anglais ou le génie espagnol; mais, précisément en restant français, notre théâtre aurait eu ses éclosions et ses floraisons naturelles; il eût porté ses propres fruits; il eût été tout à fait neuf, au lieu de ne l'être qu'au second degré, ou au troisième, timidement, et seulement dans les limites autorisées par l'abbé d'Aubignac, ou par M. Heinsius, « un si grand homme », ou par Aristote, plus ou moins faussé et rétréci.

En un mot, notre xvIe siècle aurait eu son Shakspeare; mais un Shakspeare français, travaillant pour un public français, un poète plus libre, plus hardi, plus moderne, héroïque et populaire à la fois, comme on l'entrevoit dans Don Sanche; idéal et national, comme on le devine dans Nicomede sous des noms romains; Corneille eût tenté dès lors et réalisé avec génie ce que Voltaire tenta plus tard, mais seulement avec esprit, avec adresse, et sans le grand souffle héroïque; il eût conçu et composé, il eût animé de son âme française et normande des drames tragicomiques, tirés de notre histoire; il les eût traités largement, avec l'heureux mélange du familier et

du sublime, du sourire et des pleurs. Le grand arbre eût poussé sans gêne et sans contrainte ses racines dans notre sol et sa tête dans notre ciel. Les destinées de notre théâtre, de notre poésie tout entière, du génie français lui-même, eussent été changées.

NEUVIÈME LEÇON

ROTROU.

SAINT GENEST.

Parmi les cinq poètes du Cardinal, il y avait trois médiocrités, Bois-Robert, Guillaume Colletet, l'Estoile, et deux jeunes gens de génie, Corneille et Rotrou. Une vive sympathie unissait ces deux nobles cœurs. Dans la grande lutte soulevée par le Cid, Rotrou soutint Corneille de son admiration. Et, même lorsque celui-ci parut céder à la tempête, Rotrou resta fidèle à la tragi-comédie qui, à peu près comme le drame de nos jours, représentait la vie humaine dans sa complexité, dans ses alternatives et dans ses contrastes, mêlait ensemble discrètement l'élément tragique et l'élément comique; ou, les faisant succéder l'un à l'autre, en tirait, par ces oppositions, des effets d'autant plus puissants.

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