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sable alors pour distinguer des choses qui ne pouvaient ni différer davantage, ni se toucher de plus près. Ce Pape ayant avancé, peut-être sans y bien réfléchir, que l'empereur (Frédéric 1") tenait de lui le bénéfice de la couronne impériale, ce prince crut devoir le contredire publiquement par une lettre circulaire; sur quoi le Pape voyant combien ce mot de bénéfice avait excité d'alarmes, prit le parti de s'expliquer, en déclarant que par bénéfice (beneficium) il avait entendu bienfait, ce qui est en effet la signification du latin.

Cependant l'empereur d'Allemagne vendait publiquement les bénéfices ecclésiastiques. Les prêtres portaient les armes, un concubinage scandaleux souillait l'ordre sacerdotal; il ne fallait plus qu'une mauvaise tête pour anéantir le sacerdoce, en proposant le mariage des prêtres comme un remède à de plus grands maux. Le Saint-Siége seul put s'opposer au torrent et mettre l'Eglise au moins en état d'attendre, sans une subversion totale, la réforme qui devait s'opérer dans les siècles suivants. Ecoutons encore Voltaire, dont le bon sens naturel fait regretter que la passion l'en prive si souvent.

« Il résulte de toute l'histoire de ces temps-là, que la société avait peu de règles certaines chez les nations occidentales; que les Etats avaient peu de lois, et que l'Eglise voulait leur en donner.» (VOLTAIRE, Essai sur l'hist. gén. t. I, ch. 30, p. 50.)

Mais parmi tous les Souverains Pontifes appelés à cette grande œuvre, Grégoire VII s'élève majestueusement

Quantum lenta solent inter viburna_cupressi.

(VIRG., Eclog., I, v. 26.)

Les historiens de son temps, même ceux que leur naissance pouvait faire pencher du côté des empereurs, ont rendu pleine justice à ce grand homme. « C'était, » dit l'un d'eux, a un homme profondément instruit dans les saintes lettres et brillant de toutes les sortes de vertus.» (LAMBERT d'Aschaffenbourg, le plus fidèle des historiens de ce temps-là; MAIMB., ibid., ann. 1071 à 1076.)

« Il exprimait, » dit un autre, « dans sa conduite toutes les vertus que sa bouche enseignait aux hommes (1); » et Fleury, qui ne gâte pas les Papes, comme on sait, ne refuse point cependant de reconnaître que Grégoire VII « fut un homme vertueux, né avec un grand courage, élevé dans la discipline monastique la plus sévère, et plein d'un zèle ardent pour purger l'Eglise des vices dont il la voyait infectée, particulièrement de la simonie et de l'incontinence du clergé. » (Discours sur l'hist. eccles., disc. 3, n. 17; et disc. 4, n. 1.)

Ce fut un superbe moment, et qui fournirait le sujet d'un très-beau tableau que celui de l'entrevue de Canosse près de Reggio, en 1077, lorsque ce Pape, tenant l'Eucharistie entre ses mains, se tourna du côté de l'empereur, et le somma de jurer, comme il jurait lui-même, sur son salut éternel, de n'avoir jamais agi qu'avec une parfaite intention pour la gloire de Dieu et le bonheur des peuples; sans que l'empereur, oppressé par sa conscience et par l'ascendant du Pontife, osât répéter la formule ni recevoir la communion.

Grégoire ne présumait donc pas trop de lui-même, lorsqu'en s'attribuant, avec la confiance ictime de sa force, la mission d'instituer la souveraineté européenne, jeune encore à cette époque et dans la fougue des passions, il écrivait ces paroles remarquables: « Nous avons soin, avec l'assistance divine, de fournir aux empereurs, aux rois et aux autres souverains les armes spirituelles dont ils ont besoin pour apaiser chez eux les tempêtes furieuses de l'orgueil. >>

C'est-à-dire je leur apprends qu'un roi n'est pas un tyran. - Et qui donc le leur aurait appris sans lui?

Les Papes ne disputaient point aux empereurs l'investiture par le sceptre, mais seulement l'investiture par la crosse et l'anneau. Ce n'était rien, dira-t-on. Au contraire, c'était tout. Et comment ce serait-on si fort échauffé de part et d'autre, si la question n'avait pas été importante? Les Papes ne disputaient pas même sur les élections, comme Maimbourg le prouve à l'exemple de Suger. (Hist. de la décad., etc; liv. III, ann. 1121.) Ils consentaient de plus à l'investiture par le sceptre ; c'est-à-dire qu'ils ne s'opposaient point à ce

(1) Othon de FresIngue, ibid. Le témoignage de cet annaliste n'est pas suspect.

que les prélats, considérés comme vassaux, reçussent de leur seigneur suzerain par l'investiture féodale, ce mère et mixte empire (pour parler le langage féodal), véritable essence du fief, qui suppose de la part du seigneur féodal une participation à la souveraineté, payée envers le seigneur suzerain qui en est la source, par la dépendance politique et la Joi militaire.

Mais ils ne voulaient point d'investiture par la crosse et par l'anneau de peur que le souverain temporel, ne se servant de ces deux signes religieux pour la cérémonie de l'investiture, n'eût l'air de conférer lui-même le titre et la juridiction spirituelle, en changeant aussi le bénéfice en fief; et sur ce point l'empereur se vit obligé de céder. (Ibid.) Mais dix ans après, Lothaire revenait encore à la charge et tâchait d'obtenir du Pape Innocent II le rétablissement des investitures par la crosse et par l'anneau [1131] tant cet objet paraissait, c'est-à-dire était important.

Il faut se placer au véritable point de vue, et l'on trouvera moins légère cette raisca alléguée dans le concile de Châlons-sur-Saône [1073] pour soustraire les ecclésiastiques au serment féodal, que les hommes qui consacraient le corps de Jésus-Christ ne devaient point se mettre entre les mains trop souvent souillées par l'effusion du sang humain, peut-être encore pur des rapines ou d'autres crimes. Chaque siècle a ses préjugés et sa manière de voir d'après laquelle il doit être jugé. C'est un insupportable sophisme du nôtre de supposer constamment que ce qui serait condamnable de nos jours, l'était de même dans les temps passés et que Grégoire VII devait en agir avec Henri IV comme en agissait Pie VII envers Sa Majesté l'empereur François II

On accuse ce Pape d'avoir envoyé trop de légats; mais c'est uniquement parce qu'il ne pouvait se fier aux conciles provinciaux; et Fleury, qui n'est pas suspect et qui préférait ces conciles aux légats (Hist. eccl., disc. 4, n° 11), convient néanmoins que si les prélats allemands redoutaient si fort l'arrivée des légats, c'est qu'ils se sentaient coupables de simonie et qu'ils voyaient arriver leurs juges. (Hist. eccl., 1. LXII, no 11.)

En un mot c'en était fait de l'Eglise, humainement parlant; elle n'avait plus de forme, plus de police, et bientôt plus de nom, sans l'intervention extraordinaire des Papes qui se substituèrent à des autorités égarées ou corrompues, et gouvernèrent d'une manière plus immédiate pour rétablir l'ordre.

C'en était fait aussi de la monarchie européenne, si des souverains détestables n'avaient pas trouvé sur leur route un obstacle terrible, et pour ne parler dans ce moment que de Grégoire VII, je ne doute pas que tout homme équitable ne souscrive au jugement parfaitement désintéressé qu'en a porté l'historien des révolutions d'Allemagne : « La simple exposition des faits, dit-il, démontre que la conduite de ce Pontife eut celle que tout homme d'un caractère ferme et éclairé aurait tenu dans les mêmes circonstances. » On aura beau lutter contre la vérité, il faudra enfin que tous les bons esprits en reviennent à cette décision. »

IV.

C'est Rome qui a conservé précieusement pour l'Europe et pour le monde toutes les helles et nobles idées élaborées par le grand peuple, purifiées par le christianisme, seules capables de façonner le cœur de l'homme et de donner de la vie, de la consistance, de la force, de l'avenir, du bonheur et de la gloire aux nations. Ces semences de civilisation moderne qu'elle gardait en dépôt, elle les a répandues à temps dans le monde, aussitôt que les terres, épuisées par la vieille civilisation païenne, eurent été remuées et renouvelées par le sabre des Barbares. Quand la violence de l'envahissement dictait ses ordres capricieux sans prendre la peine de faire des lois ou d'établir des tribunaux, où était la justice avec ses formes et ses garanties? elle s'était réfugiée à Rome; elle n'était pas ailleurs, et c'est là que nous avons été la chercher pour l'installer dans nos cours et dans nos tribunaux. Tandis que les peuples, poussés par leurs rois, se jetaient les uns sur les autres, se culbutaient et se massacraient dans la mêlée, qui faisait entendre des paroles de paix et de réconciliation ? c'était Rome. Ce fut Rome qui calma ces cœurs où fermentait la rage de la destruction; et quand, plus tard, les nations ayant pris leur assiette, étaient foulées sous le pied`

au despotisme vainqueur, à qui s'adressaient-elles? elles tournaient les yeux, elles étendaient leurs bras suppliants vers Rome, et Rome étendait son sceptre médiateur: elle ménaçait, au besoin elle frappait les tyrans; elle protégeait les peuples. Il n'y avait pas d'opprimé, si bas placé qu'il fût dans l'échelle hiérarchique ou sociale, qui ne fût assuré de trouver un refuge sous l'immense bouclier que Rome étendait sur l'Europe.

Le but que les Papes poursuivirent aussi sans relâche, comme princes temporels, fut la liberté de l'Italie qu'ils voulaient absolument soustraire à la puissance allemande mais dans le vrai ce fut une guerre entre l'Allemagne et l'Italie, entre l'usurpation et la liberté, entre le maître qui apporte les chaînes et l'esclave qui les repousse; guerre dans laquelle les Papes firent leur devoir de princes italiens et de politiques sages en prenant parti pour l'Italie, puisqu'ils ne pouvaient ni favoriser les empereurs sans se déshonorer, ni essayer même la neutralité sans se perdre.

Henri VI, roi de Sicile et empereur, élant mort à Messine, en 1197, la guerre s'alluma en Allemagne pour la succession entre Philippe, duc de Souabe, et Othon fils de Henri-Léon, duc de Saxe et de Bavière. Celui-ci descendait de la maison des princes d'Est-Guelfes et Philippe des princes Gibelins. (MURATORI, Antich. ital., in-4°, 1769, t. III, dissert. 51, p. 11.) La rivalité de ces deux princes donna naissance aux deux factions trop fameuses qui désolèrent l'Italie pendant si longtemps; mais rien n'est plus étranger au Pape et au sacerdoce: la guerre civile une fois allumée, il fallait bien prendre parti et se battre. Par leur caractère si respecté et par l'immense autorité dont ils jouissaient, les Papes se trouvèrent naturellement placés à la tête du noble parti des convenances, de la justice et de l'indépendance nationale. Tous les peuples sont convenus de mettre au premier rang des grands hommes ces généreux citoyens qui eurent l'honneur d'arracher leur pays au joug étranger; héros s'ils ont réussi, ou martyrs s'ils ont échoué, leurs noms traverseront les siècles. La stupidité moderne voudrait seulement accepter les Papes de ceite apothéose universelle et les priver de l'immortelle gloire qui leur est de comme princes temporels pour avoir travaillé sans relâche à l'affranchissement de leur patrie.

Harmonieux héritiers de la Grèce, illustres descendants des Scipion et des Virgile, vous à qui il ne manque que l'unité et l'indépendance, élevez des autels aux sublimes Pontifes qui firent des prodiges pour vous donner un nom.

Or l'autorité des Papes fut la puissance choisie et constituée dans le moyen âge pour faire équilibre à la souveraineté temporelle et la rendre supportable aux hommes.

Et ceci n'est encore qu'une de ces lois générales du monde qu'on ne veut pas observer et qui sont cependant d'une évidence incontestable.

Toutes les nations de l'univers ont accordé au sacerdoce plus ou moins d'influence dans les affaires politiques, et il est prouvé jusqu'à l'évidence que, de toutes les nations policées, il n'en est aucune qui ait attribué moins de pouvoirs et de priviléges à leurs prêtres que les Juifs et les Chrétiens. (Histoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, in-12, t. XV, p. 143. Traité hist. et dogm. de la relig., par l'abbé BERGIER, t. VI, p. 120.) Jamais les nations barbares n'ont été murées et civilisées que par la religion, et toujours la religion s'est occupée principalement de la souveraineté.

« L'intérêt du genre humain demande un frein qui retienne les souverains, et qui mette à couvert la vie des peuples: ce frein de la religion aurait pu être, par une convention universelle, dans la main des Papes. Ces premiers Pontifes, en ne se mêlant des querelles temporelles que pour les apaiser, en avertissant les rois et les peuples de leurs devoirs, en reprenant les excommunications pour les grands attentats, auraient toujours été regardés comme des images de Dieu sur la terre. Mais les hommes sont réduits à n'avoir pour leur défense que les lois et les mœurs de leur pays; lois souvent méprisées, mœurs souvent corrompues. « (VOLTAIRE, Essai, etc., t. II, chap. 60.)

Je ne crois pas que jamais on ait mieux raisonné en faveur des Papes. Les peuples, dans le moyen âge, n'avaient chez eux que des lois nulles ou méprisées, et des mœurs corrompues. Il fallait donc chercher ce frein indispensable hors de chez eux. Ce frein se trouva et ne pouvait se trouver que dans l'autorité des Papes. Il n'arriva donc que ce qui devait nécessairement arriver.

Et que veut dire ce grand raisonneur, en nous disant d'une manière conditionnelle que ce frein, si nécessaire aux peuples, aurait pu être, par une convention universelle, dans la main du Pape? Elle y fut en effet, non par une convention expresse des peuples, qui est impossible; mais par une convention tacite et universelle, avouée par les princes même comme par les sujets, et qui a produit des avantages incalculables.

Si les Papes ont fait quelquefois plus ou moins que Voltaire ne le désire dans le morceau cité, c'est que rien d'humain n'est parfait, et qu'il n'existe pas de pouvoir qui n'ait jamais abusé de ses forces. Mais si, comme l'exigent la justice et la droite raison, on fait abstraction de ces anomalies inévitables, il se trouve que les Papes ont, en effet, réprimé les souverains, protégé les peuples, apaisé les querelles temporelles par une sage intervention, averti les rois et les peuples de leurs devoirs, et frappé d'anathème les grands attentals qu'ils n'avaient pu prévenir.

C'était donc une idée tout à fait plausible que celle d'une influence modérée des Souverains Pontifes sur les actes des princes. L'empereur d'Allemagne, même sans Etat, a bien pu jouir d'une juridiction légitime sur tous les princes formant l'association germanique; pourquoi le Pape ne pourrait-il pas de même avoir une certaine juridiction sur tous les princes de la chrétienté? Il n'y avait là certainement rien de contraire à la nature des choses qui n'exclut aucune forme d'association politique.

Il y avait des moments bien honorables pour la cour de Rome. C'est encore Voltaire qui parle. Si les Papes avaient toujours usé ainsi de leur autorité, ils eussent été les législateurs de l'Europe. (VOLTAIRE, Essais, etc., t. II, chap. 60.)

Or, c'est un fait attesté par l'histoire entière de ces temps reculés, que les Papes ont usé sagement et justement de leur autorité assez souvent pour être les législateurs de l'Europe, et c'est tout ce qu'il faut.

Les abus ne signifient rien; car, « malgré tous les troubles et tous les scandales, il y eut toujours dans les rites de l'Eglise romaine, plus de décence, plus de gravité qu'ailleurs; l'on sentait que cette Eglise, quand elle était libre et bien gouvernée, était pour donner des leçons aux autres. Et dans l'opinion des peuples, un évêque de Rome était quelque chose de plus saint que tout autre évêque.

Mais d'où venait donc cette opinion universelle, qui avait fait du Pape un être plus qu'humain, dont le pouvoir, purement spirituel, faisait tout oublier devant lui? Il faut être plus qu'aveugle pour ne pas voir que l'établissement d'une telle puissance était nécessairement impossible ou divin. >>

L'influence des Pontifes romains, si heureuse dans ses efforts contre l'islamisme, s est exercée avec non moins de bonheur au milieu des nations chrétiennes pour le soulagement des calamités publiques et l'abolition de la servitude. Représentez-vous l'Europe, au moyen âge, telle que l'avaient faite l'ignorance, l'affaiblissement de l'autorité royale, l'esprit exclusivement guerrier des seigneurs. Alors, comme aujourd'hui, les peuples s'armaient contre les peuples, et le sang chrétien s'épuisait dans des combats sans fin. Alors encore, à défaut d'ennemis étrangers, l'on tirait le glaive contre ses voisins et ses proches. Chaque terre était un royaume; chaque manoir une forteresse; et des vassaux malheureux, froissés par le choc de prétentions rivales, payaient les frais de ces expéditions sanglantes. Au milieu de ces scènes de malheur, voyez le rôle devolu aux Souverains Pontifes; placés, par le respect des peuples et des rois, à la tête de la société chrétienne, ils se font médiateurs dans toutes les querelles. Dans la chaleur des discussions, parmi le tumulte des armes, ils font entendre une voix conciliatrice; et combien de fois, heureux pacificateurs, n'ont-ils pas ramené la concorde dans deux camps prêts à s'entrégorger? Admirez surtout leurs efforts pour abolir les guerres particuliculières, ou du moins en adoucir les rigueurs. Que de canons dressés, que d'anathèmes lancés par eux ou par les conciles tenus sous leur autorité, pour affaiblir et déraciner enfin cette coutume barbare! S'ils n'ont pas réussi tout d'abord, ils ont procuré du moins aux malheureux quelques jours de trêves et de repos; et la continuité de leurs efforts a obtenu, à la longue, un triomphe complet. Vous parlerai-je encore de leurs sévères remontrances aux rois oppresseurs? Les peuples, courbés sous un sceptre de fer, tournaient leurs regards vers le trône pontifical, et le Vicaire de

Jésus-Christ ne craignait pas de prêter à leurs lamentations la puissance de sa voix et l'autorité de la religion.

Nous ne rechercherons pas l'origine de cette influence extraordinaire que les Papes ont exercée sur les plus fiers potentats, bien qu'elle soit peut-être facile à découvrir. Cette influence est un fait notoire; elle était également reconnue par les peuples et par les rois; elle s'exerçait sans contestation sur l'Europe soumise; et, si l'on admet en principe l'action réciproque des Etats sur leurs destinées, suivant leurs forces respectives ou le caractère de leurs souverains, nous ne voyons pas ce que l'on trouverait à redire à l'intervention des Papes dans les affaires de la chrétienté, intervention réclamée, longtemps par l'opinion générale et toujours employée pour le bonheur public.,

La barbarie et des guerres interminables ayant effacé tous les principes, réduit la souveraineté d'Europe à un certain état de fluctuation qu'on a jamais vu, et créé des déserts de toutes parts, il était avantageux qu'une puissance supérieure eût une certaine influence sur celle souveraineté ; or, comme les Papes étaient supérieurs par la sagesse et par la science, et qu'ils commandaient d'ailleurs à toute la science qui existait en ce temps-là, la force des choses les investit, d'elle-même et sans contradiction, de cette supériorité dont on ne pouvait se passer. Le principe très-vrai, la souveraineté vient de Dieu, renfermait d'ailleurs ces idées, et il se forma enfin une opinion réellement universelle qui attribuait aux Papes une certaine compétence sur les questions de souveraineté. Cette idée était très-haute et valait mieux que tous nos sophismes. Les Papes ne se mêlaient nullement de gêner les princes sages dans l'exercice de leurs fonctions, encore moins de troubler l'ordre des successions souveraines, tant que les choses allaient suivant les règles ordinaires et connues; c'est lorsqu'il y avait grand abus, grand crime ou grand doute, que le Souverain Pontife interposait son autorité. Or, comment nous tirons-nous d'affaires en cas semblables, nous qui regardons nos pères en pitié? Par la révolte, les guerres civiles et tous les maux qui en résultent. En vérité, il n'y a pas de quoi se vanter. Si le Pape avait décidé le procès contre les ligueurs, il aurait adjugé le royaume de France à ce grand prince, à la charge par lui d'en professer la religion; il aurait jugé comme la Providence l'a jugé, mais les préliminaires eussent été un peu différents.

Il est bien important d'observer comment ces mêmes idées qui entraînèrent jadis des peuples barbares, ont pu réunir dans ces derniers siècles l'assentiment de trois hommes tels que Bellarmin, Hobbes et Leibnitz (2).

Et peu importe ici que le Pape ait eu cette primauté de droit divin et de droit humain, pourvu qu'il soit constant que, pendant plusieurs siècles, il a exercé dans l'Occident, avec le consentement et l'applaudissement universel, une puissance assurément très-étendue. Il y a même plusieurs hommes célèbres parmi les protestants qui ont cru qu'on pouvait aisser ce droit au Pape, et qu'il était inutile à l'Eglise si l'on retranchait quelques abus. (LEIBNITZ, Oper., t. IV, part. 11, p. 420.) »

La théorie seule serait donc inébranlable, mais que peut-on répondre aux faits qui sont tout dans des questions de politique et de gouvernement?

Personne ne doutait et les souverains mêmes ne doutaient pas de cette puissance des Papes, et Leibnitz observe avec beaucoup de vérité et de finesse a son ordinaire, que l'empereur Frédéric, disant au Pape Alexandre III, non à vous, mais à Pierre, confessait la puissance des Pontifes sur les rois, et n'en contestait que l'abus. (LEIBNITZ, ibid., p. 401.) Cette observation peut être généralisée. Les princes frappés par l'anathème des Papes, n'en contestaient que la justice, de mauière qu'ils étaient constamment prêts à s'en servir contre leurs ennemis, ce qu'ils ne pouvaient faire sans confesser manifestement la légitimité du pouvoir.

Voltaire, après avoir raconté à sa manière l'excommunication de Robert de France, remarque que l'empereur Othon III assista lui-même au concile où l'excommunication fut

(?) Les arguments de Bellarmin qui, de la supposition que les Papes ont la juridiction sur le spirituel, infère qu'ils ont une direction au moins indirecte sur le temporel, n'ont pas paru méprisables à Hobbes lui-même. Effectivement, il est certain, etc. (LEIBNITZ, Oper., t. IV, part. ui, p. 401, in-4a; Pensées de Leibnita, in-S, L. II, p. 406.)

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