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c'est la marche des grands hommes, qu'il faut tant d'histoires pour avoir du génie, faire de belles découvertes ou atteindre le sublime: « Le sublime naist avec nous et ne s'apprend point. Le seul art pour << y parvenir, c'est d'y être né. » (Long. 17)

Minos: Vous oubliez cette note trouvée par Foucher de Careil dans les manuscrits de Descartes: On peut ramener les maximes des sages à un très petit nombre de règles générales. Croyez-vous qu'il faut peu de temps et de travail pour rassembler, méditer, classer et transformer enfin en Règles de la Méthode ou en Règles de Morale, même provisoire, les maximes des sages ? N'est-ce pas l'application d'un précepte de Platon : « Laissons cette route; car pour moi notre recherche << ressemble à une route. Il vaut mieux revenir à celle où nous ont « déjà conduits les poètes, qui sont en quelque façon nos pères et nos << guides en fait de sagesse. » (11, 270) N'est-ce pas le moyen que Descartes recommandait à la princesse Elisabeth : « L'un de ces moyens [que la philosophie enseigne pour obtenir la souveraine félicité] qui me sem<< ble des plus utiles, est d'examiner ce que les anciens en ont écrit et << tâcher à renchérir par-dessus eux, en ajoutant quelque chose à leurs préceptes; car ainsi on peut rendre ces préceptes parfaitement siens et << se disposer à les mettre en pratique. » (Ix, 208) Êtes--vous convaincus

maintenant ?

Mison: Hélas! non.

Minos Prenez garde d'imiter ces esprits qui s'imaginent qu'ils savent en un jour tout ce qu'un autre a pensé en vingt années; St-Paul a dit: Éprouvez toutes choses, retenez ce qui est bon. (Thess 1, c. v, Vers 21) Locke ajoute: c'est un précepte qui vient du Père de la lumière et de la vérité. (De la cond. de l'entend. vi, п) Il n'y a rien de tel que l'expérience, mes chers amis, celle-ci n'est pas dangereuse. Essayez donc.

Mais, en attendant les résultats de votre propre expérience, voulezvous que nous cherchions quels sont ces génies supérieurs, ces grands hommes, ces plus honnêtes gens, ces bons livres, bons ouvrages, et véritables sources dont parle Descartes ?

Osmin: Ce serait une précieuse découverte.

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Minos Descartes cite peu d'auteurs: il voulait réagir contre l'abus que l'on faisait alors de l'autorité d'Aristote; néanmoins il cite assez souvent et toujours honorablement Socrate ; il ne craint pas de se prévaloir de son autorité et Baillet nous dit qu'il avait composé un traité : De Deo Socratis; rappelez-vous la phrase que je vous citais il y a un instant « Les premiers et les principaux dont nous ayons << les écrits sont Platon et Aristote... »; dans une lettre à Morus il écrivait : « ...Je n'ai pas fait difficulté d'être d'un sentiment contraire à <«< celui de ces grands hommes dont vous parlez: je veux dire Épicure, « Démocrite et Lucrèce; car j'ai vu que, bien loin de s'attacher à une << raison solide, ils se sont laissés entraîner aux préjugés communs de «< l'enfance. » (x, 198) Descartes cite Pappus, Diophante et autres mathématiciens ; il reconnaît à Archimède la gloire d'avoir appliqué la

Méthaphysique de la géométrie; il cite plusieurs fois Sénèque, il avait pris son" De vita beata ,, pour base ou prétexte de sa merveilleuse esquisse du Souverain bien; Baillet dit : « ...Dans divers passages de << ses œuvres, il indique assez clairement qu'il avait pris pour guides << en géométrie : Archimède; en astronomie et physique: Gilbert, Coper<< nic et Tycho-Brahé; en médecine : Vésale et Hervous; en morale: << St-Thomas qu'il appelle « cet angélique docteur » et les stoïciens, <«< auxquels il fait une allusion très claire dans les règles de sa morale « provisoire. » (11, 39) Dans ses lettres, Descartes écrit : « ...Képler a «< été mon premier maître en optique »; (vi, 161) il parle de Ramus, et le haut degré d'estime dont il honorait son brillant et infortuné précurseur perce à travers ses paroles : « Mais je demande ici à M. de Fer«< mat, et à M. de Roberval (et principalement à ce dernier ; car, puis<< qu'il occupe la chaire de Ramus, il doit répondre à cette question ou << avouer qu'il ne mérite pas ce poste...)» (x, 171) Cela n'a pas échappé à Bouillier qui écrit dans son "Histoire de la philosophie cartésienne,,: « A cette préoccupation constante du but et des applications pratiques << de la philosophie nous reconnaissons dans Ramus un précurseur de << Bacon et de Descartes. Remarquons aussi en lui un autre trait de l'es« prit moderne, l'union de la philosophie et des mathématiques, qu'il <«< étudia avec acharnement pendant 15 ans, et pour lesquelles par son << testament, il fonda une chaire au Collège de France. » (1, 10) Descartes écrivait à Mersenne : « Je vous remercie des qualités que vous avez << tirées d'Aristote; j'en avais déjà fait une autre plus grande liste, << partie tirée de Vérulam, partie de ma tête, et c'est une des premières «< choses que je tâcherai d'expliquer, et cela ne sera pas si difficile qu'on « pourrait croire, car les fondements étant posés, elles suivent d'elles« mêmes. » (vi, 93) « Vous désirez savoir un moyen de faire des expé«< riences utiles. A cela je n'ai rien à dire après ce que Verulamius en a «< écrit, sinon que sans être trop curieux à rechercher toutes les petites << particularités touchant une matière, il faudrait principalement faire << des recueils généraux de toutes les choses les plus communes, et qui «< sont très certaines, et qui se peuvent savoir sans dépense. » (vi, 182) Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que voilà des indications assez claires sur les honnêtes gens, les grands hommes, les génies supérieurs ?

Mison Non, non; vous ne me ferez jamais croire qu'un homme de génie s'attarde à ces minuties. Ou Descartes n'était pas encore Descartes, ou il se méconnaissait lui-même : « Il est certain que le génie << seul trouve l'art et que tous les efforts de l'art ne trouveraient jamais «<le génie. Un vraiment beau génie naît avec un sens droit, un goût <<< naturel qui lui font deviner les règles. »

Minos: C'est la théorie moderne; mais Baillet dit qu'à la mort de Descartes on trouva dans ses papiers « les recueils faits dans sa jeunesse << sous les titres: Parnassus - Olympica Democritica — Expérimenta Regia; » Descartes nous apprend qu'il avait continué, jusqu'à la fin de sa vie, cette méthode qu'il recom

Præambula Thaumantis

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mandait à son élève favorite, car il écrivait à un ami: « Je travaille << maintenant à composer un Abrégé de médecine, que je tire en partie « des livres et en partie de mes raisonnements, duquel j'espère me « pouvoir servir par provision à obtenir quelque délai de la nature, et << ainsi poursuivre mieux ci-après en mon dessein. » (vi, 413) Si cet illustre exemple ne vous suffit pas, il en existe beaucoup d'autres ; je vous citerai celui du grand homme qu'on a donné comme rival à Descartes avec autant de raison qu'on a opposé Descartes à Aristote : « La modestie », dit Dutens, « nous apprend à parler et à penser avec << respect au sujet des anciens, surtout quand nous ne connaissons pas << parfaitement leurs ouvrages. Newton qui les savait presque par cœur, << avait pour eux le plus grand respect, et les regardait comme des << hommes d'un grand génie et d'un esprit supérieur qui avaient porté << leurs découvertes en tout genre beaucoup plus loin qu'il ne nous « paraît à présent par ce qui nous reste de leurs écrits. » (11, 354) Croyez-le, je n'invente rien, ne me considérez pas comme un grand inventeur; je vous répète ce que j'ai entendu dire par des hommes plus savants et mieux placés pour connaître la vérité; tenez-moi compte seulement du désir de vous faire profiter des mes lectures.

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Descartes vous a dit combien d'huile et de peine il avait dépensé à lire et relire les écrits des Anciens; écoutez son historien le mieux documenté : « Selon Morhosius, si l'on savait parfaitement l'histoire de << la naissance des progrès de la philosophie et si l'on avait au moins « quelque connaissance des dogmes des anciens philosophes il serait << aisé d'y trouver les semences de tous les principes de Descartes... » << Foucher, le restaurateur de la philosophie académicienne, a mer<< veilleusement renforcé l'imagination de. ceux (L. Verjus, ·S. Sorbières «< · L. Crasso . G. Leibniz S. Foucher) qui veulent que la plus grande << partie des opinions métaphysiques de Descartes a été avancée par << Platon et les académiciens... » « D'autres savants ont cru que notre << philosophe avait voulu faire revivre la morale des stoïciens dans la << sienne (G. Leibnitz, Epist. M. F)... >> « Quelques-uns ont aussi « remarqué que dans Lucrèce, Cicéron, Sénèque et Plutarque il se << trouve des semences dont nous voyons les fruits dans les écrits « de Descartes. (N. Poisson pag. 205 · Plut. Vit. Num. ex Pithagor) » (Baillet, 11, 531, 2, 4, 5) Deux cents ans plus tard, Bouillier confirme et complète Baillet : « Clauberg a composé une logique où il se propose << d'allier les préceptes des anciens avec ceux des modernes, de là le « titre Logica vetus et nova, vel, noventiqua; elle est remarquable << par l'étendue du plan, la méthode, la clarté, le bon sens pratique des << préceptes et des exemples. Clauberg cite sans cesse, avec Bacon et << Descartes, Aristote, Platon, Plotin, St-Augustin, St-Thomas, Marsile « Ficin.» « Dans sa Censura philosophiæ Cartesianæ,, Huet s'efforça « d'abord de démontrer, en torturant l'histoire de la philosophie, qu'il << n'y a rien de nouveau dans Descartes, et qu'il a emprunté aux anciens << tout ce qui a quelque valeur dans sa métaphysique et sa physique... >> « Le spiritualisme de Descartes est sublime, dit Vico, mais il est pris

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« tout entier à Platon; l'Épicurisme, voilà selon lui le caractère de << tout ce qui lui appartient en propre, soit en physique, soit en métaphysique... En témoignage de cette tendance Épicurienne de Des<«< cartes, Vico allègue encore une preuve fort inattendue : celle du << grand nombre d'images tirées des choses matérielles dont Descartes << se sert dans ses Méditations. » « Huet et Vico supposent à Descartes «< une grande érudition qu'il aurait dissimulée pour cacher de nom<< breux larcins à l'antiquité et se donner faussement les airs d'un << novateur et d'un inventeur. » (Hist. de la phil. Cart. 1, 297, 594, 1, 594, 1, 43) Après les textes que je vous ai cités, je me demande comment on pouvait accuser Descartes de dissimuler? Mais laissons ce détail, voulez-vous un bon conseil ?

Osmin: Un bon conseil ne nuit jamais.

Minos: Et bien, redoublez d'attention quand vous rencontrerez un auteur qui tire un grand nombre d'images des choses matérielles. Osmin Pourquoi ?

Minos Je ne saurais le dire exactement, mais je m'imagine que ce grand penseur qui a réveillé toute l'Europe avait d'excellents motifs pour écrire au sujet des comparaisons : « Je prétends qu'elles sont le << moyen le plus propre pour expliquer la vérité des questions physi<< ques que l'esprit humain puisse avoir; jusques là que lorsqu'on << assure quelque chose touchant la nature, qui ne peut être expliquée << par aucune telle comparaison, je pense savoir, par démonstration, « qu'elle est fausse.» (vii, 284) Ces paroles me semblent confirmer et expliquer deux passages de ses œuvres inédites : « Les choses sen<«<sibles sont très propres à nous donner la connaissance des Olympi« ques. » « L'homme connaît les choses naturelles par analogie avec << celles qui tombent sous les sens. Le meilleur philosophe et le plus pro« fond est celui qui assimile avec le plus de bonheur les choses cher«< chées aux objets de l'expérience sensible. » (Fouch. de Careil, 16) Je ne puis m'empêcher de vous dire, comme le P. Poisson, que Descartes avait peut-être été frappé du passage de La République où Socrate dit : « Tu me fais là une demande à laquelle je ne puis répondre que << par une comparaison. Ce n'est pourtant pas ta coutume, ce me « semble, d'employer la comparaison dans tes discours? Fort bien. << Tu me railles après m'avoir engagé dans une discussion aussi diffi<< cile. Écoute donc la comparaison dont je vais me servir, et tu con<< naîtras encore mieux mon peu de talent en ce genre. » (vII, 297) Leibniz était de l'avis de Morhosius, Foucher, Huet, Vico, etc., car il a écrit: « Un de mes amis de Brême, m'ayant envoyé le livre de M. de << Sweling (qui y est professeur) contre la censure de cet illustre prélat <«< [Huet] pour en avoir mon sentiment, je répondis que la meilleure « réponse que messieurs les cartésiens pourraient faire, serait de pro<< fiter des avis de M. D'Avranches, de se défaire de l'esprit de secte, << toujours contraire à l'avancement des sciences, de joindre à la lecture << des excellents ouvrages de M. Descartes, celle de quelques autres << grands hommes anciens et modernes, de ne pas mépriser l'antiquité

« où M. Descartes a puisé une bonne partie de ses meilleures pen«<sées... » (Cous. mod. 75)

Mison reçues.

Personne ne l'admettra ; vous choquez toutes les idées

Minos: Mais cela ne choquera nullement ceux qui adopteront l'ancienne et véritable manière d'apprécier la science et les savants. Vous connaissez l'opinion de Pasteur, de Gœthe et de Cicéron sur ce sujet auquel les modernes attachent tant d'importance; écoutez celle de Descartes : « Mais pour les opinions et les maximes des philosophes, « aussitôt qu'on les dit on ne les enseigne pas pour cela. Platon dit << une chose, Aristote en dit une autre, Épicure une autre, Télésius, « Campanella, Brunus, Basso, Vaninus et tous les novateurs, disent << chacun diverses choses. Qui de tous ces gens-là enseigne à votre << avis, je ne dis pas moi, mais qui que ce soit qui aime la sagesse ? << Sans doute que c'est celui qui peut le premier persuader quelqu'un << par ses raisons ou du moins par son autorité. Que si quelqu'un, sans « y être porté par le poids d'aucune autorité ni d'aucune raison qu'il << ait apprise des autres, vient à croire quelque chose, encore qu'il l'ait << ouï dire à plusieurs, il ne faudra pas croire pour cela qu'ils la lui << aient enseignée; même il se peut faire qu'il la sache, pour ce qu'il est « poussé par de vraies raisons à la croire, et que les autres ne l'aient « jamais sue, quoiqu'ils aient été du même sentiment, à cause qu'ils << l'ont déduite de faux principes. » (vi, 147) Et Descartes se résume à la page suivante << Si vous savez quelque chose, elle est entièrement « à vous, encore que vous l'ayez apprise d'un autre; ...» le plus illustre et le plus fidèle des disciples de Descartes écrit : « Ceux qui << liront les ouvrages de ce savant homme, se convaincront pleinement « de ce que je dis de lui, pourvu qu'ils les lisent avec toute l'applica<< tion nécessaire pour les comprendre et ils sentiront une secrète joie << d'être nés dans un siècle et dans un pays assez heureux pour nous « délivrer de la peine d'aller chercher dans les siècles passés parmi les << payens et dans les extrémités de la terre, parmi les barbares ou les << étrangers, un Docteur pour nous instruire de la vérité, ou plutôt <«< un moniteur assez fidèle pour nous disposer à en être instruits. »> (Rech. de la vér. ш, 286) Cousin, que vous citiez tout à l'heure, dit : << Sans doute aujourd'hui nous savons que Socrate et Platon ont connu, « recommandé, pratiqué même la méthode de Descartes, la méthode « psychologique... et voilà pourquoi l'un et l'autre ont ému, entraîné, subjugué leurs contemporains et exercé sur l'esprit humain une <«< influence sans égale. » (Cousin Cart. 1x) Je crois que nous pouvons adopter sans crainte les conclusions de B. St-Hilaire « On a remar<< qué dès longtemps les analogies que la méthode de Platon présente << avec la méthode de Descartes. On peut conclure que Platon a com<< pris sa dialectique au sens même où nous comprenons aujour<«<d'hui la méthode d'après Descartes. » (Dict. Phil. 103) « Que Platon << conserve cette gloire impérissable d'avoir le premier posé le pro« blème et d'avoir vu de quelle importance capitale il est dans la

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