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vent avant les renvois 43, 48, 72, ainsi que les citations qui les accompagnent et vous devinerez pourquoi Descartes a écrit: « Quel<< ques hommes d'un grand esprit ont, dans ce siècle, essayé de rele<< ver cette méthode; car elle ne paraît autre que ce qu'on appelle du << nom barbare d'algèbre, pourvu qu'on la dégage assez de cette multi«plicité des chiffres et de ces figures inexplicables qui l'écrasent pour << lui donner cette clarté et cette facilité suprême qui, selon nous, doit << se trouver dans les vraies mathématiques. » (x1, 222) « Pour parler << librement, je suis convaincu qu'elle est supérieure à tout autre moyen «< humain de connaître, parce qu'elle est l'origine et la source de toutes « les vérités. » (x1, 218) Locke, Condillac, Condorcet, Napoléon et beaucoup d'autres confirment ce que Descartes a si brillamment débrouillé, expliqué et démontré. Malheureusement je ne suis qu'un piètre disciple car j'ai de la peine à marcher à tâtons.

Osmin: Souviens-toi des paroles de Socrate : « Oui, mon cher Phè<< dre. Mais il est encore bien plus noble de s'en occuper sérieusement, << et, s'aidant de la dialectique, quand on a rencontré une âme bien « préparée, d'y semer et d'y planter avec la science des discours capa<< bles de se défendre eux-mêmes et de défendre celui que les a semés, <«< et qui, au lieu de rester stériles, germeront et enfanteront dans d'au<< tres cœurs, d'autres discours qui, immortalisant la semence de la << science, donneront à tous ceux qui la possèderont le plus grand des << bonheurs de la terre. » (11, 399)

Minos: Merci, cher Osmin, ces paroles de Platon me redonnent courage et me rappellent celles qui précèdent : « Il se réjouira en voyant croî<< tre ces jeunes plantes, tandis que les autres hommes poursuivront << d'autres divertissements, passant leur vie dans les orgies et les autres << plaisirs semblables, ses jours s'écouleront dans l'amusement dont je « viens de parler. » (Ibid.)

Je crois que c'est la grande lumière qui m'éblouit, comme les prisonniers sortant de la caverne, aussi je n'hésite pas à vous assurer que la méthode de Socrate, Platon, Descartes, etc. est supérieure, non seulement au point de vue philosophique et scientifique, mais encore au point de vue pratique, positif et surtout au point de vue du bonheur. Mison Il faudrait, mon cher Minos, le démontrer clairement, car un de mes amis, auquel je répète quelquefois vos belles théories, me dit « sans façon et peut-être trop sans façon » que « la philosophie est usée, « surannée, que les pauvres gens qui voudraient s'en faire une règle de << conduite seraient de belles et bonnes poires, mûres à point pour être << savourées par nos Philistins modernes. Autrefois la force, la force « physique et brutale, régnait en maîtresse ; il est venu des gens intel<< ligents qui ont fini par faire triompher la force intellectuelle, la philo<«< sophie, la science, l'esprit, etc., etc. Mais aujourd'hui que cette force << intellectuelle a été poussée à l'extrême, elle a développé la roublar<< dise, l'amour-propre, l'égoïsme et le besoin de jouir beaucoup et vite. << Tout le monde se croit le plus malin de tous et veut rouler son voi

<< sin, dans un seul et unique but: se payer tout ce qu'il est possible << d'avoir »>.

Minos Nous devons être reconnaissants envers les personnes qui disent franchement leur façon de penser, car elles fournissent toujours quelque moyen de s'instruire; votre ami nous signale les inconvénients du trop ou du trop peu, mais nos maîtres les connaissaient, et ils nous ont avertis comme vous avez pu le remarquer au renvoi 54. Cependant lorsqu'on se coupe avec un couteau, lorsqu'on se noie en nageant, on ne se coupe pas parce qu'on a un couteau, on ne se noie pas parce qu'on a appris à nager, mais parce qu'on a commis quelqu'imprudence; car les couteaux, la natation et mille autres choses, au rang desquelles il faut mettre la philosophie, ont été créées, inventées, perfectionnées pour être utiles et non pour être nuisibles. Ce beau mot: philosophie n'a pas toujours été pris dans le même sens, ni appliqué aux mêmes études : il y en a plus d'une et plus d'une manière de s'en servir; cependant, l'ami de la sagesse doit d'abord et surtout éviter la folie et tout ce qui en approche. Est-ce par la sagesse ou par la folie qu'on arrive à de bons résultats? Peut-on dire, sans contradiction, que c'est la sagesse qui empêche de chercher et de trouver le vrai, le bien, le beau et le bon ? Dans ce bas monde il n'y a rien de parfait, tout est mêlé de bien et de mal, de vrai et de faux, de beau et de laid; mais, s'il y a une chose qui approche du bien, du beau et du vrai, il me semble que c'est La Méthode, qu'il ne faut pas confondre avec la ou les philosophies. Or c'est la Méthode que je vous recommande et non telle ou telle philosophie, bien que je sois absolument persuadé que celle de nos grands méthodistes est de beaucoup la meilleure. A la suite d'études irrégulières et incomplètes j'ai obtenu quelques résultats si extraordinaires, si incroyables, si palpables que je ne craindrais pas de renchérir sur Franklin. Ce Socrate moderne dit : « Si les coquins con<< naissaient tous les avantages de l'honnêteté, ils deviendraient hon<< nêtes par coquinerie. » Encouragé par son exemple, je vous dirai: Si ceux qui courent après la richesse, le bonheur et la volupté soupçonnaient la supériorité des plaisirs que procurent la Méthode et la Philosophie, ils deviendraient méthodistes et philosophes par amour du plaisir, du succès, et de tout ce qui peut rendre heureux. Malheureusement ce n'est que par une certaine routine que j'ai obtenu ces beaux résultats, aussi suis-je incapable de vous expliquer cela clairement.

Mison Toujours en retraite, comme les Parthes.

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Minos: Les Parthes ont vaincu les Romains, j'en accepte l'augure ; du reste ne craignez pas mes flèches, elles ne sont pas empoisonnées, au contraire. Mais il me semble, cher Mison, que votre ami exagère beaucoup ?

Mison: Que celui qui n'exagère pas lui jette la première pierre.

Minos: Raison de plus pour ne pas nous laisser tromper par des mots, voyons ce qu'il y a derrière : quel nom donneriez-vous à un homme qui mangerait tout ce que ses dents pourraient broyer, qui

boirait tous les liquides qu'il rencontrerait, qui s'habillerait avec tous les lambeaux d'étoffe tombés sous sa main?

Mison: La question est facile à poser, mais il n'est pas aussi facile d'y répondre.

Minos: Il en est de même pour beaucoup d'autres. Pour moi, je l'appellerais autruche, éponge, arlequin, fou, mais je ne l'appellerais pas homme, parce qu'il n'y en a jamais eu de pareil et il n'en existera jamais, car le poison ou les indigestions l'auraient vite exterminé ; de même il n'a jamais existé d'homme ou de femme cherchant ou acceptant tous les soi-disant plaisirs qui s'offrent à l'espèce humaine; tous choisissent, car tous s'aperçoivent très vite qu'il y a plaisir et plaisir et que beaucoup se métamorphosent en douleurs; tous choisissent plus ou moins bien, et cela n'est pas étonnant, parce que la difficulté est en général proportionnée à l'agrément ou à la beauté. Puisqu'il nous est permis de choisir, puisque c'est notre droit, notre devoir, pourquoi ne pas demander des renseignements à Socrate, Platon, Épictète, Descartes et à quelques autres qui ont approfondi cette étude? Lorsque nous voulons aller à un endroit que nous ne connaissons pas encore, nous demandons notre chemin au premier passant venu. N'hésitons pas à nous adresser à ces esprits supérieurs, ils nous apprendront : qu'il y a des choses nuisibles qui donnent de la joie, et d'autres qui sont utiles, bien que d'abord elles soient incommodes; des plaisirs trompeurs qui apportent peu d'agrément et beaucoup de douleur ; des plaisirs mélangés à peu près également de douleur et d'agrément; enfin des plaisirs purs qui ne contiennent aucunes traces de douleur.

Mison Ce qui est plaisir pour les uns, ne l'est pas pour tous.

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Minos Certainement, rien ne peut suppléer l'expérience et l'étude personnelle, c'est pourquoi ces maîtres bienveillants recommandent et enseignent la Méthode qui nous permet d'apprendre, après eux et avec leur aide, la nature, les causes et l'essence du plaisir et de la douleur. Descartes savait que la nature de tous les êtres les porte à rechercher le bien et à fuir le mal. (Épict. 437) Il n'ignorait pas que le bien est la fin de toutes les actions et que tout le reste doit s'y rapporter... (Plat. v, 268) Et son expérience personnelle lui avait prouvé qu'il n'y a pas de plaisir plus grand que celui que donne l'espoir de se rendre meilleur soi-même et ses amis. (Soc. Xén. 1, 27) Aussi il nous prodigue les enseignements, il les corrobore de son incontestable supériorité scientifique et philosophique; je les rapproche les uns des autres, selon le précepte de Socrate; à vous de tirer les conclusions : << L'honnête << homme n'a pas besoin d'avoir lu tous les livres, ni d'avoir appris soi<< gneusement tout ce qu'on enseigne dans les écoles. Il y a plus, son «< éducation serait mauvaise s'il avait consacré trop de temps aux lettres. << Il y a beaucoup d'autres choses à faire dans la vie, et il doit la diriger «< de manière que la plus grande partie lui en reste pour faire de belles << actions, que sa propre raison devrait lui apprendre, s'il ne recevait de << leçons que d'elle seule. » (x1, 333) « Si donc quelqu'un veut rechercher

« sérieusement la vérité, il ne doit pas s'appliquer à une seule science, <«< car elles se tiennent toutes et dépendent les unes des autres ; il ne doit « songer qu'à augmenter les lumières naturelles de sa raison, non pour « résoudre telle ou telle difficulté de l'école, mais pour que dans chaque <«< circonstance de la vie son intelligence montre d'avance à sa volonté le << parti qu'elle doit prendre. » (x1, 204) « Le but des études doit être de « diriger l'esprit de manière à ce qu'il porte des jugements solides et <«< vrais sur tout ce qui se présente à lui. » (x1, 201) « Je ne donne le nom de savant qu'à l'homme qui, par de longues études, par des efforts continuels, à su perfectionner son esprit et son cœur. » (x1, 46) Notez toutes les indications données par Descartes sur le but qu'il poursuivait dès sa jeunesse et sur les résultats qu'il avait obtenus : « J'ai été << nourri aux lettres... J'avais toujours un extrême désir... Je crus << fermement que par ce moyen... Pour tâcher de faire choix de la meil« leure... Je n'eusse su borner mes désirs... Je ne laisse pas de recevoir <«< une extrême satisfaction... Car j'en ai recueilli de tels fruits... Mais «< ce qui me contentait le plus... Et ainsi sans vivre d'autre façon... » Ajoutez-y ce passage de la fin du " Discours,, : « Car elles m'ont fait « voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort « utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on << enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle << connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres « des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi <«< distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos arti<< sans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages <«< auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et << possesseurs de la nature. » Passage confirmé dans sa lettre à Voët: << La philosophie que je recherche, ainsi que tous ceux qui ont conçu << pour elle une noble passion, est la connaissance des vérités qu'il <«< nous est permis d'acquérir par les lumières naturelles, et qui peuvent «< être utiles au genre humain il n'est pas d'étude plus belle, plus << digne de l'homme; il n'en est point qui puisse mieux servir notre << bien-être ici-bas. » (x1, 24) Direz-vous, Mison, direz-vous que les philosophes sont de « grands compositeurs de riens, pesant gravement << des œufs de mouches dans des balances de toiles d'araignées ? »

Mison: Ce n'est pas moi qui l'ai inventé.

Minos: Mais vous le pensez, vous le répétez; et cependant << quelle << plus belle entreprise! quelle plus noble occupation de la vie! » Descartes ouvrait la voie, il montrait le but, les résultats possibles des sciences qui s'occupent du monde matériel; mais il n'oubliait pas le monde intellectuel. « Celui qui suivra cette méthode verra qu'en peu << de temps il aura fait des progrès merveilleux, et bien supérieurs à <«< ceux des hommes qui se livrent aux études spéciales, et que, s'il n'a << pas obtenu les résultats que ceux-ci veulent atteindre, il est parvenu «< à un but plus élevé et auquel ses vœux n'eussent jamais osé pré«< tendre. » (xi, 204) « Le droit usage de la raison, donnant une vraie «< connaissance du bien, empêche que la vertu ne soit fausse; et même,

« l'accordant avec les plaisirs licites, il en rend l'usage si aisé, et nous << faisant connaître la condition de notre nature, il borne tellement nos « désirs, qu'il faut avouer que la plus grande félicité de l'homme dépend << de ce droit usage de la raison, et par conséquent que l'étude qui sert «< à l'acquérir est la plus utile occupation qu'on peut avoir, comme elle << est aussi sans doute la plus agréable et la plus douce. » (1x, 215) Si vous croyez que le bonheur réside dans la gloire ou ce qui y conduit, rappelez-vous les éloges que je vous ai cités, rapprochez-les de l'histoire qui montre les hommes les plus savants, les princesses les plus célèbres s'instruisant auprès de Descartes, les Rois et les Reines l'appelant à leur cour, les hommes riches et animés de l'amour du bien public mettant leur fortune à sa disposition, et vous reconnaîtrez combien j'avais raison de dire que Descartes a justifié ces paroles d'Orphée : « Je ferai l'homme prudent semblable au lion terrible pour les bêtes de «< la montagne et semblable à un démon familier aux peuples étonnés ; << je le rendrai respectable à tous les hommes et même aux Rois, qui << sont les élèves de Jupiter.» (xv) Si cette brillante perspective ne suffit pas à Mison ou à tout autre, qu'il y ajoute les promesses nuptiales de ce chantre héroïque qui sut, dit-on, charmer le ciel, la terre et les enfers.

Mison Elles ne sont pas à mépriser.

Minos Et encore moins l'auteur et l'inventeur.

Osmin: Mais si tous ceux qui sont incapables de traiter un sujet quelconque d'après les règles de la Méthode sont des sourds ou des aveugles, comme Platon l'insinue, ces merveilleuses perspectives sont réservées à un bien petit nombre d'élus.

Minos Parce que nous semblons ignorer que le Créateur, après avoir libéralement octroyé aux humains la vue, l'ouïe et les autres sens, comme des modèles, a voulu voir s'ils seraient capables de profiter de ses leçons et de faire pour leur esprit quelque chose de semblable à ce qu'il a fait pour les corps.

Mison Le monde est plein d'injustices et d'inégalités pour les corps comme pour les esprits !

Minos: Il y a certes beaucoup d'inégalités. Jusqu'à quel point dépendent-elles des causes divines ou humaines ? Il est difficile de le savoir, aussi prenons garde de confondre injustice et inégalité avec sagesse et variété; je doute qu'il soit donné à l'homme de comparer l'existence d'un chêne avec celle d'un rosier ou d'un modeste brin d'herbe, mais je suis certain que Celui qui donne à l'enfant le pouvoir de rire quand de grosses larmes perlent encore sur ses joues sait accorder d'équitables compensations à ceux qui semblent les plus malheureux; et, si on peut le dire sans blasphème, je suis non moins certain que le Créateur de l'idée du lit et de toutes les autres idées, au premier rang desquelles il ne faut pas oublier de compter la justice, a réglé ce qui concerne les esprits avec plus de soin et de justice que ce qui concerne les corps, les petits comme les grands.

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