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tout dire, il a paru bien plus sûr de confier l'éducation des jeunes âmes à des évêques qu'à des païens.

Nous ne rappellerons pas les discussions qu'a suscitées cette théorie, ni de quelle manière elle s'est trouvée promptement et péremptoirement décréditée. De pareilles controverses passent avec le moment.

Quoi qu'il en soit, au lieu de regretter l'étrange croisade prêchée naguère contre les Grecs et les Romains, nous sommes prêt, au contraire, à nous en féliciter. Car cette entreprise n'a nui, en définitive, ni aux Grecs ni aux Romains, et il se peut qu'elle ait pour dernier résultat de rendre populaire l'étude des Pères, où le xvIIe siècle révérait une connaissance réservée, où le xvin siècle dédaignait une connaissance cléricale.

Au xviie siècle, les Pères règnent dans la chaire. Écoutez un Bossuet, un Fénelon, un Bourdaloue; ce sont les Pères qui revivent dans la personne de ces orateurs inimitables, consacrent leur éloquence, inspirent leurs discours, dictent leurs écrits. Les traces des Pères sont les traces lumineuses qu'ils suivent sans dévier, à ce point qu'ils croiraient faiblir, s'ils ne s'appuyaient constamment sur ces maîtres des maîtres. Mais quittez le sanctuaire et ceux qui l'habitent; omettez Port-Royal et ses adeptes, Arnauld, le duc de Luynes, Tillemont; puis interrogez la foule des esprits, pénétrants d'ailleurs, cultivés, curieux de savoir. A part des exceptions assez rares, on ne lit guère les écrits des Pères; on les laisse comme en une arche sainte, à laquelle un prétendu respect empêche de toucher, respect d'ignorance, qui se convertit aisément en mépris.

« Un Père de l'Église, un docteur de l'Église, s'écrie quelque part La Bruyère, quels noms! quelle tristesse dans leurs écrits! quelle sécheresse, quelle froide dévotion, et peut-être quelle scolastique! disent ceux qui ne les ont jamais lus: mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité! s'ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse et d'esprit, plus de richesse d'expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l'on n'en remarque dans la plupart des livres de ce temps, qui sont lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs'. » Vainement le P. Bouhours, comme s'il eût voulu répondre au reproche de La Bruyère, publiera-t-il les Pensées ingénieuses des Pères de l'Eglise, pour faire suite aux Pensées ingénieuses des anciens et des modernes, déclarant « qu'il ne sait si l'esprit des Pères ne donne pas autant de poids à la religion chrétienne que le courage des martyrs. » Une aussi frivole apologie des Pères ne sera pas entendue, et ces grands hommes resteront uniquement les définiteurs du dogme et les représentants de la théologie. « Quiconque, dit Bossuet, veut devenir un habile théologien et un solide interprète, qu'il lise et relise les Pères. S'il trouve dans les modernes quelquefois plus de minuties, il trouvera très-souvent dans un seul livre des Pères plus de principes, plus de cette première séve du christianisme que

1. La Bruyère, Des Esprits forts.

dans beaucoup de volumes des interprètes nouveaux, et la substance qu'il y sucera des anciennes traditions le récompensera très-abondamment de tout le temps qu'il aura donné à cette lecture. Que s'il s'ennuie de trouver des choses qui, pour être moins accommodées à nos coutumes et aux erreurs que nous connaissons, peuvent paraître inutiles, qu'il se souvienne que dans le temps des Pères elles ont eu leur effet et qu'elles produisent encore un fruit infini dans ceux qui les étudient, parce qu'après tout, ces grands hommes sont nourris de ce froment des élus, de cette pure substance de la religion; et que, pleins de cet esprit primitif qu'ils ont reçu de plus près et avec plus d'abondance de la source même, souvent ce qui leur échappe et qui sort naturellement de leur plénitude, est plus nourrissant que ce qui a été médité depuis1. » Ce langage de Bossuet est le langage même de ceux qui l'entourent.

« Les Pères, observe à son tour Fénelon, étaient des esprits très-élevés, de grandes âmes pleines de sentiments héroïques, des gens qui avaient une expérience merveilleuse des esprits et des mœurs des hommes, qui avaient acquis une grande autorité et une grande facilité de parler. On voit même qu'ils étaient très-polis, c'est-àdire parfaitement instruits de toutes les bienséances, soit pour écrire, soit pour parler en public, soit pour converser familièrement, soit pour remplir toutes les fonctions de la vie civile. Sans doute, tout cela devait les rendre fort éloquents et fort propres à gagner les hommes.

1. Défense de la tradition et des saints Pères, liv. IV, ch. xvIII.

Aussi trouve-t-on dans leurs écrits une politesse, nonseulement de paroles, mais de sentiments et de mœurs, qu'on ne trouve point dans les écrivains des siècles suivants. Cette politesse, qui s'accorde très-bien avec la simplicité, et qui les rendait gracieux et insinuants, faisait de grands effets pour la religion. C'est ce qu'on ne saurait trop étudier en eux. Ainsi, après l'Écriture, voilà les sources pures des bons sermons 1. »

Au xvin® siècle, la tradition 's'en va de la chaire comme de tout le reste. Qu'a de commun Massillon avec ses prédécesseurs? Il cite encore les Écritures, mais non plus les Pères, quoiqu'il se pénètre de leurs maximes, et, après lui, évidemment l'abbé Poulle n'aura pas besoin de grands trésors d'érudition ecclésiastique pour prononcer avec agrément un sermon sur la bienséance. On ne saurait donc attendre des simples littérateurs, des gens du monde, une fréquentation dont les prédicateurs euxmêmes sont déshabitués. Aussi nous ne trouvons pas qu'au xvin siècle aucun écrivain ait mentionné les Pères, si ce n'est Voltaire, qui les injurie; car les doctes travaux de Dom Cellier ne devaient pas servir à ses contemporains 2.

Chose singulière ! C'est un laïque, un poëte, qui a restauré parmi nous le goût et l'étude des Pères. A une époque où la France épuisée cherchait où se prendre, et, lasse de superstitions, demandait des croyances, le Génie du

1. Dialogues sur l'éloquence. III.

2. Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, 1729

christianisme parut et fut accueilli avec une véritable reconnaissance. On eût dit que M. de Chateaubriand venait de signaler un continent sauveur à des naufragés longtemps battus par les flots. C'était plus qu'un nouveau continent; c'était la vieille terre de la foi; c'était la patrie que l'on revoyait, avec je ne sais quelle séduction de nouveauté et tout le prestige attendrissant du souvenir. On crut sortir d'un mauvais rêve. La majesté des temples, les cérémonies saintes, les dogmes et leurs enseignements consolateurs frappèrent les imaginations en les guérissant. Ce qu'on avait outrageusement rejeté comme un fétichisme, on l'accepta comme le dernier mot de la raison humaine affermie par l'épreuve, et les instituteurs fastueux de l'Encyclopédie parurent bien pâlissants en présence des Docteurs, des Confesseurs, des Pères, dont la mémoire avait pu être calomniée et reléguée, mais non pas abolie.

Le poëme des Martyrs compléta le salutaire effet produit par le Génie du christianisme. Les générations dų XIX siècle admirèrent le dramatique spectacle du paganisme, expirant malgré ses violences, aux prises avec une religion divine qui n'avait pour s'établir que sa douceur. Il leur sembla qu'elles assistaient au récit de leur propre histoire.

Sans doute M. de Chateaubriand n'avait convaincu personne; mais du moins il avait persuadé. Ces touches brillantes, ces notes harmonieuses, cette poésie mêlée d'encens suffisaient à gagner les cœurs et prévenaient les esprits, que plus de savoir eût rebutés. Il fallait aux yeux

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