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diens. Dès longtemps, du reste, la voix publique, toujours prête à opposer les grands hommes, soit par amour du parallèle et de l'antithèse, soit par une secrète envie qui, dès que s'élève un grand talent, se plaît à le rabaisser en lui cherchant un rival (1), avait rapproché les noms de Voltaire et de Crébillon. «< Voltaire, écrivait l'abbé Bonardy en 1726, est sorti de la Bastille et il doit passer en Angleterre pour faire oublier toutes ses sottises. Crébillon, au contraire, auquel on ne pensait plus guère, a donné au théâtre français Pirrus... » (2).

Quels que fussent, au fond, les sentiments de Voltaire, il continua de dissimuler, lorsqu'en 1731 la candidature de Crébillon se posa pour la seconde fois à l'Académie française. Le 11 juillet, le quatrième fauteuil devint vacant par la mort de François Leriget de la Faye (3). On poussa Crébillon, qui n'aurait sans doute rien fait de lui-même, et on le conduisit aux visites réglementaires dont il se serait bien passé. Voltaire s'en mêla, car il écrivait à Cideville à la date du 19 août : « Je menai hier M. de Crébillon chez M. le duc de Richelieu. Il nous récita des morceaux de son Catilina, qui m'ont paru très beaux. Il est honteux qu'on le laisse dans la misère : laudatur et alget ». Avait-il donc à cette époque une raison particulière de rendre justice à celui qu'il a trop souvent vilipendé ?

Crébillon, élu le 17 septembre, fut reçu en séance publique le jeudi 27. Il avait obtenu l'autorisation de composer en vers son discours de réception, singularité que l'usage n'a pas consacrée. Ce discours fut applaudi, cependant, et il le méritait à

(1) Neminem sine æmulo esse sinit (mot de Tacite). « Le public, dit Mercier (Tableau de Paris, t. X, p. 38), les balançant l'un par l'autre, se dégage ainsi d'un poids d'estime trop considérable ».

(2) Correspondance du président Bouhier, lettre de l'abbé Bonardy, déjà citée.

(3) Titulaires du quatrième fauteuil : Bacher de Méziriac, La Mothe le Vayer, Jean Racine, Valincourt, La Faye, Crébillon, Voisenon, Boisgelin, Dureau de la Malle, Picard, Arnault, Scribe, Octave Feuillet, Pierre Loti.

plusieurs titres. Sans entrer ici dans une appréciation détaillée (que nous donnerons en son lieu), nous devons relever ce vers si simple et si vrai : « Aucun fiel n'a jamais empoisonné ma plume », dont le public attesta la vérité par des applaudissements enthousiastes et unanimes (1). Pouvait-on mieux témoigner quelle estime on faisait du caractère de Crébillon? mais peut-être aussi, dans cette ovation, faut-il voir souligné le sentiment d'un contraste saisi avec empressement par les ennemis déjà nombreux de Voltaire. La satire contre Lamotte et l'épigramme contre Rousseau n'autorisent pas à conclure que le public se trompait, et que Crébillon nourrissait en son cœur la moindre rancune; mais il ne faudrait pas non plus accuser Voltaire sans preuves (2) d'avoir inventé cette satire et cette épigramme.

Nous avons vu que Moncrif, membre du Caveau, ami commun des deux poètes tragiques, était secrétaire du comte abbé de Clermont, Louis de Bourbon-Condé, qui se piquait de protéger les hommes de lettres. Est-ce par sa protection que Crébillon se vit offrir un logement dans le palais du Petit-Luxembourg? en tous cas l'offre fut faite, et Crébillon l'accepta, probablement à la fin de 1731 ou au commencement de 1732, puisque, au mois de mars, Voltaire écrit à Moncrif: «< Si vous rencontrez dans votre palais Rhadamiste et Palamède, ayez la bonté, je vous prie, de lui dire des choses bien tendres de la part de son admirateur ». A quelle date Crébillon renonça-t-il à jouir de cette faveur? Une lettre citée plus loin semble indiquer qu'il avait déjà quitté la maison de son protecteur au mois d'avril 1733; cette année même, du reste, le comte de Clermont obtint du pape l'autorisation de porter les armes, quoique engagé dans les ordres, et il partit pour l'Allemagne en 1734. Quel fut alors le domicile de Crébillon pendant deux

(1) De la Porte, Eloge historique, p. 42 et d'Alembert, Eloge.

(2) Ainsi que l'a fait M. Vitu, Notice, p. 15. Il est question de la Satire dans de la Porte, El. hist., p. 42.

ans; nous l'ignorons; l'Almanach royal mentionne son nom sans adresse. Le 11 avril 1733, nous le trouvons à Bercy mais nous ne pouvons décider s'il s'agit là de son domicile ordinaire out d'un séjour accidentel, bien que, d'après la lettre de Voltaire qui nous renseigne, la seconde hypothèse paraisse de beaucoup la plus vraisemblable.

Nous avons cru devoir grouper ici les quelques renseignements, de dates assez diverses, qui concernent le rôle de Crébillon à l'Académie : au milieu des complications de tout genre où nous entraînera le récit de sa lutte avec Voltaire, ces faits épars et de peu d'importance courraient risque de passer inaperçus ou d'entraver notre marche.

Le 9 décembre 1734, Crébillon lut à ses collègues un Eloge en vers du maréchal de Villars. Ce long morceau (130 alexandrins à rimes croisées), n'est vraiment pas digne de son auteur: constamment faible, négligé, peu correct même sur la fin, il laisse dans l'esprit cette impression fâcheuse que la gloire d'un très grand homme a fort mal inspiré son panégyriste.

En 1741, pour célébrer le cinquantenaire de la réception de Fontenelle, ses collègues le nommèrent par acclamation directeur pour le troisième trimestre. Crébillon lui adressa en séance publique, le 25 août, un compliment en vers (64 alexandrins) bien supérieur au morceau précédent, et qui ne manque pas d'esprit. Toutefois, en félicitant Fontenelle de ses dix-sept lustres, le poète veut qu'on le « condamne » « à dix lustres nouveaux »; heureux emploi du terme propre. Souhaiter encore cinquante ans de vie à un homme qui vient d'en avoir 84, peut en effet passer pour une vraie condamnation.

Trois ans après, Crébillon, directeur de l'Académie dut, à ce titre, complimenter Louis XV sur son retour à la santé. On sait que le roi, parti pour la guerre à l'instigation de la duchesse de Châteauroux, fit campagne en Flandre et se portait sur l'Alsace menacée, lorsqu'il tomba malade à Metz, le 8 août. Sa maladie dura environ un mois et demi, puis il revint de l'armée après la prise de Fribourg; parmi les triomphes qu'on

lui décerna, avec le surnom éphémère de Bien-Aimé, il faut compter sa visite à l'Académie, le mardi 17 novembre. Crébillon commença bien par lui adresser quelques mots en prose et ce compliment très court, assez élégant du reste, offre les qualités et les défauts du genre officiel. Mais il ne put se tenir d'y joindre une pièce de soixante-dix alexandrins; « quidquid tentabat dicere, versus erat ». Sans doute ce morceau n'a rien de remarquable, mais il ne vaut ni plus ni moins que toutes ces poésies de circonstance en l'honneur des Augustes et des Mécènes, où, de tout temps, les poètes sont obligés. Mince et pauvre littérature, en vérité; mais rappelons, pour être juste, qu'il ne convient pas de juger Corneille sur ses épîtres dédicatoires.

Quelques jours après (jeudi 26 novembre), Crébillon présentait au roi une seconde pièce de vers d'un ton léger et badin, supérieure à la précédente; on en trouvera plus loin l'appréciation détaillée.

Le 29 décembre de la même année, réception de deux nouveaux académiciens, les abbés Girard et de Bernis, en rempla. cement de deux autres abbés, MM. de Rothelin et Gédoyn. Crébillon répondit brièvement, en prose, aux discours des récipiendaires; il le fit avec tact et sans prétention. Cette harangue, assez bien tournée pour n'être pas indigne d'un directeur et de son auditoire, renferme quelques traits heureux, mais ce n'est pas un morceau remarquable. On ne pouvait faire moins, il était permis de faire mieux.

Un dernier compliment au roi, sur la campagne de 1745, en revient toujours aux mêmes louanges, aux mêmes protestations d'amour; écoutez plutôt : « Victorieux, adoré, digne de l'être, il ne manque à votre Majesté qu'un peu d'amour pour ellemême, pour une vie glorieuse, à laquelle la vie de tant de millions d'hommes est si tendrement attachée ». Tant il est vrai que :

Chanter son roi c'est chanter sa maîtresse :
Il faut toujours la louer, bien ou mal.

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Nommé censeur de la police en 1735 (1), Crébillon vint s'établir rue de Grenelle-Saint-Germain, où il demeura six ans (1735-1741).

Il était déjà censeur royal depuis deux ans. De la Porte affirme qu'il portait ce titre lorsque l'autre lui fut accordé, et quatre lettres de Voltaire (avril-juin 1733) prouvent qu'à cette époque il tenait en effet les ciseaux. A qui les devait-il? au comte de Clermont, sans doute, soucieux de placer ses protégés avant son départ. Mais alors qu'il dotait Moncrif d'une sinécure avantageuse en le faisant agréer comme lecteur de la reine, ce prince ne fournissait à Crébillon qu'un emploi pénible et peu lucratif.

Voltaire, qui se préparait à publier le Temple du goût, dut le soumettre à la censure dans les premiers jours d'avril 1733. Le 11, il écrit à Moncrif: « Ce grand lévrier de Crébillon fils a envoyé à son singulier père ce misérable Temple, pour être lu et approuvé. On prétend qu'on l'a remis ès-mains d'une vieille muse qui est la gouvernante de M. de Crébillon, et cette vieille a dit qu'elle ferait tenir le paquet, à Bercy. Ils disent que Crébillon laissera manger mon Temple par ses chats, et qu'il sera longtemps sans le lire. Cependant, si vous pouviez

(1) De la Porte, Eloge, p. 32, et Hallays-Dabot, Hist. de la censure, p. 76. M. Vitu donne 1736 et confond les deux censures. Fréron indique vaguement 1734 ou 35.

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