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"Vous l'avez deviné. Je serais bien faché que ce déjeuner parvînt jamais aux oreilles de l'Empereur, car, dans ce cas mon ami le garde-chasse serait dans de mauvais draps." "Croyez-vous que l'Empereur serait bien faché contre lui ?" "Ma foi, j'en ai bien peur; dans tous les cas, je crois bien qu'il ne lui confierait plus la garde de son gibier. Qui sait s'il ne me punirait pas moi-même, pour m'être ainsi régalé de si bon coeur à ses dépens." Vous avez sans doute bu à sa santé." J'avoue que c'est le moins que nous aurions dû faire, mais nous n'y avons pas pensé." 66 Eh bien !" lui dit alors le monarque," pourriez-vous deviner à votre tour qui je suis ?” Que sais-je moi. Vous êtes probablement un bon bourgeois de Vienne." "Oh! bien mieux que çà.” "Un négociant ?" "Mieux que çà, vous dis-je." "Un capitaine dans quelque régiment ?" "Mieux que çà.” "Seriezvous un géneral ?" "Mieux que ça.” "Un des ministres de sa Majesté ?" "Mieux que çà." "Quelque grand Seigneur de la cour ?" "Mieux que ça encore." "O ciel !" s'écrie alors d'une voix tremblante le jeune homme, en jetant sur l'auguste personnage des regards qui n'annonçaient que trop son étonnement. "Est-ce que...par hasard...vous...seriez ..l'Empereur ? « Vous l'avez deviné." Ces dernières paroles sont un coup de foudre pour le jeune inconnu. Le saisissement qu'elles lui ont causé est tel qu'il ne peut articuler un seul mot. Mais le monarque mit bientôt fin à son trouble; car, comme la voiture était alors arrivée à la porte de la ville, il le fit descendre, et lui donna quelques ducats, en lui disant avec bonté : "Mon ami, quand il vous arrivera encore de vous régaler aux déde votre Empereur, n'oubliez plus de boire à sa

pens santé."

DRAMATIC SCENES.

Scènes extraites du Bourgeois Gentilhomme.

Comédie de Molière.

[La scène est à Paris, dans la maison de M. Jourdain, qui veut se donner les airs d'un homme de qualité.]

M. Jourdain, en robe de chambre et en bonnet de nuit; un Maître de Musique, un Maître de Danse, un Elève du Maître de Musique, deux Laquais.

M. Jour. Hé bien, messieurs, qu'est-ce? Me ferezvous voir votre petite drôlerie ?

Le Mai. de Dan. Comment! quelle petite drôlerie ? M. Jour. Hé! là......comment appelez-vous cela ? votre prologue ou dialogue de chansons et de danse? Le Mai. de Dan. Ah! ah!

Le Mai. de Mus. Vous nous y voyez préparés.

M. Jour. Je vous ai fait un peu attendre; mais c'est que je me fais habiller1 aujourd'hui comme les gens de qualité, et mon tailleur m'a envoyé des bas de soie que j'ai pensé ne mettre jamais.2

Le Mai. de Mus. Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.

M. Jour. Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu'on ne m'ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.

Le Mai. de Dan. Tout ce qu'il vous plaira.

M. Jour. Vous me verrez équipé comme il faut,3 depuis les pieds jusqu'à la tête.

Le Mai. de Mus. Nous n'en doutons point.
M. Jour. Je me suis fait faire cette robe-ci.*

Le Mai. de Dan. Elle est fort belle. M. Jour. Mon tailleur m'a dit que les qualité étaient comme cela le matin.

gens de Le Mai. de Mus. Cela vous sied à merveille. 5 M. Jour. Laquais ! holà ! mes deux laquais ! Premier Laquais. Que voulez-vous, monsieur ? M. Jour. Rien. C'est pour voir si vous m'entendez bien. (au maître de musique et au maître de danse.) Que dites-vous de me livrées ?

Le Mai. de Dan. Elles sont magnifiques.

M. Jour. Laquais !

Premier Laquais. Monsieur.
M. Jour. L'autre laquais.

Second Laquais. Monsieur.

M. Jour. (ôtant sa robe de chambre.) Tenez ma robe. (au maître de musique et au maître de danse.) Me trouvez-vous bien comme cela ?

Le Mal. de Dan. Fort bien. On ne peut pas

mieux.6

M. Jour. Voyons un peu votre affaire."

Le Mai. de Mus. Je voudrais bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu'il vient de composer pour la sérénade que vous m'avez demandée. C'est un de mes écoliers qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.

M. Jour. Oui: mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier; et vous n'étiez pas trop bon vousmême pour cette besogne-là.

Le Mai. de Mus. Monsieur, ces sortes d'écoliers en savent autant que les plus grand maîtres, et l'air est aussi beau qu'il s'en puisse faire : écoutez seulement. (Il chante.)

Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême,

Depuis qu'à vos rigueurs vos beaux yeux m'ont soumis :
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,

Hélas! que pourriez-vous faire à vos ennemis?

M. Jour. Cette chanson me semble un peu lugubre; elle endort.

Le Mai. de Mus. Il faut, monsieur, que l'air soit accommodé aux paroles.

M. Jour. On m'en apprit un tout-à-fait joli il y a quelque temps. Attendez...là...Comment est-ce qu'il dit?

Le Mai. de Dan. Par ma foi, je ne sais.
M. Jour. Il y a du mouton dedans.
Le Mai. de Dan. Du mouton ?
M. Jour. Oui. Ah! (Il chante.)

Je croyais Jeanneton
Aussi douce que belle;
Je croyais Jeanneton
Plus douce qu'un mouton.
Hélas! hélas! elle est cent fois,
Mille fois plus cruelle

N'est-il pas joli ?

Que n'est le tigre aux bois.

Le Mai. de Mus. Le plus joli du monde.
Le Mai. de Dan. Et vous le chantez bien.
M. Jour. C'est sans avoir appris la musique.

Le Mai. de Mus. Vous devriez l'apprendre, monsieur, comme vous faites la danse; ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble. 9

Le Mai. de Dan. Et qui ouvrent l'esprit d'un homme aux belles choses.

M. Jour. Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?

Le Mai. de Mus. Oui, monsieur.

M. Jour. Je l'apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre; car, outre le maître d'armes qui me montre, j'ai arrêté" encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.

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Le Mai. de Mus. La philosophie est quelque chose; mais la musique ! monsieur, la musique !

Le Mai. de Dan. La musique et la danse... La musique et la danse, c'est là tout ce qu'il faut.

Le Mai. de Mus. Il n'y a rien qui soit si utile dans un état que la musique.

Le Mai. de Dan. Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.

Le Mai. de Mus. Sans la musique un état ne peut subsister.

Le Mai. de Dan. Sans la danse un homme ne saurait rien faire.

Le Mai. de Mus. Tous les désordres, toutes les guerres qu'on voit dans le monde, n'arrivent que pour n'apprendre pas la musique.

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Le Mai. de Dan. Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, les fautes des grands capitaines, tout cela n'est venu que pour ne savoir pas danser.

M. Jour. Comment cela ?

Le Mai. de Mus. La guerre ne vient-elle. pas d'un manque d'union13 entre les hommes ?

M. Jour. Cela est vrai.

Le Mai. de Mus. Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s'accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?

M. Jour. Vous avez raison.

Le Mai. de Dan. Lorsqu'un homme a commis une faute dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d'un état, ou au commandement d'une armée, ne dit-on pas toujours, "Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire ?" M. Jour. Oui, on dit cela.

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Le Mai. de Dan. Et faire un mauvais pas, peut-il procéder d'autre chose que de ne savoir pas danser ? M. Jour. Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.

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